Le markup
Adaptativité partielle
Nous avons vu que la stratégie d’ajustement des prix d’une entreprise est définie par deux paramètres, l’un définissant la propension à utiliser la technique du markup (σi), l’autre le niveau de ce markup (µi). Dans cette section, nous nous proposons de laisser évoluer librement le seul paramètre σi . A l’origine, ce scénario était seulement un des multiples tests destinés à vérifier le bon fonctionnement de l’algorithme évolutionnaire. Cependant ce scénario a débouché sur des résultats inattendus et suffisamment riches pour qu’on s’y intéresse avant d’examiner le cas général dans lequel les deux paramètres peuvent évoluer simultanément.
Etude dynamique
La simulation débute avec des entreprises dont le comportement est très proche de celui des entreprises du scénario de base. Comme dans le scénario de base, elles utilisent essentiellement le niveau des stocks comme indicateur du niveau de la demande pour décider de baisser ou d’augmenter leur prix (demand-based-pricing). Cependant, les entreprises peuvent maintenant avoir recours à la procédure du cost-plus-pricing, mais au départ elles le font très rarement : leur propension à utiliser cette procédure est initialement aléatoirement répartie entre 0 % et 10 % selon une loi uniforme. Cependant, elles ont la capacité de faire évoluer cette propension, selon les processus d’imitation et d’innovation décrits au chapitre précédent. En revanche, le niveau du markup attendu par les entreprises lorsqu’elles utilisent la technique du cost-plus-pricing n’évolue pas : il restera fixé pendant toute la simulation à son niveau initial (lui aussi aléatoirement réparti entre 0 % et 10 % selon une loi uniforme). Le tableau 12.1 présente les paramètres de l’étude dynamique. Tous les autres paramètres du scénario de base restent inchangés. Conjectures Le critère d’évaluation d’une stratégie est le niveau des dividendes distribués par l’entreprise. Comme nous avons fixé à un niveau très faible l’objectif de markup utilisé 316 Paramètre Valeurs initiales Adaptatif Valeurs limites σi [0%, 10%] oui [0%, 100%] µi [0%, 10%] non Table 12.1 – Adaptativité partielle, paramètres par la procédure du cost-plus-pricing, un usage plus fréquent de cette procédure doit faire baisser les marges des entreprises concernées sous le niveau moyen. Nous nous attendons donc à ce que les entreprises aient tendance à conserver leur propension à utiliser la procédure du demand-based-pricing : Conjecture 53 Les entreprises n’adoptent pas ou peu la procédure du cost-pluspricing. Si la conjecture 53 est vérifiée, alors le comportement général du modèle ne doit pas être sensiblement affecté par l’introduction de l’algorithme évolutionnaire : Conjecture 54 Le comportement macroéconomique du modèle est semblable à celui observé dans le scénario de base. Résultats Les graphiques des figures 12.1 (pages 332 à 334) présentent l’évolution des principaux indicateurs macroéconomiques et sectoriels au cours des 100 premières années de la simulation. Ils sont complétés par deux graphiques nouveaux (page 335) qui montrent l’évolution des paramètres fixant les stratégies des entreprises tout au long de la simulation et rapprochent cette évolution de celle de la marge moyenne effectivement réalisée par les entreprises. Ces deux graphiques montrent que, conformément aux paramètres du scénario, la propension à utiliser la procédure du cost-plus-pricing évolue (fig. 12.1x) tandis que l’objectif de markup reste figé à son niveau initial (fig. 12.1y). En revanche, contrairement à nos attentes, l’évolution des stratégies des entreprises montrent une élévation progressive de la propension à utiliser la procédure du markup, qui passe de 5 % en moyenne au début de la simulation pour se stabiliser à environ 20 % en moyenne à la fin de la simulation 1 . La conjecture 53 n’est donc pas confirmée et, du coup, tout l’équilibre du modèle est modifié. 1. Nous avons laissé la simulation se poursuivre une centaine d’années supplémentaires pour vérifier cette stabilisation. 