LA FONCTION CAPITALISTE DU GRAND COMMERCE
Le terme capitalisme employé ici possède une dimension sociale et historique propre, préférée et retenue à celle d’Economie de marché, expression couramment employée depuis les années 1980 en sciences économiques et sociales. Immanuel Wallerstein désigne l’économie-monde européenne comme un système voué, par certains types de production et d’échange, à l’accumulation illimitée du capital, ceci pour servir à la réussite d’un dessein social particulier ou collectif. Par les masses de capitaux en circulation, par le besoin toujours renouvelé de crédits, par les immenses profits générés par les négoces maritimes, grand commerce et capitalisme sont indispensables comme indissociables l’un de l’autre. Ce caractère propre au capitalisme marchand explique sa vocation universelle, c’est-à-dire «sa propension à s’étendre à l’ensemble de l’espace mondial en tirant parti de l’hétérogénéité de cet espace». C’est pourquoi le grand commerce est synonyme de cosmopolitisme, d’ouverture sur les mondes lointains, en dépit de phases périodiques de rejets. Cette caractéristique fondamentale apparaît d’ailleurs encore incomprise ou volontairement honnie par les milieux marchands de France au XVIIe siècle. Jean Eon, marchand nantais proche de Richelieu, commet en 1647 dans son Commerce honorable une virulente dénonciation du commerce étranger dans le royaume, mais reconnaît aussi que « le commerce des marchandises étrangères est toujours le meilleur et le plus grand profit ».
Cela ne signifie pas pour autant que ce soit le capital qui commette l’essor du grand négoce. Quand un secteur de la vie économique s’anime, se développe comme le commerce au loin, c’est alors et pas avant que le capital le rejoint pour y prospérer en son sein. Ce n’est donc pas le capital qui crée de lui-même le glissement vers le haut du secteur. C’est à la base l’affrontement permanent entre l’offre et la demande qui animent un marché. Il convient ainsi de bien distinguer le marché d’Ancien Régime européen des nouveaux marchés liés ultérieurement au passage vers la civilisation industrielle. Le marché d’Ancien Régime, persistant encore jusque vers 1830, se caractérise d’abord par la production comme la consommation prioritaire de subsistances sur les autres biens. Les quantités globales de biens offertes ainsi que leurs valeurs d’échanges sont limitées par l’archaïsme des modes de production au regard des nombreuses fonctions sociales qu’ils doivent remplir, mais aussi des aires d’échanges de chaque type de biens mises en relation par l’emploi de la monnaie dans les transactions mercantiles. La demande comme l’offre sur un marché d’Ancien Régime constituent ainsi le Primum mobile des échanges, y compris entre métropole et colonies .
LES GRANDES PHASES DU SYSTEME ATLANTIQUE FRANCAIS
La problématique de l’expansion du négoce maritime havrais suppose le rappel chronologique préalable des cycles désormais bien connus du commerce extérieur français.
Ce dernier se caractérise durant la période d’étude retenue selon un modèle de développement établi sur la longue durée et selon deux grands axes . Aux trafics traditionnels de cabotage s’ajoutent les échanges apparus postérieurement à la reconnaissance des routes maritimes liées à la découverte puis à l’exploitation des Amériques. Les vieux trafics médiévaux des cabotages des sels, blés, vins se maintiennent sur les côtes du Ponant jusqu’en Baltique via le Sund. Sur le versant méditerranéen, l’ouverture de Marseille depuis les premières Capitulations signées en 1528 avec la Sublime Porte alimente le cabotage des sucres et cotons levantins. La Haute-Normandie reçoit régulièrement du Levant au moins depuis le XVIe siècle des cargaisons d’huiles, de fruits du Portugal, des soudes d’Alicante, des sucres et cotons. La première expansion textile au XVIe siècle en Normandie réclame l’importation de plantes et matières tinctoriales tirées du sud de l’Europe voire du Brésil . De Bordeaux, les caboteurs déchargent à Rouen le pastel, précieux complément de la navigation pondéreuse des vins. L’alun de Tolfa est redistribué depuis Le Havre et Rouen vers l’Angleterre ou la Picardie. La capitale normande capte près de la moitié de l’alun importé en France vers 1553 avant de perdre la prééminence des importations à partir des années 1560. Saint-Malo, Le Havre, Nantes prennent ensuite au XVIIe siècle le contrôle de ce trafic comme fret de retour de leurs terreneuviers en escale de vente en Méditerranée .
