La réplique de l’appel de l’être
Pour Heidegger, « C’est l’appel seul de l’être qui installe l’homme dans son être.» 195 Ce qui revient à dire que c’est par la réplique à l’appel de l’être que l’homme devient homme. Être homme signifie, répondre à l’appel de l’être. Que veut dire ici « appeler » ? Quel sens donnons-nous à l’écoute de l’être comme réponse de l’appel ? Enfin, quel est le destin destinal de l’homme ? Autant de questions qui nous aideront à aller vers le sol ferme de l’être. 1. Le sens de « appeler » Traditionnellement « appeler » signifie faire signe ou apostropher par la voix ou par un geste. Il est synonyme d’adjurer et en anglais, on dit : « to call ». Appeler veut dire aussi téléphoner. Appeler renvoie enfin à nommer, (exemple : J’ai décidé d’appeler mon chien Rocky) à donner un nom ou à rendre nécessaire (exemple : Cette provocation appelle une réaction). Mais appeler ici signifie convoquer, revendiquer. « Comment parler d’un appel, d’une revendication sans préciser de quoi ou de quelle interpellation il s’agit ? Pour Husserl, la conscience vide n’existe pas, elle est toujours transitive, intentionnelle, conscience de quelque chose. Il en va de même de l’appel. Il est toujours appel de quelqu’un au monde, de quelqu’un ou de quelque chose. Qui ou quoi appelle ? Personne n’est en mesure de répondre à tous les appels.» 196 Heidegger nous dit que le Dasein est convoqué à l’écoute de l’Ereignis. « C’est dans la revendication de l’être, que l’homme est vu comme ‘‘ek-sistant’’.» 197 L’être revendique le Dasein au rôle d’un interloqué, d’un répondeur. Répondre à l’appel de l’être, c’est être présent à l’être. « La manière selon laquelle l’homme dans sa propre essence est présent à l’être est l’instance extatique dans la vérité de l’être.» 198 L’homme jouit d’un privilège insigne celui de demeurer dans l’éclaircie de l’être. Au sujet de ce privilège, Heidegger dira : « L’homme est cet ‘‘être-jeté’’, dans la vérité de l’être, pour qu’en ‘‘ eksistant ’’ l’étant apparaisse comme l’étant qu’il est.» 199 Plus loin, Heidegger dit : « Parce que l’être fait advenir l’homme comme celui qui ‘‘ ek-siste ’’ pour la vérité de l’être, l’essence de l’homme devient, en contrepartie, essentielle pour la vérité de l’être.» 200 Dès lors, l’homme n’est dorénavant plus compris comme le « fondement-jeté » de l’éclaircie (Être et Temps), mais comme celui qui se tient en elle et qui lui est redevable de son propre être. L’appel de l’être est donc essentiel pour l’homme qui devient non seulement un collaborateur de l’être mais plus encore en son Dasein se tient la vérité de l’être à laquelle il doit correspondre. Ce qui revient à dire que par la réponse à la revendication de l’être, le Dasein devient le lieu où peut se déployer l’évènement de l’être : l’Ereignis. Il se fait gardien de la vérité de l’être : il est le berger de l’être et sa vérité. L’idée fondamentale de la pensée de Heidegger est que l’être a besoin de l’homme et que l’homme n’est, à son tour homme que pour autant qu’il se tient dans l’ouverture de l’être. C’est, en effet, l’ouverture à l’être qui est constitutive de l’homme et qui le caractérise. L’être vient à l’homme sous la forme de don et de retrait, de surgissement dans toute sa fraicheur, de pur déroulement, de déploiement de soi, de simple advenir. Ce qui conduit à affirmer que : « Cette expérience en est une qui s’offre à l’homme de manière insigne et qui a même besoin de lui, car, sans lui, cette ouverture, cette échappée de l’être ne serait pas. Mais l’homme ne contrôle pas cette échappée. Il y est (d’où son nom de Da-sein), il en est, étant lui-même brusque surgissement, in-quiète éclosion dans l’ouvert du présent.» 201 Le Dasein est le « là » (l’ouverture) de l’être. Il est essentiellement ouverture et en tant qu’ouvert, il ouvre et découvre. « Le Dasein peut s’ouvrir à lui-même dans et comme son pouvoir-être le plus propre. C’est précisément cette ouverture authentique qui manifeste le phénomène de la vérité la plus originaire sous le mode de l’authenticité.»
