LA GARANTIE DIVINE DE LA CONNAISSANCE
UNE NOTION ET UN TERME ABSENTS DES TEXTES CARTÉSIENS
Si Dieu ne joue pas le rôle de fondement dans la théorie cartésienne de la connaissance, il reste à déterminer celui que joue la connaissance que nous avons de Dieu. Comme nous avons pu en donner un aperçu dans la partie liminaire de ce travail, consacrée aux questions d’interprétations, l’idée d’une garantie de la vérité de nos pensées par la véracité divine, est unanimement utilisée par les commentateurs de Descartes, quelle que soit la portée, plus ou moins grande, du rôle qu’ils entendent lui faire jouer dans la doctrine cartésienne de la connaissance. Toutefois, un fait textuel, relevé par Monsieur Jean-Luc Marion pour les Méditations est frappant : les termes de garantie ou garantir, que ce soit au sens de répondre de quelque chose, ou d’en répondre pour quelqu’un, sont remarquablement absents des textes majeurs de la philosophie de Descartes. Ils n’apparaissent, en aucun de ces deux sens, pas plus que n’apparaît quelque équivalent latin de garantie, tel que sponsor, cautio, auctoritas, obses, ou quelque verbe leur correspondant, ni dans le Discours de la méthode, ni dans le texte latin des Méditations, ni dans celui des Principes, ni dans les parties, française et traduite en latin, de La Recherche de la Vérité, ni dans l’Entretien avec Burman. L’on ne les trouve pas plus sous les plumes des traducteurs des Méditations, des Réponses et objections, ou des Principes (respectivement Luynes, Clerselier et Picot) dont les versions françaises des textes ont été approuvées Descartes. Les seules exceptions, que nous avons notées, à l’absence dans le corpus philosophique cartésien des termes de garantie, garantir ou de leurs équivalents latins ne sont pas significatives : L’une se trouve, dans un sens second de garantir signifiant protéger, à l’article 36 de la première partie dans Les Passions de l’âme550, mais il ne s’agit là aucunement de doctrine de la connaissance, cet emploi du verbe garantir ayant trait à la vie de l’union de l’âme et du corps et à la manière de nous prémunir des êtres, choses, évènements ou situations susceptibles de nous nuire. L’autre exception, que nous avons pu noter, concerne l’emploi du verbe spondere, au sens d’assurer, à la première personne du présent de l’indicatif, dans la « Préface de l’auteur au lecteur » des Méditations, lorsque Descartes prévient qu’il n’a pas la prétention de garantir à ses lecteurs, même les plus attentifs à ses conseils, de parvenir à les satisfaire entièrement et à pleinement les persuader551. Et, là encore, nous ne pouvons tirer aucun enseignement de cette occurrence pour l’interprétation de la doctrine cartésienne de la connaissance. Cette étonnante absence d’une des notions les plus largement répandues pour exposer le rôle que Descartes fait jouer à Dieu dans sa théorie de la connaissance ne saurait manquer de poser question.
NON PAS DIEU, MAIS LA CONNAISSANCE DE DIEU
Le titre du dialogue inachevé, et non daté, La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle annonce, à lui seul, la conception cartésienne de la philosophie, c’estdire du système ordonné de tout le savoir humain. Le mérite de ce titre est de rappeler que la science est soigneusement distinguée par Descartes du domaine de la révélation, c’est-à-dire des vérités auxquelles Dieu nous fait la grâce d’accéder au moyen de la lumière surnaturelle de la foi. Ainsi, le champ de la science n’est pas tant constitué par un ensemble de domaines d’étude que définiraient et subdiviseraient certains types d’objets, mais, comme nous l’avons déjà souligné en référence au texte de la Regula I, par la faculté, s’appliquant indifféremment à n’importe quel objet, par le moyen de laquelle en est acquise la connaissance : Nam cum scientiae omnes nihil aliud sint quam humana scientia, quae semper una et eadem manet, quantumvis differentibus subjectis applicata, nec majorem ab illis distinctionem mutuatur, quam solis lumen a reum, quas illustrat, varietate, non opus est ingenia limitibus ullis cohibere: […]563 ; [Toutes les sciences ne sont effet rien d’autre que l’humaine sagesse, qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelques différents soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas d’eux plus de diversité que n’en reçoit la lumière du soleil des choses qu’elle éclaire ; il n’y a donc pas lieu de contenir l’esprit dans quelques bornes que ce soit […]564 . Cette faculté, que Descartes appelle aussi l’humaine sagesse, est notre raison ou entendement. Au titre de l’usage qu’elle fait de cette faculté, la science, comme le déclare le Discours de la méthode, est une activité des hommes purement hommes : […] je ne laisse pas de recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà fait en la recherche de la vérité, et de concevoir de telles espérances pour l’avenir, que si, entre les occupations des hommes purement hommes, il y en a quelqu’une qui soit solidement bonne et importante, j’ose croire que c’est celle que j’ai choisie […]565 . La science ne requiert, à la différence de la foi, aucune assistance du ciel, ni aucune puissance autre que celles dont chaque homme est naturellement pourvu : Je révérais notre théologie, et prétendais autant qu’aucun autre à gagner le ciel : mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements ; et je pensais que, pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d’être plus qu’homme.