Cependant la plupart de ces échanges connaissent durant le «morose XVIIe siècle» une régression des profits à peine compensée par l’accroissement des volumes transportés et menant aux déclassements portuaires inévitables en temps de crise. La redistribution fondamentale de ces trafics s’explique par l’«invention» de nouveaux types d’échanges avec les Amériques. L’expansion maritime française en général et havraise en particulier des XVIe et XVIIe siècles se produit en Amérique suivant deux directions : l’Atlantique Nord et l’Atlantique ibérique. En Amérique septentrionale, l’essentiel du trafic se concentre sur la pêche terre neuvière en pleine croissance au cours du XVIe siècle. Cet essor se comprend par le caractère très spéculatif et capitaliste de cette pêche dans les eaux froides de Terre-Neuve.
L’AIRE COMMERCIALE HAVRAISE
La spectaculaire croissance du commerce atlantique havrais du second XVIIIe siècle frappe l’esprit des contemporains. Les imbrications socio-économiques locales (la traite négrière), les grandes questions politiques (maintien ou abolition de l’esclavage) se rattachent à ce trafic. Toutefois, cette branche marchande ne constitue pas, ni en valeur ni en tonnage, le secteur majoritaire du commerce havrais. Si l’on se réfère à la riche moisson statistique de Pierre Dardel, les bases économiques haut-normandes reposent quantitativement sur les échanges avec le reste de l’Europe maritime. En 1730, le commerce colonial antillais des ports de la Direction de Rouen ne représente en effet que 3 % en poids et 4 % en valeur du commerce général. En 1776, la progression est manifeste mais la branche demeure toujours minoritaire : 30 % en poids et 36 % en valeur (33% en valeur du total des importations et 42% en valeur du total des exportations). Comme à Bordeaux, le grand commerce américain de la Direction des Traites de Rouen ne représente ainsi qu’un segment de l’ensemble du réseau commercial du pôle économique de la Basse-Seine. Un exemple parmi cent le confirme : le négoce havrais envoie de préférence ses fils en formation dans les maisons de commerce du Nord et non aux îles d’Amérique.
De cela découle la primitive et nécessaire mise en lumière géo-économique des marchés entrés en relation avec la Basse-Seine. Les Archives départementales de la Seine-Maritime conservent le répertoire des noms de correspondants classé dans le fonds Ancel.
Son rédacteur probable est André Claude Limozin négociant havrais très aisé, décédé brusquement le premier juillet 1789 à 57 ans en son domicile rue Saint Julien au Havre. Indispensable outil du comptoir régulièrement mis à jour, ce répertoire recueille la totalité des noms de correspondants depuis la fin de l’activité professionnelle de son père Jean Claude Limozin établi négociant vers 1718 au Havre jusqu’au décès en 1789 d’André Limozin. La veuve Limozin puis Edouard Limozin fils poursuivent après le décès d’André Claude Limozin les affaires de la maison jusqu’à la faillite de 1793. Il est probable que les archives de Limozin & Cie aient été partiellement conservées ensuite par la branche alliée des Ancel. On relève en effet le mariage en 1810 de Pierre Charles Daniel Ancel fils, né en 1786 du négociant Daniel Denis Ancel et d’Angélique Guérard, avec Marie Nicé Limozin en 1810, ce qui expliquerait la présence des archives Limozin & Cie, ainsi que la série continue des copies de lettres de l’orfèvre Marc Louis Lourdel du Havre marié en 1776 à Eulalie Limozin l’aînée.
DES MARCHES HIERARCHISES ET DENSEMENT RELIES
Une lecture de l’insertion marchande havraise dans l’économie-monde occidentale nécessite au préalable la définition de son environnement, de situer le plus précisément possible sa position géo-économique en Europe. Ce qui revient à dire qu’il faut retracer les axes et contours de son aire commerciale. Or, rien de plus mouvant, de plus fuyant à définir que les structures d’un espace économique. Cet exercice requiert une méthode solide, un parcours éprouvé, un nécessaire détour bibliographique. Pour les définitions employées par la suite, nous nous appuyons sur les actes du colloque des historiens économistes de Paris de 1973, notamment le rapport général rédigé par Pierre Léon205. Définir les simples contours d’une aire économique ne suffit pas. Il faut dégager sa propre logique interne à travers les différents étages des relations commerciales européennes, du niveau local à l’international.
