L’évaluation des troubles du raisonnement inférentiel

Les habiletés pragmatiques

Les habiletés pragmatiques sont précisément les compétences qui permettent au récepteur d’un énoncé de le comprendre en prenant en compte le contexte d’énonciation.
Ainsi s’effectue une mise en correspondance entre ce qui est dit (forme du message) et les caractéristiques de la situation (Dardier, 2004). Interpréter le sens d’un énoncé requiert donc des compétences communicatives, variables d’un individu à un autre. Chacun développe, en effet, ses propres habiletés au fil de ses expériences et selon ses spécificités de départ, sociales, culturelles et psychologiques.
Ces compétences participent au principe de coopération défini par Grice (1975), qui stipule que les participants à une conversation attendent l’un de l’autre une contribution.
Celle-ci est définie par l’auteur comme une condition nécessaire à l’orientation de l’échange vers le but visé. Souvent, dans la vie quotidienne, l’un des locuteurs durant une conversation transgresse l’une de ces maximes, amenant son interlocuteur à effectuer une implicature conversationnelle pour rétablir le respect de la maxime transgressée ; ainsi, la réponse « j’ai peur de mal dormir » à la question «veux-tu du café ?» requiert une coopération permettant l’accès au sens implicite de cette réponse .
Aujourd’hui, la pragmatique est de plus en plus conçue comme l’étude de ces habiletés pragmatiques, c’est-à-dire des capacités des individus à produire et comprendre des intentions de communication en fonction d’un contexte (Gibbs, 1999). Elles sont en effet indispensables, au quotidien, pour saisir le sens réel de bon nombre d’énoncés, que ce soit ceux à caractère humoristique ou les actes de langages indirects ou encore ceux dépendant d’un savoir commun partagé entre les deux interlocuteurs .

L’implicite et le raisonnement inférentiel

Les habiletés pragmatiques apparaissent d’autant plus nécessaires que le discours direct, porteur d’une signification explicite, est finalement plus rare que le discours indirect, à la signification implicite. Ainsi, «les contenus implicites (ces choses dites à mots couverts, ces arrière-pensées sous-entendues entre les lignes) pèsent lourd dans les énoncés, et qu’ils jouent un rôle crucial dans le fonctionnement de la machine interactionnelle, c’est certain» .
En s’appuyant sur les propos de Grice, Kerbrat-Orecchioni (1998) définit l’implicite comme le procédé permettant « d’amener quelqu’un à penser quelque chose (qui n’est pas dit) ». L’individu doit donc développer une stratégie pour accéder au sens véritable et dépasser le sens littéral. La perception de la signification exacte d’un énoncé implicite relève par conséquent d’un véritable travail interprétatif . Ce travail, ou raisonnement inférentiel, permet de comprendre les inférences, définies par Kerbrat-Orecchioni (1998) comme «(…) toute proposition implicite que l’on peut extraire d’un énoncé et déduire de son contenu littéral en combinant des informations de statut variable». L’auteur distingue deux types d’inférences : les présupposés et les sous-entendus. Pour comprendre les présupposés, le récepteur se doit de connaître le code linguistique, comme dans l’exemple Pierre a arrêté de fumer qui présuppose que Pierre fumait auparavant. Pour leur part, les sous-entendus, ou actes de langage indirect (ALI), nécessitent de la part du récepteur, outre la maîtrise du code, des compétences multiples : pragmatiques, discursives, logiques, ainsi que des connaissances générales. Ainsi, Kerbrat-Orecchioni distingue d’un côté les ALI dits conventionnels, qui correspondent à des énoncés dont la forme est connue et partagée par une communauté linguistique (c’est le cas d’une question comme : Pouvez-vous me donner l’heure ? où ce n’est pas la capacité de la personne à réaliser l’action qui est en jeu : c’est ici une demande à part entière). D’un autre côté, les ALI non conventionnels impliquent de la part du locuteur une interprétation à partir de ses habiletés pragmatiques et logiques (par exemple, un énoncé tel Il fait froid ici sous-entend selon le contexte qu’on ferme la fenêtre et peut même être interprété comme une requête du type Ferme la fenêtre).

