Quantifier l’incidence des flux financiers illicites sur le développement durable
Circuits d’effet des FFI : difficultés empiriques et méthodologie
L’analyse proposée dans le présent chapitre s’appuie sur les preuves existantes d’un effet de freinage de l’investissement exercé par les FFI sur la croissance économique (Ndiaye, 2009 ; Fofack and Ndikumana, 2010 ; Ndikumana and Boyce, 2011 ; Mevel et al. 2013 ; Salandy and Henry, 2013 ; Dachraoui and Smida, 2014 ; Ndikumana, 2014 ; Nkurunziza, 2014 ; Ndiaye and Siri, 2016). Elle adopte cependant une démarche plus nuancée, centrée sur la maîtrise des FFI comme moyen d’accroître la productivité. Même en présence de taux de croissance économique élevés, la transformation structurelle et les gains de productivité se sont révélés insuffisants pour promouvoir le développement humain. La transformation structurelle est un processus complexe qui nécessite un mixte d’accumulation de capital humain et physique et de qualité institutionnelle (North, 1994 ; Hall and Jones, 1999). La qualité institutionnelle désigne, d’une part, les règles d’une société qui apportent des certitudes quant aux investissements et, d’autre part, un système d’institutions qui établit des règles, des normes et le cadre « dans lequel les individus accumulent des compétences et les entreprises accumulent du capital et réalisent une production » (Hall and Jones, 1999:84 ; voir North, 1994 ; Vitola and Senfelde, 2015). On trouve diverses conceptions de la transformation structurelle. La littérature récente a souligné le rôle exercé par la croissance de la productivité pour parvenir à la transformation structurelle dans divers secteurs. On relève chez certains auteurs de nouvelles conceptions du changement structurel qui s’intéressent à la réaffectation de la main-d’œuvre vers les secteurs productifs (McMillan et al., 2014 ; Martins, 2019 ; Mühlen and Escobar, 2020). En fait, peu d’études étudient la responsabilité des FFI dans la diminution des investissements favorisant une augmentation de la productivité sectorielle et intersectorielle. Usman et Arene (2014), à titre d’exemple, montrent que la fuite des capitaux corrèle négativement avec la croissance du secteur agricole et qu’elle est influencée par l’instabilité macroéconomique et politique. Rapport 2020 sur le développement économique en Afrique 150 Les principaux circuits par lesquels les FFI influent sur la croissance de la valeur ajoutée, l’augmentation de la productivité et le développement socioéconomique, d’après la littérature, sont l’accumulation de capital, l’investissement et les recettes publiques. C’est principalement le circuit de l’investissement qui est analysé dans le présent chapitre pour expliquer le niveau de productivité dans les différents pays africains. Les effets négatifs que le manque de recettes publiques et la mobilisation réduite des ressources intérieures peuvent avoir sur le développement social sont surtout analysés au chapitre 6. Le cadre théorique du présent rapport et les conclusions des chapitres précédents conduisent à inclure deux facteurs supplémentaires, le préjudice institutionnel et la durabilité environnementale, qui constituent des éléments transversaux pour expliquer l’incidence des FFI sur le développement durable. Les FFI font baisser le taux d’accumulation du capital en réduisant les investissements privés qui auraient pu financer les nouvelles technologies de production, les nouvelles machines et les processus de production innovants qui sont nécessaires pour augmenter la productivité du travail (voir notamment Ndiaye, 2009, 2014 ; Fofack and Ndikumana, 2010 ; Ndikumana, 2014 ; Nkurunziza, 2014). Slany et al. (2020) vérifient tout d’abord le lien entre formation de capital et fuite des capitaux attesté par la littérature, pour montrer l’existence d’une corrélation négative. Toutefois, ce lien semble être soumis à d’autres variables qui influent aussi bien sur la formation de capital que sur la fuite des capitaux. Une pénurie de capitaux provoquée par les FFI augmente le taux d’intérêt intérieur et peut accentuer la pression sur le niveau élevé de service de la dette extérieure qui caractérise nombre de pays africains. En outre, la dépréciation de la monnaie nationale qui peut résulter des sorties de capitaux a aussi pour effet d’accroître le coût de l’investissement et de réduire le niveau de l’investissement productif et de la croissance de la productivité (Ampah and Kiss, 2019). Plutôt que de mesurer les liens entre la dette extérieure et les FFI, le présent chapitre en évalue les incidences sur le développement en partant de la littérature existante (Ndikumana and Boyce, 2018 ; Ampah and Kiss, 2019). Par ailleurs, l’incidence potentiellement négative sur les importations, imputable à des revenus plus faibles, risque d’accentuer les contraintes de balance des paiements et de réduire le taux d’accumulation de capital.
