METHODES DE RECHERCHE QUALITATIVES DANS LA RECHERCHE ORGANISATIONNELLE
Les spécialistes des sciences humaines font généralement la distinction entre la recherche quantitative et la recherche qualitative (Strauss, 1987). Cette distinction trouve son origine dans l’histoire de certaines disciplines comme la sociologie et l’anthropologie sociale. En sociologie, les différentes tendances disciplinaires depuis la Deuxième Guerre Mondiale ont préféré les questionnaires et d’autres méthodes d’enquête pour la collection de données et leur traitement statistique. En anthropologie, l’analyse qualitative des données empiriques est la façon de base de conduire une recherche. Dans sa définition, la recherche qualitative recouvre une gamme de techniques interprétatives qui décrivent, décodent et traduisent la signification de phénomènes qui se manifestent dans le monde social (Van Maanen, 1988; Van Maanen, 1995; Van Maanen, Dabbs, & Faulkner, 1982). Le terme «méthodes qualitatives» a généralement été employé pour qualifier les recherches dans des domaines comme l’ethnographie, la psychologie clinique et organisationnelle, la sociologie de la « grounded theory », ou la sociologie historique. Cette méthodologie a été développée pour réduire la distance entre la théorie et les données via des symboles linguistiques. Les chercheurs qui appliquent les méthodes qualitatives de recherche le font parce qu’ils considèrent les phénomènes sociaux comme particuliers et ambigus plutôt que clairement définis et réplicables. Ces chercheurs ont tendance à accentuer les contextes situationnels et structurels, par contraste avec les chercheurs d’avantage quantitatifs, dont le travail est multivarié, mais qui ignore souvent le contexte. La description est l’acte fondamental de la collecte de données dans la recherche qualitative. Elle essaye de construire une carte de la théorie de recherche en « y entrant» au sens physique et intellectuel. La recherche qualitative consiste en la description des processus sociaux émergents. Elle peut être décrite comme un mélange du raisonnable, de l’intuitif et du fortuit, où l’engagement personnel du chercheur et ses expériencesjouent un rôle important dans la collection et l’analysedes données. Il existe une quantité substantielle de littérature sur le processus de la recherche qualitative (Burgelman, 1985 ; Eisenhardt, 1989; Glaser & Strauss, 1967; Schein, 1987; Van Maanen, 1988; Van Maanen, 1995; Van Maanen et al., 1982; Yin, 1984). La plupart des chercheurs qui ont écrit sur le sujet reconnaissent que le processus de construction d’une théorie avec des données qualitatives est en grande partie inductif: contrairement à l’approche hypothético-déductive des méthodes quantitatives (Eisenhardt, 1989). Tandis que les chercheurs quantitatifs ont souvent critiqué la validité d’une théorie développée par des méthodes qualitatives, les chercheurs qualitatifs ont soutenu que le rapport intime avec la réalité empirique, c’est-à-dire l’ancrage de la théorie sur des données empiriques, permet le développement d’une théorie testable et valable. Certains chercheurs ont soutenu que ce dont la recherche avait besoin c’était de théories plus utiles (Mintzberg, 1979). Les théories «utiles », selon eux, peuvent être plus facilement produites à travers une recherche inductive que par des méthodes purement hypothético-déductives utilisées par les chercheurs quantitatifs. La raison en est la suivante : tandis que la recherche déductive peut être considérée comme scientifiquement valable, elle est, dans la plupart des cas, concentrée sur la confirmation (ou l’infirmation) d’une hypothèse ou d’une théorie existante, c’est-à-dire de quelque chose de déjà connu. La recherche inductive essaye, de son côté, de découvrir quelque chose de nouveau en s’éloignant du terrain déjà balisé par un grand saut créatif. Selon Mintzberg (1979), les méthodes quantitatives sont trop étroites pour permettre de réellement creuser les complexes questions organisationnelles. La richesse intrinsèque du matériel est souvent perdue. Dans beaucoup de cas, seules subsistent des descriptions superficielles qui 175 négligent les facteurs sous-jacents qui pourraient aider à expliquer le comportement managérial et organisationnel (Kets de Vries & Perzow, 1991). Dans la recherche qualitative, peu d’interprétations sont faites d’un comportement observé sans le mettre dans son contexte approprié. Cette «contextualisation », cependant, n’est pas réalisable de loin et nécessite que les chercheurs s’impliquent dans le cadre de la recherche. Les chercheurs qualitatifs 01an Maanen, 1979) soutiennent que leur méthode d’enquête diminue la distance créée par les chercheurs quantitatifs entre les principes généraux, postulats du comportement observé dans les organisations, et les explications spécifiques déterminées par le contexte des acteurs sociaux, qui proposent les raisons sous-jacentes à leur comportement. En somme : mesurer ce que nous voyons n’explique pas forcément ce qui se passe vraiment. Les sujets étudiés ont souvent leur propre vie et culture dans laquelle ils sont profondément ancrés et que le chercheur doit interpréter correctement avant de pouvoir tirer des conclusions sur leur comportement. Les chercheurs organisationnels commencent à découvrir que la culture spécifique qui entoure les sujets étudiés, et dont la connaissance est cruciale pour la compréhension de facteurs organisationnels, est ancrée dans le contexte organisationnel Cette culture est composée de modèles distincts de pensées et d’actions, ainsi que de phénomènes spécifiques à chaque organisation. Une vue télescopique sur une construction isolée ne donne pas d’explication suffisante sur le pourquoi du comportement spécifique d’une organisation et de ses membres. La recherche qualitative se distingue ainsi des méthodes quantitatives. Elle tente de réduire au minimum la théorisation a priori des faits, dans le but d’éviter de biaiser les faits émergents afin de les adapter à une théorie déjà existante. 