L’écoute de l’être
Ecouter, c’est déjà parler, car l’écoute est la forme la plus simple et la plus haute de la parole. Or, la parole n’est rien d’autre que : « l’enchaînement selon une signification de l’intelligence disposée de l’être-au-monde. » 203 Devant cette assimilation de la parole à une activité humaine, d’autres soulignent au contraire que le verbe de la parole est d’origine divine. Le début de l’Evangile selon Saint Jean, appelé aussi prologue de Saint Jean, nous enseigne qu’au commencement était le Verbe. L’extériorisation orale de la parole est la langue. « A la langue parlée, écrit Heidegger, appartiennent comme possibilités l’écoute et le silence. Ce n’est que par ces phénomènes que s’éclaire pleinement la fonction constitutive de la parole pour l’existentialité de l’existence.» 204 Plus clairement dit, il existe une étroite et originale relation entre la parole, l’entendre et l’intelligence, et cette relation permet de dire que l’écoute est constitutive de la parole. Car, en effet, lors d’une écoute, lorsque nous ne saisissons pas « correctement » ce qui est dit par autrui, ne disons-nous pas de façon « inopinée » que nous n’avons pas entendu ? Assurément. Heidegger dira : « ce pouvoir-écouter est ce qui fonde et rend possible quelque chose comme tendre l’oreille.» 205 Tendre l’oreille est dès lors un genre d’être de l’écoute ententive. Si tel est le cas, alors ne pouvons-nous pas affirmer avec force que nous écoutons parce que non seulement nous entendons, mais également parce que notre être est essentiellement ententif ? La réponse de Heidegger à cette interrogation semble être simple, concise et précise. Ecoutons-le à présent comme à l’époque de Être et Temps en 1927 avec une oreille attentive : « le Dasein en tant qu’il est essentiellement ententif est d’emblée auprès de l’entendu » 206 , puis aussitôt un peu plus loin, il complète en disant : « seul celui qui entend déjà peut être à l’écoute.» 207 Si écouter nécessite d’abord et avant tout une entente, si le Dasein vit dans une entente pré-ontologique et vague de l’être, alors l’écoute de l’être revient à penser à l’être et à partir de l’être en ce sens que « la pensée est en même temps pensée de l’être, en tant qu’appartenant à l’être, elle est à l’écoute de l’être.» 208 En d’autres termes, l’écoute de l’être nous invite à une vigilance de l’être, c’est-à-dire à veiller sur l’être. C’est en outre se laisser convoquer, revendiquer, appeler par l’être en vue de la vérité de l’être lui-même. De cette façon, l’être destine l’homme à quelque chose de sublime et d’élevé, c’est-à-dire à la vérité de l’être lui-même. Ainsi, l’homme ne paraît-il pas comme le berger qui dresse sa silhouette dans la plaine ? Autrement dit, l’homme devient le berger de l’être. Que signifie l’expression : « l’homme est le berger de l’être » 209 ?
Le destin destinal de l’homme
Dans Être et Temps, strictement, le destin (Geschick) signifie le mode propre de l’historicité commune à un « peuple », une « génération » : une « vocation » historique, comme la manière d’assumer au présent, à partir de l’à-venir fini, un héritage. L’ « histoire de l’être » est pensée comme « destin de l’être » à partir de la radicalité épochalité de l’être. Pour le philosophe de Messkirch, l’être, est certes mystérieux, mais il se transmet à l’homme qu’autant qu’advienne l’éclaircie de son propre être. C’est la raison pour laquelle il a affirmé : « l’être est le destin de l’éclaircie » 215. Dans ce destin216, l’être se donne et se refuse à la fois. Le rapport essentiel de l’homme à l’être à l’intérieur de la relation de l’être à l’essence de l’homme est désigné sous le nom de « déchéance » par Heidegger. Ainsi, l’expression, « déchéance » exclut toute implication ou désignation morale, de la même manière que les termes « authenticité » et « inauthenticité ». En effet, « ils désignent cette relation extatique de l’essence de l’homme à la vérité de l’être qui reste encore à penser avant toute chose, parce qu’elle est jusqu’ici demeurée celée à la métaphysique ».