Le processus d’institutionnalisation de la GRI
Initiative privée fondée en 1997 afin de standardiser les pratiques de reporting environnemental et social, la GRI est devenue, en quelques années, une organisation de référence dans le champ de la RSE et du développement durable. En présence d’Al Gore et de grands chefs d’entreprise, la conférence de lancement de la troisième version des standards de la GRI a réuni plus de 1000 participants provenant de plus de 65 pays. A cette occasion, la GRI a officialisé un partenariat stratégique avec le Global Compact des Nations Unies, se positionnant comme le cadre d’opérationnalisation des 10 engagements édictés par le secrétariat des Nations Unies. Dans le champ émergent du reporting environnemental et social, où les pratiques sont instables et peu cadrées, la GRI a rapidement acquis une position de référence. Selon les statistiques communiquées par la GRI, le nombre d’organisations utilisant les standards de la GRI dans leur reporting développement durable se montait, fin 2006, à plus de 950 (cf. graphe suivant), 20% utilisant les standards de manière exhaustive Comment interpréter ce processus ? Une grille d’analyse traditionnelle de l’entrepreneuriat institutionnel donnerait l’interprétation suivante : les pratiques de reporting se développant dans un « vide institutionnel », plusieurs figures d’acteurs déjà bien installées (régulateurs, auditeurs, syndicats, etc.) ont vu dans ce champ une opportunité de promouvoir leurs intérêts stratégiques. Plusieurs projets se sont mis en place, cristallisés autour d’un entrepreneur institutionnel central cherchant à enrôler différents acteurs pour former un réseau de soutien à son projet. Ces projets alternatifs sont entrés en compétition pour maîtriser les règles collectives du champ institutionnel. Finalement, le projet de la GRI étant porté par l’acteur le plus puissant ou le mouvement qui a le mieux su mobiliser et enrôler les acteurs dominants, l’a emporté. Au cours de l’ensemble du processus, l’opportunisme, le conflit et les relations de pouvoir sont les principaux moteurs de l’action. Si une telle grille de lecture a un certain mérite pour expliquer le processus d’institutionnalisation de la GRI (nous y reviendrons lors de notre analyse), elle laisse aussi dans l’ombre un certains nombre d’éléments. Premièrement, une telle approche évacue l’incertitude et tend à tenir pour acquises les pratiques de reporting développement durable. Or, lorsque la GRI a été créée, le reporting développement durable n’existait pas. Seules les pratiques de reporting environnemental étaient en émergence, et elles ne constituaient pas Graphe 4.X: Nombre d’organisations utilisant les standards de la GRI dans la rédaction de leurs rapports de développement durable (source GRI) 0 200 400 600 800 1000 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 référence partielle aux standards GRI usage exhaustif (« in full accordance with » the GRI guidelines) Nombre d’organisations utilisant les standards de la GRI dans la rédaction de leurs rapports (source : GRI) Le processus d’institutionnalisation de la GRI Chapitre 4 : L’institutionnalisation du reporting extra-financier. Le cas de la GRI. 246 un enjeu stratégique majeur pour les entreprises, les auditeurs, les régulateurs ou les organismes de standardisation (en 1997, moins de 300 rapports environnementaux ou de santé-sécurité auraient été publiés dans le monde et recensés par la source d’information CorporateWatch.com). Ainsi, au-delà de la prise de contrôle d’un champ organisationnel émergent et attractif, la GRI semble avoir joué un rôle central dans l’invention et la diffusion de pratiques de reporting développement durable. Un second élément de surprise concerne l’absence de conflits et de compétition entre plusieurs projets de standardisation. Ainsi, la GRI semble être parvenue, jusqu’ici, à prévenir la prolifération de projets concurrents. De même, elle semble avoir réussi à limiter les comportements opportunistes en maintenant une collaboration entre les différentes parties concernées (entreprises, syndicats, auditeurs, ONG) -à l’exclusion notable des pouvoirs publics- dans l’élaboration de standards de reporting développement durable. Il apparaît ainsi que le processus d’institutionnalisation de la GRI et des pratiques de reporting ait impliqué la création de nouvelles formes d’expertises en matière de reporting et qu’il présente des caractéristiques originales en terme de relations entre acteurs. Il nous semble, dès lors, utile d’analyser ces processus à travers le cadre d’analyse proposé combinant les dimensions Connaissances, Relations et Instruments (CRI). La prise en compte de ces trois variables suggère de nouvelles questions sur le processus d’institutionnalisation de la GRI : au-delà de la diffusion, d’où viennent les règles et comment sont-elles conçues ? Quels sont les corpus de savoirs de même que les instruments qui interviennent dans leur élaboration ? Les standards sont-ils stabilisés ? Quels sont les concepteurs ? Quelles sont les formes de division du travail entre les acteurs qui prennent part à cette conception ? Dans quelle mesure les Entrepreneurs Institutionnels cherchent-ils à promouvoir des projets bien identifiés ? Quelle est la place des comportements opportunistes et stratégiques dans l’ensemble du processus ?