Parmi les principaux niveaux de marchés du système atlantique européen dominés par le négoce, Michel Morineau en reconnaît trois : le marché intérieur de chaque état, le marché intra-européen, le marché colonial206. Sans décrire par le menu ni l’hinterland havrais, ni les réalisations du négoce havrais détaillés plus loin, on se limite successivement à l’étude de deux thèmes : les marchés potentiels ainsi que les moyens de transports. On présente en premier lieu les grands traits de l’occupation spatiale urbaine au Havre et sa position dans la hiérarchie urbaine du royaume, avant d’élargir la perspective vers les principaux centres de production de l’intérieur reliés entre eux par les réseaux de communication. La situation occupée par Le Havre dans l’Europe du Nord-Ouest est envisagée en conclusion. En somme, reconnaître les différents espaces mis en relation en Europe par le négoce havrais, c’est entreprendre en trois temps une démarche graduée depuis l’échelon urbain local jusqu’au niveau international.
UN PÔLE MARCHAND INTERNATIONAL
Le négoce maritime du Havre, et avant lui Harfleur dans le système économique médiéval, a toujours maintenu dans le temps long depuis la création portuaire royale de 1517, des liens d’affaires constants avec les centres successifs de l’économie-monde européenne, depuis l’apogée d’Anvers au XVIe siècle jusqu’à la New-York du XXe siècle et demain sans doute l’Extrême-Orient. A l’évidence, la fondation du Havre de Grâce répond d’abord aux nécessités stratégiques immédiates, c’est à dire contrer les ambitions politiques d’Henry VIII dans le conflit entre Valois et Habsbourg286. Toutefois les questions d’économie préoccupent tout autant la monarchie de France. Toute l’Europe se ressent des secousses commerciales et des difficultés financières de la période 1547-1560. Les réseaux marchands accompagnent l’imperceptible glissement du centre de gravité économique de l’économie monde européenne depuis la Méditerranée vers l’Europe du Nord-Ouest . Dès 1535 et jusqu’en 1584, une quinzaine de marchands havrais s’établissent à Anvers, principal centre commercial européen avec l’Afrique occidentale . Les Anversois Pierre de Moucheron289 et Gilles Hooftman entretiennent des liens d’affaires suivis avec le nouveau port normand où un facteur anversois s’y établit en 1563. Les marchands parisiens traitent des affaires au Havre par l’intermédiaire rouennais dès 1546. Pierre Assezat, grand marchand toulousain, s’adresse à son représentant permanent au Havre à partir de 1559. Les marchands d’Espagne, d’Italie, d’Angleterre, de Dantzig y expédient leurs marchandises et leurs navires. Le commerce maritime havrais du XVIIe siècle avec ses relations d’affaires entre la péninsule ibérique et le capitalisme marchand d’Amsterdam demeure encore à ce jour bien moins exploré que dans le cas de Rouen. Cette histoire ne se comprend qu’en association avec la bonne connaissance du milieu huguenot havrais . Les relations d’affaires havraises très modestes avec Londres semblent se limiter avant 1685 dans le commerce de commission au sein du milieu huguenot . Robert Oursel, né au Havre puis établi à Rouen, dirige ensuite une raffinerie de sucre au Havre. Cette activité connexe au commerce maritime fait de lui le seul correspondant havrais de la société Marescoe-David de Londres.