Les troubles pragmatiques chez les patients cérébrolésés

Étiologie en pathologie neurologique : Si le terme d’aphasie s’est longtemps limité à désigner l’atteinte du langage dans ses aspects formels, le concept a beaucoup évolué ces dernières décennies. En effet, Paul Broca au début du XXème siècle a identifié que les capacités linguistiques de l’être humain sont essentiellement gérées, au niveau cérébral, par l’hémisphère gauche. Mais il a ensuite été démontré, au cours des évolutions et recherches scientifiques, que l’hémisphère droit joue lui aussi un rôle déterminant dans le langage, notamment dans ses aspects plus fonctionnels et pragmatiques . Ainsi, l’évolution du concept de langage, envisagé non plus seulement dans ses aspects formels, mais plus largement comme outil de communication, a fait évoluer en parallèle le concept d’aphasie.
En introduisant la notion d’aphasie pragmatique, Joanette et Ansaldo (1999) ont mis en évidence qu’un déficit des aspects pragmatiques du langage impactait les habiletés communicationnelles. Il a été établi que de nombreux troubles de la communication sont liés à des déficits pragmatiques chez les cérébrolésés droits. Par ailleurs, des troubles pragmatiques ont également été mis en évidence chez des patients cérébrolésés suite à un accident vasculaire cérébral (AVC) droit ou gauche ou à un traumatisme crânien (TC).  En outre, des troubles des habiletés pragmatiques ont été identifiés chez les patients souffrant de troubles du langage consécutifs à des lésions frontales, ces atteintes pragmatiques se manifestant souvent en présence de la pathologie comportementale des lésions frontales . Les lobes frontaux sont le siège de fonctions cognitives telles la mémoire, l’attention, les capacités motrices. Les conséquences des atteintes frontales sur les compétences langagières pragmatiques se manifestent par une spontanéité verbale réduite, un discours désorganisé, des changements inappropriés de thèmes. Ces symptômes sont particulièrement observables chez les patients souffrant d’une lésion frontale droite .
Aujourd’hui, il est donc reconnu que les deux hémisphères cérébraux jouent leur rôle dans la communication afin que celle-ci aboutisse à un échange réussi.

Symptômes principaux des troubles pragmatiques

L’atteinte lexico-sémantique : Les impacts des lésions hémisphériques droites et gauches sur le traitement sémantique des mots ont été l’objet de nombreuses études. Gagnon, Goulet et Joanette (1989) ont ainsi démontré que les patients cérébrolésés droits (CLD) et même les aphasiques avec troubles lexico-sémantiques sévères conservent un certain savoir sémantique accessible de façon automatique. Néanmoins, leurs difficultés dans ce domaine sont réelles : elles relèveraient plus d’un déficit de l’activation contrôlée (c’est-à-dire consciente) du savoir lexico-sémantique que d’une organisation perturbée des connaissances dans ce domaine.
Ces patients ont en outre tendance à présenter des productions réduites. Celles-ci ont la particularité de s’organiser selon des liens sémantiques de faible prédiction. Joanette (2004) a également souligné des difficultés avec les mots peu fréquents, moins concrets et moins imageables. Il a aussi relevé chez ces patients des troubles du traitement du sens second, métaphorique, des mots. Angeleri et al. (2008) ont observé que les patients TC présentent également un déficit d’accès aux connaissances sémantiques et des difficultés plus spécifiques pour le traitement des homonymes et de la polysémie.
L’atteinte du discours et de la conversation : Les troubles du discours sont un symptôme caractéristique des CLD. Les études ont identifié chez ces individus : une baisse de l’informativité et une réduction quantitative des idées , un manque de cohérence et de cohésion ainsi qu’un discours souvent qualifié de tangentiel. En effet, les confabulations et les digressions sont nombreuses. Cette désorganisation est en lien avec un certain égocentrisme et un manque de discernement sur le comportement verbal. Respecter les tours de parole leur est aussi difficile .