Corrélation des flux financiers illicites avec de moins bons résultats sur le plan du développement durable
Moins d’investissements productifs pour la transformation structurelle Les résultats des régressions concernant l’incidence de la fuite des capitaux sur la variable dépendante de la productivité, qui mettent en évidence l’inclusion des variables de substitution de la qualité institutionnelle et des termes d’interaction, sont présentés au tableau 9. Un terme d’interaction exprime l’effet sur une variable dépendante d’un changement dans la variable d’intérêt et dépend du niveau d’une troisième variable explicative. Les résultats donnent à penser que la perte d’investissements productifs par la fuite de capitaux tous facteurs inclus réduit sensiblement la productivité dans tous les secteurs en Afrique. Le résultat est robuste indépendamment des spécifications du Rapport 2020 sur le développement économique en Afrique 158 modèle et de l’inclusion de termes d’interaction différents. La dépendance à l’égard des ressources naturelles, mesurée par la part de la valeur ajoutée du secteur extractif et du secteur des services d’utilité publique en proportion de la valeur ajoutée totale, n’a pas en soi d’incidence sur l’ampleur des répercussions négatives des FFI, même si c’est dans le secteur extractif que les FFI sont le plus prononcés (Slany et al., 2020). Le cadre institutionnel est plus important pour expliquer la mesure dans laquelle les FFI sont préjudiciables aux investissements dans les capacités productives. Plus le niveau de fragilité étatique est faible, plus le climat général des affaires est stable et moins les FFI ont d’effet négatif direct sur la productivité (tableau 9, colonne 2). Une moindre fragilité étatique, une corruption plus maîtrisée et une meilleure qualité des institutions du secteur financier favorisent directement la productivité en diminuant les coûts de transaction des activités économiques et en permettant une plus grande efficacité économique. Une comparaison avec la sous-facturation des exportations en tant que valeur de substitution aux FFI, qui représente le circuit commercial de la fuite des capitaux, montre que la corruption joue un rôle important pour expliquer les effets dommageables des FFI sur la productivité en raison des actes de corruption et de contrebande (Slany et al., 2020). Les FFI ont des effets multiplicateurs sur la productivité du travail liés au circuit de l’effet de freinage de l’investissement et au circuit des dépenses publiques. Des niveaux plus élevés en ce qui concerne la formation de capital et l’éducation primaire favorisent nettement la productivité. Néanmoins, la maîtrise de la corruption contribue davantage à expliquer le niveau de productivité, car elle revêt une plus grande signification statistique. La régression est capable d’expliquer entre 40 % et 60 % de la variation de la productivité du travail ; le modèle permet donc d’appréhender une bonne partie des variations de la productivité du travail sur l’échelle de temps (la question de savoir en quoi la maîtrise des FFI peut être associée directement à des résultats plus favorables dans les domaines de l’éducation et de la santé, par un effet d’accélération sur le capital humain, est étudiée au chapitre 6). En outre, s’agissant des indicateurs supplémentaires des FFI, l’activité criminelle dans le secteur extractif (représentée par l’indicateur de la criminalité liée aux ressources non renouvelables de l’indice du crime organisé du projet Renforcer la lutte contre le crime organisé transnational en Afrique (Enhancing Africa’s Ability to Counter Transnational Organized Crime − ENACT) est aussi étroitement liée à des niveaux plus faibles de formation brute de capital fixe.