La phase entrepreneuriale (début des années 1990-2000) : la main visible des entrepreneurs institutionnels
Suite au développement de démarches de reporting environnemental, le début des années 1990 fut marqué par une éclosion d’initiatives éparses visant à réguler ces pratiques émergentes. Différentes organisations (organismes publics nationaux, ONG environnementales, coalitions d’investisseurs socialement responsables, profession comptable, consultants), opérant dans des champs organisationnels distincts, prirent différentes initiatives afin de promouvoir le reporting environnemental. Ces démarches, souvent techniques, étaient de portée nationale. La naissance de la Global Reporting Initiative résulte de la coordination de deux acteurs cherchant à harmoniser et à mettre en cohérence ces initiatives au niveau international : le Ceres (Coalition for Environmentally Responsible Economies) et le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement). Le Ceres fut créé en 1980. Cette ONG nord américaine réunit des fonds d’investissements religieux, des organisations environnementales et d’autres groupements d’intérêts cherchant à faire pression sur les entreprises afin de promouvoir la responsabilité environnementale des entreprises. A la fin des années 1980, le Ceres fut à l’origine des principes Valdez, un cadre générique de reporting environnemental fournissant aux entreprises une liste d’indicateurs environnementaux et un ensemble de questions à renseigner dans leur communication institutionnelle. Suite à un retour d’expérience sur les attentes des organisations (entreprises, ONG, organisations publiques) en matière de reporting environnemental et l’appropriation des principes Valdez, le Ceres prit conscience de la nécessité de développer une approche internationale, plus systématique et quantifiée en matière de reporting environnemental. A la suite de ce retour d’expérience, un projet intitulé « Green Metrics » (métriques vertes) fut initié en 1995 avec le Tellus Institute (une ONG rattachée au Ceres), qui allait donner naissance à la GRI. L’étude des différentes initiatives internationales en la matière donna lieu à la rédaction d’un rapport, synthétisant les enjeux et les formes possibles d’un standard international en matière de reporting environnemental (White et Zinkl, 1997). Marqué par une culture d’ONG puritaine, la démarche initiée par le Ceres se voulait prescriptive et contraignante pour les entreprises. Cette démarche était initialement conçue et pilotée suivant une logique d’investisseur socialement responsable, dans une perspective plus marquée par le besoin d’outils de contrôle externe que par celui d’outils managériaux. En parallèle, le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE, créé en 1973) est une organisation qui a joué un rôle important de catalyseur d’expertise en management de l’environnement (éco-conception, responsabilité environnementale des produits, systèmes de management) et de conception d’accords volontaires de branche en matière de respect de l’environnement. Dans un contexte d’augmentation des engagements volontaires de la part des entreprises, l’une des préoccupations du PNUE était d’identifier des leviers permettant de mesurer et de visibiliser et de piloter les progrès réalisés par les entreprises dans le domaine de l’environnement. Durant plusieurs années, la Direction des Technologies, de l’Industrie et de l’Economie (DTIE, basée à Paris), avait ainsi cherché à constituer une plateforme d’échange afin d’identifier, de partager et de diffuser les meilleures pratiques en matière de reporting environnemental. Pour ce faire, un partenariat avait été établi entre le PNUE et la société de conseil britannique SustainAbility (fondée par John Elkington, qui constitue l’un des quelques gourous managériaux du développement durable145). Ce partenariat donna lieu à la publication d’une série de rapports fournissant un état de l’art en matière de mesure et de reporting environnemental (cahiers techniques portant sur le contenu et la mesure des indicateurs en matière d’environnement). En 1997, Roger Adams, représentant de l’Association of Chartered Certified Accountants (ACCA – seconde plus grande association internationale de la profession comptable, basée à Londres), participa à la réunion annuelle de l’UNEP. Depuis 1990, l’ACCA avait produit des rapports sur la prise en charge des questions environnementales par la comptabilité (« greening the accountancy », verdissement de la comptabilité).
Les enjeux de l’entrepreneuriat institutionnel : la conception rapide d’un projet institutionnel
Plusieurs décisions clés sont prises durant cette première période de l’histoire de la GRI : il s’agit de positionner le projet institutionnel afin de le rendre légitime, de s’accorder sur un projet commun, d’élaborer une structure de gouvernance à même d’assurer la confiance des participants au projet, de développer un directoire de l’organisation, et de développer une première version des principes directeurs de la GRI. L’ensemble de ces actions sont structurées par un enjeu commun : créer rapidement une institution visible et légitime. Organisés suivant une logique de prototypage rapide, les acteurs clés du projet, fonctionnant de manière resserrée, furent capables de formuler et de positionner le projet de manière pertinente et de concevoir une première version des standards de la GRI. Malgré la faible robustesse des standards initiaux, la GRI devient rapidement la norme de référence du champ. Les enjeux propres à cette phase entrepreneuriale se traduisent dans des arrangements spécifiques en terme de Relations, de Connaissances et d’Instruments. Cette première étape est dominée par quelques acteurs centraux qui agissent de manière rapprochée, afin d’identifier un positionnement pertinent et de légitimer la démarche. Elle débouche sur la conception d’une première version des standards, peu fonctionnelle et aboutie, qui sert de « démonstrateur » et permet de légitimer le projet.