317 L’élévation du paramètre σi aux environs de 20 %, alors que le paramètre µi reste figé aux alentours de 5 %, signifie que les entreprises réduisent leurs marges, comme en témoigne l’affaissement du markup effectif qui passe de 50 % à 25 % sur la même période. Cet affaiblissement de la marge des entreprises a pour contrepartie un renforcement du pouvoir d’achat des salariés, qui se manifeste par la hausse du salaire réel (fig. 12.1w) et la hausse de la part des salaires dans le revenu global (fig. 12.1h). La demande est soutenue (fig. 12.1g). Le niveau des stocks fléchit (fig. 12.1e) ce qui conduit les entreprises à augmenter le niveau de la production (fig. 12.1f). Le chômage chute (fig. 12.1r), les entreprises ont de plus en plus de mal à recruter et le nombre d’emplois vacants s’élève (fig. 12.1t). Cette évolution dessine une courbe de Beveridge bien marquée (fig. 12.1s). La pénurie de main d’oeuvre conduit les entreprises à augmenter les salaires (fig. 12.1b), lesquels sont accompagnés par les prix (fig. 12.1a). Le taux d’inflation atteint 15 % (fig. 12.1o). Le mouvement de l’économie vers la surchauffe est illustré par le cheminement de la courbe de Phillips qui se redresse et devient verticale (fig. 12.1d). Grâce à la vigueur de la demande — grâce aussi à l’inflation élevée qui vient réduire le poids de la dette — les entreprises ont de moins en moins de difficultés pour rembourser leurs créances : le taux de créances douteuses baisse (fig. 12.1k) et les faillites deviennent rares (fig. 12.1m).
Adaptativité étendue
On se propose maintenant d’étudier le cas de l’évolution simultanée des deux variables de comportement définissant la stratégie d’ajustement des prix des entreprises. 12.2.1 Etude dynamique (1) Dans cette deuxième simulation, on laisse évoluer non seulement la propension à utiliser la technique du cost-plus-pricing, mais aussi le niveau du markup attendu par les entreprises. Paramètres Comme dans le scénario précédent, la simulation débute avec des entreprises dont le comportement est très proche de celui des entreprises du scénario de base. La différence avec le scénario précédent est que le paramètre µi définissant le niveau de l’objectif de markup utilisé par la procédure du cost-plus-pricing est maintenant lui aussi soumis à l’algorithme évolutionnaire. Le tableau 12.2 présente les paramètres de l’étude dynamique. Tous les autres paramètres du scénario de base restent inchangés. Paramètre Valeurs initiales Adaptatif Valeurs limites σi [0%, 10%] oui [0%, 100%] µi [0%, 10%] oui [−∞, +∞] Table 12.2 – Adaptativité étendue, paramètres Conjectures Puisque les entreprises peuvent maintenant librement adapter leur objectif de markup, nous conjecturons qu’elles vont progressivement faire évoluer cet objectif jusqu’à son niveau optimum, compte tenu du contexte macroéconomique. Cette évolution doit se traduire par une amélioration de l’efficacité de la procédure du costplus-pricing. Nous conjecturons donc que les entreprises auront tendance à recourir plus fréquemment à cette procédure d’ajustement des prix. Conjecture 55 La propension à utiliser la procédure du cost-plus-pricing (σi) s’élève au fur et à mesure que l’objectif de markup (µi) se rapproche de son niveau optimum. La question qui reste posée est celle du niveau optimum de l’objectif de markup. Nous ne pouvons répondre à cette question à la place des entreprises elles-mêmes, mais nous conjecturons qu’il sera atteint lorsque le niveau de l’objectif de markup des entreprises sera égal au niveau de markup effectif. Conjecture 56 Le niveau de l’objectif de markup µi et le niveau du markup effectif convergent. Résultats Les graphiques des figures 12.2 (pages 336 à 339) présentent l’évolution des principaux indicateurs macroéconomiques et sectoriels au cours des 100 premières années de la simulation ainsi que l’évolution des paramètres fixant les stratégies des entreprises pour l’ajustement des prix. Les 25 premières années de la simulation ne diffèrent pas sensiblement de la simulation La propension à utiliser la procédure du cost-plus-pricing s’élève lentement (fig. 12.2x) tandis que l’objectif de markup reste approximativement à son niveau initial (fig. 12.2y). Du coup, l’évolution des variables macroéconomiques est tout à fait semblable, avec une hausse de la demande, de la production, jusqu’à atteindre une situation de quasi plein emploi avec une inflation supérieure à 10 %. Cependant, après 2030, les deux simulations divergent. L’objectif de markup des entreprises, malgré quelques hésitations, s’élève en direction du niveau du markup effectif (conjecture 56). Conformément à la conjecture 55, cette convergence permet à la propension à utiliser la procédure du cost-plus-pricing de s’élever au-dessus du niveau moyen de 20 % auquel elle plafonnait dans la simulation précédente. Comme nous nous y attendions, plus l’objectif de markup est réaliste, plus les entreprises ont tendance à recourir à la procédure du cost-plus-pricing. On observe donc une coévolution des deux paramètres, qui va en s’accélérant entre 2030 et 2060. L’algorithme évolutionnaire remplit son office : les entreprises les moins profitables abandonnent leur stratégies basées sur la procédure du demandbased-pricing pour adopter des stratégies innovantes utilisant plus fréquemment la procédure du cost-plus-pricing. Ce mouvement se traduit par la formation de courbes en forme de « S » (fig. 12.2x et 12.2y), caractéristiques des phénomènes de diffusion des innovations (Rogers 1962). En 2050, la moyenne de l’objectif de markup atteint le niveau du markup effectif moyen (30 %). Au même moment, la propension à utiliser la procédure du costplus-pricing atteint en moyenne 30 %. L’élévation du niveau moyen de l’objectif de markup n’est pas sans effet sur le niveau moyen du markup effectif. Si l’on compare le niveau moyen du markup effectif (fig. 12.2y) atteint en 2050 avec celui observé à la même date dans la simulation précédente (fig. 12.1y), on constate que l’adoption de nouvelles stratégies d’ajustement des prix avec des objectifs de markup plus élevé se traduit par un gain de 5 points en moyenne. Cependant, contrairement à nos attentes, l’évolution des stratégies se poursuit au delà de ce niveau, les entreprises continuant à élever leur objectif de markup ainsi que leur propension à utiliser la procédure du cost-plus-pricing. En 2060, la procédure du cost-plus-pricing devient la procédure la plus fréquemment utilisée par les entreprises. Cette même année, le niveau moyen de l’objectif de markup atteint 40 %, soit 9 points de plus que le markup effectif constaté au même moment. Si l’élévation de l’objectif de markup a un effet limité sur le markup effectif, en revanche il se traduit par une élévation considérable du nombre de faillites (fig. 12.2m). Une analyse avancée de ces faillites montre qu’elles touchent essentiellement les entreprises dont l’objectif de markup est le plus élevé. Ces faillites ne sont pas sans effet sur l’évolution des stratégies des entreprises qui connait un ralentissement à partir de 2060. Les niveaux de l’objectif du markup des différentes entreprises commencent 321 à converger. A partir de 2080, le niveau moyen de l’objectif de markup se stabilise autour de 50 %. La propension à utiliser la procédure du cost-plus-pricing met un peu plus de temps à se stabiliser, aux alentours de 60 %. Si on laisse la simulation s’exécuter au-delà de 2100, la stabilisation de ces deux paramètres est confirmée. Nous observons donc un changement radical du comportement d’ajustement des prix des entreprises en 2030 et 2100. Quelles sont les conséquences macroéconomiques de ce changement général de stratégie ? Si nous comparons les résultats de la simulation avec ceux du scénario précédent, nous constatons que la part des profits est un peu plus élevée (25 % contre 20 %), le salaire réel un peu plus faible (75–80 contre 80–85), l’inflation un peu moins forte (10 à 13 % contre 12 à 15 %). Cependant, ces modifications paraissent limitées au regard de l’importance du changement des stratégies des entreprises ; la dynamique macroéconomique du modèle paraît peu affectée par ce bouleversement.