Le déficit attentionnel

Maintenir une attention adaptée au quotidien est souvent difficile pour les patients TC qui souffrent par ailleurs d’un ralentissement du traitement de l’information. L’atteinte attentionnelle touche les deux pôles de cette fonction : la sélectivité et l’intensité . La sélectivité repose sur la capacité à sélectionner un ou des stimuli pertinents en fonction de l’objectif fixé, et est donc en lien avec la capacité de faire un choix ; elle comprend l’attention focalisée et l’attention divisée. L’intensité correspond à la capacité à maintenir un haut niveau d’alerte attentionnelle, un sujet pouvant être plus ou moins attentif à une tâche et selon une durée variable ; l’intensité comprend l’alerte phasique (mobilisation rapide en réponse à un signal avertisseur) et l’attention soutenue. C’est l’attention divisée qui selon les études réalisées est la plus atteinte chez les traumatisés crâniens (Azouvi et al., 2004) et générerait des troubles pragmatiques.
Différentes recherches ont montré que les patients TC rencontrent peu de problèmes pour les tâches automatisées. En revanche, des tâches plus complexes, contraintes par le temps et nécessitant une charge en mémoire de travail (MDT) ou un contrôle exécutif plus exigeant seront nettement plus difficiles à réaliser pour ces patients . De même, le traitement simultané d’informations contradictoires, requis notamment pour comprendre le langage non littéral, leur est difficile. Copland a montré que des lésions frontales entraînent des difficultés pour résoudre l’ambiguïté lexicale dans une phrase . Le contrôle attentionnel joue en effet un rôle important pour résoudre les interférences gênant le traitement d’un énoncé . Selon Monetta et Champagne (2004), un déficit cognitif au niveau de l’attention divisée pourrait être à l’origine de la difficulté des CLD à gérer simultanément des éléments contradictoires, gênant ainsi leur accès au sens non littéral d’un énoncé ou au sarcasme.

Les troubles mnésiques

La mémoire de travail est une instance dynamique à l’interface des fonctions exécutives, de l’attention, de la mémoire à long terme et du langage, avec lesquels elle entretient des liens étroits . En effet, la MDT permet selon le modèle de Baddeley (2000), le maintien temporaire et la manipulation d’informations ; elle est composée de trois sous-systèmes : boucle phonologique, calepin visuo-spatial et administrateur central, ce dernier jouant le rôle de superviseur attentionnel. La MDT est donc indispensable pour la réalisation de tâches mettant en jeu une suite d’items successifs, comme c’est le cas pour la compréhension du langage oral et écrit, pour le calcul mental, pour le raisonnement, ou encore la déduction. Un déficit de la MDT a un impact sur la réalisation de ces tâches, chacune de ses composantes pouvant être l’objet d’une atteinte spécifique. Selon Estevez et Calvo (2000), la MDT joue un rôle majeur en lecture et dans la compréhension des inférences : un déficit en MDT pourrait donc expliquer la difficulté dans ces domaines. Le rôle prépondérant de la MDT pour comprendre des textes et donc gérer des inférences est également souligné par Just et Carpenter (cités par Duchêne, 1997). Les plaintes en lien avec la MDT chez des individus victimes d’un traumatisme crânien associent des difficultés à suivre une conversation (surtout à plus de deux interlocuteurs), des difficultés à maintenir en mémoire des consignes orales et à prendre des notes, ainsi qu’un déficit de la compréhension d’informations complexes. Une surcharge cognitive ou une mauvaise allocution des ressources cognitives pourraient aussi expliquer les déficits langagiers des CLD lors de situations communicationnelles complexes ou cognitivement coûteuses .

