Quelles perspectives pour penser et concevoir des Comptabilités de Gestion pour les Ecosystèmes
Propos introductifs : comptabilité et conservation, apports croisés
Dans notre deuxième chapitre, nous avons vu que l’agenda principal des comptabilités socio-environnementales CSE) est d’élargir le domaine de responsabilité et de gestion des organisations à de nouveaux enjeux environnementaux, et depuis peu à la biodiversité. Parallèlement à cette dynamique d’élargissement, nous avons montré l’émergence d’une dynamique plus récente de décentrement, notamment dans le cadre de nouvelles recherches sur la biodiversité et les écosystèmes. Les chercheurs en CSE s’efforcent de décentrer la réflexion comptable de l’entité habituelle qu’est l’organisation ou l’entreprise pour s’intéresser plus directement aux enjeux de gestion des problèmes environnementaux et analyser et imaginer ainsi des comptabilités « hors les murs » Gray, Brennan et Malpas, 2014). Ce faisant, ils découvrent peu à peu tout un ensemble de nouvelles formes de pratiques calculatoires qui se développent autour des écosystèmes et cherchent à trouver ou définir les contours de nouvelles entités comptables. Cette dynamique récente est révélatrice du fait qu’une progression continue de la CSE centrée sur les organisations, et plus particulièrement sur les entreprises, est une condition nécessaire mais non suffisante à la protection des écosystèmes. Les systèmes écologiques sont tels que leur conservation, leur restauration et leur gestion durable dépendent dans la grande majorité des cas d’interactions complexes entre plusieurs organisations. Ainsi, même des cadres de comptabilités ambitieux et pertinents pour rendre les entreprises comptables de leurs propres impacts sur la biodiversité ne sauraient suffire à eux seuls à répondre aux défis que pose leur prise en charge collective. Dans notre troisième chapitre, nous avons en effet montré que pour contribuer par la recherche et par la pratique à la conservation et la gestion durable des systèmes écologiques, il faut concevoir, mettre en place et gérer des formes diverses et originales d’action collective organisée Crozier et Friedberg, 1977), capables de prendre en charge efficacement les problèmes écologiques qui se posent sur les territoires. Nous nous sommes ensuite intéressé au développement de Systèmes d’Information Evaluative pour la Conservation SIEC) en nous demandant si leur conception et leur usage relevait déjà d’approches comptables. En plus des comptabilités de bilan des écosystèmes faiblement équipées pour accompagner la gestion des écosystèmes sur les territoires, nous avons vu qu’il existe un ensemble de SIEC conçus spécifiquement pour jouer un rôle clé dans de nombreux contextes de décision et d’action dont dépend la prise en charge des systèmes Quelles perspectives pour penser et concevoir des Comptabilités de Gestion pour les Ecosystèmes Chapitre 4 136 écologiques. Toutefois, nous avons suggéré que ces SIEC ne peuvent, en réalité, être considérés à ce jour que comme des comptabilités « partielles ». D’une part, ils ne sont pas pensés comme des comptabilités par leurs concepteurs ou alors uniquement dans leur dimension calculatoire. D’autre part, ils entretiennent une relation encore largement problématique et limitée avec les dimensions organisationnelle comment organise-t-on l’action et les responsabilités ?), institutionnelle quels principes pour attribuer les responsabilités et guider l’action ?) et politique quels processus et procédures de discussion des valeurs et des principes ?) de l’action organisée pour la conservation. Nous avons alors proposé de réinscrire les enjeux de conception et d’usage des SIEC dans la perspective du développement de comptabilités de gestion conçues pour guider la décision et la gestion collective des écosystèmes. Notre hypothèse est que cela permettra : 1) de compléter les comptabilités de bilan des écosystèmes existantes ; 2) de penser plus en profondeur la connexion entre les dimensions technique et scientifique des SIEC et leur dimension organisationnelle, pour renforcer leur capacité à générer des changements favorables à la biodiversité dans des contextes variés de décision et d’action.