Table des matières
VOLUME 1
INTRODUCTION
ANALYSE des SOURCES et METHODOLOGIE
SOURCES MANUSCRITES et IMPRIMEES
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
1.LE POSITIONNEMENT DU NEGOCE DANS LE SYSTEME ATLANTIQUE
1.1.NEGOCE, CAPITALISME MERCANTILE ET ECONOMIE-MONDE
1.1.1.L’Espace, le centre, les périphéries
1.1.2.La fonction capitaliste du grand commerce
1.1.3.Les grandes phases du Système atlantique français
1.2.UN MILIEU D’AFFAIRE TRES EUROCENTRE
1.2.1.L’aire commerciale havraise : une étude de cas
1.2.2.Des marchés hiérarchisés et densément reliés
1.2.3.Un pôle marchand international
1.3.LES PERIPHERIES DU SYSTEME ATLANTIQUE ASSUJETTIES A LA DIVISION INTERNATIONALE DU TRAVAIL
1.3.1.Le négociant aménage l’espace
1.3.2.Marges ignorées, marges convoitées
1.3.3.Typologie de l’aire atlantique
2.OBSERVER, ANALYSER, RECOMPOSER LES TRAFICS (1680-1720)
2.1.TRAFICS MARCHANDS ET GUERRES MARITIMES A LA FIN DU REGNE DE LOUIS XIV
2.1.1.Etat des lieux de la flotte marchande
2.1.2.Les armements en course
2.1.3.Le commerce de guerre
VOLUME 2
2.2.LE COMMERCE A MONOPOLE AU HAVRE
2.2.1.Les compagnies privilégiées de la fin du XVIIe siècle
2.2.2.Les effets du « Mirage espagnol »
2.2.3.Faire le lit du négoce : de la Compagnie Royale du Sénégal à la Compagnie des Indes
2.3.LA REMISE EN CAUSE DES TRAFICS SECULAIRES
2.3.1.Les mutations décisives du secteur terreneuvier
2.3.2.Le cabotage interprovincial de redistribution
2.3.3.Les riches heures du trafic marseillais et ibérique
3.« L’AMERICANISATION » DU GRAND COMMERCE (1720-1792)
3.1.LE RECENTRAGE DES AFFAIRES SUR LE DOMAINE D’OCCIDENT
3.1.1.Le temps de l’expérimentation
3.1.2.Le lent démarrage des armements négriers
3.1.3.Une stratégie de coordination : la Droiture
3.2.L’EXPANSION COMMERCIALE ATLANTIQUE
3.2.1.L’affirmation des nouvelles concurrences
3.2.2.Les voies de l’expansion
3.3.DE L’APOGEE NEGRIER A L’EFFONDREMENT DES ECHANGES
3.3.1.Comprendre l’apogée négrier
3.3.2.Les marchés périphériques de la traite négrière
3.3.3. « Je désirerois être fabricant de rubans »
VOLUME 3
4.DES FRENCH WARS A LA RECONQUÊTE DES MARCHES (1793-1830)
4.1.LE NEGOCE ET LES FRENCH WARS
4.1.1.« Business as usual »
4.1.2.Le commerce aléatoire
4.2.L’APORIE DES ECHANGES
4.2.1.La restauration manquée du Système atlantique
4.2.2.« Ne faites rien avec l’Angleterre »
4.3.CREATIVITE NEGOCIANTE CONTRE VIEUX DEMONS
4.3.1.Le retour des mirages antillais
4.3.2.Les nouvelles aires commerciales
4.3.3.Le bilan de 1830
VOLUME 4
5.S’IMPOSER DANS LE SYSTEME ATLANTIQUE
5.1.S’ETABLIR EN SON COMPTOIR
5.1.1.Le comptoir
5.1.2.Les structures de la maison de commerce
5.1.3.La question du crédit bancaire
5.2.PENSER UNE STRATEGIE DE FILIERE
5.2.1.L’acquisition d’information
5.2.2.Les modes opératoires de base
5.2.3.Les extensions sectorielles possibles
VOLUME 5
5.3.MAÎTRISER LES MARCHES ATLANTIQUES
5.3.1.Penser l’expédition
5.3.2.Les transactions
5.3.3.Les stratégies de résilience commerciale
VOLUME 6
6.NEGOCIANTS, TERRITOIRES ET SOCIETES
6.1.DYNAMIQUE CAPITALISTE ET STRUCTURE SOCIALE
6.1.1.La « machine à fabriquer le crédit »
6.1.2.Radioscopie du milieu négociant
6.1.3.Les structures sociales
VOLUME 7
6.2.NEGOCES ET POUVOIRS
6.2.1.Le contrôle socio-économique local
6.2.2.Structures et objectifs de la représentation négociante
6.2.3.L’action politique, extension de l’élévation socio-économique ?
VOLUME 8
CONCLUSION
LISTE DES FIGURES
LISTE DES TABLEAUX
DOCUMENTS ANNEXES
INDEX