Les troubles de la théorie de l’esprit et de la cognition sociale

La régulation du comportement se fait en lien avec des règles régissant les conduites. Ainsi, la cognition sociale « renvoie à l’ensemble des aptitudes et expériences émotionnelles et sociales régulant les relations entre les individus et permettant d’expliquer les comportements humains individuels ou en groupe ». Selon Godefroy et al. (2008), elle implique différentes habiletés dont la prise de décision, la compréhension des émotions, la théorie de l’esprit, l’empathie, le raisonnement social. La théorie de l’esprit désigne la capacité à comprendre les contenus mentaux d’autrui, qu’il s’agisse de ses intentions, ses croyances, ses désirs ou ses connaissances . Elle est aujourd’hui généralement considérée par les auteurs comme l’un des éléments de la cognition sociale. Elle permet d’interpréter, prédire et anticiper les comportements d’autrui, contribuant ainsi à la régulation des interactions sociales. Or, plusieurs études résumées par Monetta et Champagne (2004) soulignent un déficit en théorie de l’esprit chez les individus CLD. Martin et Mc Donald (2003) font également l’hypothèse qu’un déficit en théorie de l’esprit pourrait expliquer les troubles pragmatiques chez les individus cérébrolésés. L’étude de Champagne et Joanette (2009) confirme cette approche : les déficits en théorie de l’esprit, associés au dysfonctionnement exécutif, pourraient être le meilleur prédicteur des difficultés pragmatiques chez certains patients cérébrolésés droits. Ces individus présenteraient ainsi des difficultés pour interpréter les intentions des autres et donc pour comprendre et prendre en compte les aspects pragmatiques du langage et de la communication. Il leur est donc difficile d’accéder à la réelle intention d’un locuteur cachée sous la forme littérale d’un message, notamment pour comprendre l’ironie et le sarcasme.

Table des matières

INTRODUCTION 
PARTIE THÉORIQUE
1. LA PRAGMATIQUE ET LE RAISONNEMENT INFÉRENTIEL
1.1. La pragmatique
1.2. Les habiletés pragmatiques
1.3. L’implicite et le raisonnement inférentiel
2. Les troubles pragmatiques chez les patients cérébrolésés
2.1. Étiologie en pathologie neurologique
2.2. Symptômes principaux des troubles pragmatiques
2.2.1. L’atteinte lexico-sémantique
2.2.2. L’atteinte du discours et de la conversation
2.2.3. L’atteinte inférentielle
3. HYPOTHÈSES SUR L’ORIGINE DES TROUBLES PRAGMATIQUES
3.1. Le déficit attentionnel
3.2. Les troubles mnésiques
3.3. L’atteinte des fonctions exécutives
3.4. Les troubles de la théorie de l’esprit et de la cognition sociale
4. L’ÉVALUATION DES TROUBLES DU RAISONNEMENT INFÉRENTIEL
PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSES
MÉTHODOLOGIE
1. DESCRIPTION DE LA POPULATION
1.1. Patients
1.1.1. Critères d’inclusion et d’exclusion
1.1.2. Description des patients
1.2. Sujets contrôles
1.2.1. Critères d’inclusion
1.2.2. Description des sujets contrôles
2. MATÉRIEL
2.1. Épreuve d’inclusion
2.2. Épreuves d’exclusion
2.3. Épreuves orthophoniques
2.4. Épreuves neuropsychologiques
3. MÉTHODE
3.1. Recrutement des patients
3.2. Passation du protocole pour les patients
3.3. Recrutement des témoins
3.4. Passation du protocole pour les témoins
4. ANALYSE DES DONNÉES
4.1. Variables
4.2. Hypothèses opérationnelles pour la validation
RÉSULTATS
1. PERFORMANCES DES PATIENTS ET DES TEMOINS À LA GARI
1.1. Scores des patients et des témoins au score total de la GARI
1.2. Scores des patients aux différents types de questions de la GARI
2. CORRÉLATIONS ENTRE LES PERFORMANCES À LA GARI ET LES TESTS NEUROPSYCHOLOGIQUES
DISCUSSION
1. CADRE THÉORIQUE ET OBJECTIFS DE L’ÉTUDE
2. ANALYSE DES RESULTATS
2.1. Résultats internes à la GARI : patients versus témoins
2.2. Résultats internes à la GARI : patients et types de questions
2.3. Corrélations entre les performances à la GARI et les tests neuropsychologiques
3. INTÉRÊTS ET LIMITES
4. PERSPECTIVES
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES

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