Mobiliser la comptabilité critique pour équiper l’analyse des dimensions organisationnelles des systèmes comptables
Si dans la perspective de développement de CGpE il ne s’agit pas de proposer des comptabilités centrées sur les entreprises ou d’autres organisations existantes, et s’il ne s’agit pas non plus de proposer des modes d’évaluation standardisés des écosystèmes et leurs relations aux activités humaines, comment et pourquoi mobiliser la discipline comptable ? Dans cette section, nous souhaitons montrer que le rôle de la comptabilité comme pratique sociale et organisationnelle et comme enjeu théorique est précisément d’aider à définir, à faire exister et à rendre tangibles et fonctionnels des ensembles de relations entre les hommes. Ce sont ces relations, ces pratiques et ces actions collectives qui, lorsqu’elles sont articulées autour d’un ensemble d’enjeux et d’objectifs partagés, dans notre cas la prise en charge des écosystèmes, forment les « organisations » auxquelles nous nous intéressons ici, transversallement aux définitions juridiques ou économiques des organisations. En ce sens, nous pouvons dire que Domaine des Comptabilités de Ges2on pour% les Ecosystèmes
Présentation du champ de recherche de la comptabilité critique
Etudier la « comptabilité en action » Nous mobiliserons dans un premier temps des éclairages issus de la recherche en comptabilité critique qui, depuis plusieurs décennies, contribue à établir les fondements conceptuels et empiriques de l’étude des connexions entre les systèmes d’information comptable et l’action organisée. La fin des années 1970 voit naître un nouvel axe de recherche au sein du monde académique de la comptabilité, marqué par la création du journal Accounting Organizations and Society par A. Hopwood. L’une des caractéristiques principales de ce nouveau programme de recherche consiste alors à prendre de la distance avec des conceptions purement techniques ou instrumentales de la comptabilité, pour s’intéresser plutôt à elle comme phénomène social et organisationnel relations de pouvoir, dimension stratégique, contrôle, dimension normative, culturelle voire rituelle, etc.) Ahrens et al., 2008 ; Hopwood, 1976). Il s’agit d’écarter de raisonnements fonctionnalistes considérant que la relation entre la production de nouvelles méthodes de quantification et de nouvelles technologies comptables conduit nécessairement et directement aux objectifs organisationnels visés par leurs concepteurs. L’enjeu est alors de dépasser des formes statiques d’analyse pour s’intéresser plutôt aux « complexities of the evolving processes of accounting in action » Hopwood, 1976, p. 3), et pour considérer avec attention « the diversity of organizational linkages which ground accounting and other information and control systems into the ongoing processes of organizational life » Hopwood, 1983, p. 297). Avec ce programme de recherche, la comptabilité devient ainsi un objet d’étude sociologique. La comptabilité s’est développée pour répondre aux besoins de gouvernance et de gestion des ordres marchands et économiques qui se sont succédé au cours de l’histoire et dans le fonctionnement des organisations, principalement les entreprises, qui y jouent aujourd’hui un rôle déterminant Soll, 2014). Max Weber est considéré comme le premier auteur à avoir porté un regard sociologique sur la comptabilité en considérant que l’invention de la comptabilité en partie double au XVe siècle était bien plus qu’une simple technologie marchande. Pour lui, cette invention et son utilisation étaient également « paradigmatic of a pervasive formal-legal rationality that was increasingly calculative in nature » Power, 1996, p. 1). Werner Sombart a par la suite complété la thèse de M. Weber, en suggérant qu’en rendant possibles des formes de Chapitre 4 140 calculs économiques abstraits, l’invention de la comptabilité en partie double avait été une condition nécessaire de l’émergence du capitalisme moderne Ibid). L’avantage technologique procuré par cette invention, mais aussi la forte valeur symbolique rattachée à son pouvoir de rationalisation, auraient contribué à l’émergence d’organisations et d’opérations marchandes spécifiques au capitalisme moderne et à ses formes de rhétorique et de légitimation : « Double entry bookkeeping created new categories for classifying and evaluating business transactions. It helped organize and make sense of the business world : once established it altered those transactions by changing the ways business men interpreted and understood them » Carruthers et Espeland, 1991, p. 36).