8.1.2. La « Grounded Theory }} L’approche de la «grounded theory» à l’analyse qualitative a été développée par Glaser et Strauss au début des années 1960. Elle a puisé dans deux écoles de recherche et de pensée antérieures : d’abord celle du Pragmatisme Américain (en particulier les travaux 176 de John Dewey, mais aussi ceux de George H. Mead et Charles Peirce) qui met l’accent sur l’action et les situations problématiques et sur la nécessité de concevoir une méthode se situant dans le contexte-même de la résolution du problème ; ensuite celle de la tradition sociologique de l’Université de Chicago entres les années 1920 et 1950, qui a abondamment utilisé les observations de terrain et les entretiens intensifs comme techniques de collecte de données et qui a, par ailleurs, conduit une recherche importante sur la sociologie du travail. Ces traditions, aussi bien philosophiques que sociologiques, ont placé l’interaction sociale et les processus sociaux au centre de leurstravaux. La démarche méthodologique de la «grounded theory» concernant les données qualitatives consiste à développer une théorie, sans référence particulière à des données spécifiques, lignes de recherche ou intérêts théoriques quelconques. Il ne s’agit pas réellement d’une méthode ou d’une technique spécifique, mais bien plutôt d’un style d’analyse qualitative qui inclut quelques particularités, comme la collecte d’échantillons théoriques, et certaines directives méthodologiques, comme la pratique de comparaisons constantes et l’utilisation d’un paradigme de codage pour assurer le développement conceptuel et la densité de la recherche. Le terme de «grounded theory» a été inventé par Glaser et Strauss (1967) « à cause de l’accent mis sur la génération même de la théorie à partir des données sur lesquelles cette théorie est ancrée» (p. 22). La «grounded theory» se fonde sur une analyse systématique et intensive des données, souvent phrase par phrase, ou expression par expression des notes empiriques, d’une interview ou de tout autre document, par une comparaison constante. Une grande quantité de données est rassemblée et codée, produisant ainsi une théorie construite. La méthode prescrit une comparaison constante de ces données et de la théorie, en commençant par la collecte des données sur le terrain. Elle souligne l’importance de l’émergence de catégories théoriques à partir des données empiriques, et ainsi la construction progressive et la mise à l’épreuve continue aussi bien de la collecte des données et de la théorie. L’objet de ce type d’analyse n’est pas tant de rassembler et d’organiser une grande quantité de données, mais d’organiser les nombreuses idées qui émergent de l’analysede ces données.
. Le paradigme clinique : une approche différente
Un autre avantage de la recherche qualitative par rapport à la recherche quantitative touche au phénomène de la rationalité humaine et de ses limites. Dans cet esprit, une des méthodes les plus significatives de recherche vient de Cyert & March (1963), March & Simon (1958) et Simon (1945) et a été confirmé plus tard par Allison (1971) avec son analyse de la Crise de Missiles Cubaine. Leur travail souligne les limites cognitives de la rationalité dans le processus décisionnel, étant donné l’accès limité des managers aux informations et leurs capacités, également limitées, de traitement. Ces chercheurs ont noté que de nombreuses décisions reposaient, en fin de compte, sur des questions de jugement et non des faits, les managers étant influencés par les coalitions constanunent changeantes dans l’organisation. Ils différencient ainsi l’homme économique, rationnel, de l’homme psychologique, irrationnel, et ajoutent ensuite un troisième personnage plus réaliste: l’homme administratif, d’une rationalité limité (<< boundedly rational »). Cette dernière personnalité, sachant qu’il ou elle est incapable d’atteindre à la perfection dans 178 son processus décisionnel. s’efforce de trouver la solution la plus appropriée, aUSSI rapidement que possible et dans le contexte limité qui prévaut : autrement dit, il ou elle fait ce que les chercheurs appellent un « satisfice», une création langagière à mi-chemin entre «donner satisfaction» et « sacrifier ». Avec l’apparition de cette théorie et son développement dans les domaines de la psychologie et la sociologique organisationnelle, le mythe de l’être humain en tant qu’acteur raisonnable est devenu caduc. De même, la recherche quantitative, qui suppose constantes la plupart des variables tout en mesurant un simple construit, s’est révélée moins suffisante pour expliquer les variations du comportement des individus en état de flux constant et qui sont continuellement sous l’influence d’une myriade de fà.cteurs nonmesurables. Cette incompatibilité perçue par les chercheurs entre les méthodes de recherche existantes et les vrais êtres humains les a incités à développer une nouvelle approche de recherche plus à même de tenir compte de la complexité inhérente du comportement humain. Le paradigme clinique a été développé en réaction aux limitations de la théorie de l’acteur rationnel. Tandis que les sciences de gestion parlent de choix raisonnables, un certain nombre de travaux supposent que les leaders organisationnels ne sont pas forcément rationnels (Amado, 1995; Bawn, 1987; Hirscbhorn, 1990; Jaques, 1974; Kets de Vries & Miller, 1987; Kets de Vries, 1980; Zaleznik, 1989; Zalezoik & Kets de Vries, 1975; Zaleznik, Kets de Vries, & Howard, 1977). Ces chercheurs ont souligné l’importance des facteurs « irrationnels» de motivation des principaux responsables et qui peuvent avoir des conséquences non négligeables dans le processus de management. Ils ont émis l’hypothèse selon laquelle un grand nombre de modèles de gestion se sont avérés des échecs pour ne pas avoir pris en compte ces forces irrationnelles.