Le neurchi, nouvel outil de patrimonialisation
Communauté Internet et patrimoine collectif : le neurchi comme société de fans
Un collectif de fans à part entière. Avant d’étudier avec plus de précision les mécanismes qui font de Neurchi de Kaamelott un agent privilégié de la promotion de l’univers Kaamelott au rang de véritable patrimoine culturel, nous souhaiterions développer plus avant les mécanismes qui définissent et donnent vie au groupe et à ses appendices. Chaque neurchi, comme vu en introduction, s’impose de prime abord comme l’énième alvéole d’une ruche numérique vertigineuse. Pourtant, loin d’être indistincts, ces groupes de memes (et a fortiori NDKAA) parviennent pour la plupart à revendiquer une identité suffisamment forte pour apparaître au premier plan de la plateforme sociale et populariser leur univers. En vérité, il nous semble que c’est bien cette dynamique paradoxale, alliant le cadre prédéfini que dessinent Facebook en tant qu’archistructure et les codes de la neurchisphère*, et un développement singulier, qui fait le succès d’un tel groupe. En effet, en bon promoteur du meme, le neurchi mime mais ne reproduit pas, adapte mais détourne, y compris son propre cadre et son propre cheminement. Dans un premier temps, il nous faut nous pencher sur ce qui indifférencie d’une part les groupes Facebook et d’autre part les neurchis en tant qu’interfaces numériques. Au premier regard, tous les groupes Facebook semblent sensiblement identiques dans leur structure (que nous détaillerons et tenterons d’expliciter au fil de ce chapitre) et ce, qu’ils soient privés ou publics (1). Seuls varieront les contenus (posts, bannière, titres) et la diversité des profils. Un même cadre pour des objets et des sujets qui diffèrent. De ce point de vue, le neurchi est en vérité un espace relativement familier pour les quelques 28 millions de Français présents et actifs sur des groupes Facebook . Cette familiarité, nous le verrons, s’avère d’autant plus essentielle. D’un point de vue 114 plus symbolique, chaque neurchi se caractérise également par une structure hiérarchique plus ou moins stricte incarnée par une équipe de modadmins* (composée de modérateurs et d’administrateurs) qui régissent le groupe en publiants les actualités du groupe, en filtrant les posts, Asselin, Ch., « Facebook les chiffres essentiels en 2021 en France et dans le Monde », Le neurchi, nouvel outil de patrimonialisation. Le Goaziou M2 en surveillant l’espace commentaire ou, de manière plus générale, en veillant à l’application des règles du neurchi. D’ailleurs, si NDKAA possède ses propres règles (2) (règles qui doivent être acceptées puisque le groupe est privé), chaque neurchi demeure libre de fixer son propre code, dans le cadre de bienséance imposé par Facebook. Toutefois, certains consensus existent au sein de la neurchisphère comme l’interdiction formelle du fameux tag sauvage*, celui-ci consistant en une identification d’autres membres de la communauté Facebook au sein de l’espace commentaire et étant perçu comme une incursion aussi parasite que peu constructive. Chaque manquement aux règles est susceptible de conduire à un mute (interdiction souvent temporaire de poster et/ou de commenter sur le groupe) ou à un ban (bannissement du groupe). De même, certaines questions à l’entrée du neurchi permettent de trier les faux profils, comme le souligne François Andrieux, administrateur fondateur de NDKAA (annexe 3 p. 34). Enfin, élément au potentiel patrimonial non négligeable, le monde des neurchis jouit d’un vocabulaire spécifique (44% des sondés le trouvent utile), détaillé pour une part en annexe de cet essai. Une des premières forces (mais aussi, nous le verrons, faiblesses) de NDKAA est donc sa structure qui délimite un espace clair pour le fleurissement de la communauté. Cependant, Neurchi de Kaamelott possède, en plus de sa thématique, une histoire et un développement qui lui sont propres, fruits de près de 3 ans d’existence. Autant marqué par les succès (NDKAA ayant déjà remporté la Coupe de France du meme où s’affrontent tous les neurchis) que par les crises (suppressions répétées du groupe par Facebook), le neurchi est parvenu à continuer sa croissance (cumulant jusqu’à 115 000 membres sur Facebook avant le zucc* de 2021, et 100 000 abonnés sur Instagram en octobre 2021) tout en multipliant sa présence numérique via ses capillarités étendues au-delà de Facebook. La création de la page Instagram Instagraal, de la page Kaamelott memes, du Neurchitpost NdKaa ou plus récemment de la page Reddit viennent témoigner de cette popularité et de l’étendue d’un tel réseau.
Le neurchi comme lieu de mémoire patrimonial
Maintenant que sont tracées les grandes lignes du cadre communautaire propre à Neurchi de Kaamelott, se soulèvent des enjeux culturels d’une ampleur loin d’être négligeable et que nous nous empresserons de détailler. En agissant en interface aussi moderne que nouvelle entre la série et sa communauté de fans, NDKAA se pose en effet selon nous comme un agent patrimonial à part entière. De prime abord, on serait tenté de ne voir en Neurchi de Kaamelott qu’une simple extension, d’ordre de la niche, des innombrables ramifications constituant à peu près toute fanbase d’un objet pop culturel. Néanmoins, cela serait sans compter sur une autorité cultuelle du neurchi qui, si elle a de quoi surprendre, s’avère être de plus en plus incontournable, aussi bien sur Internet qu’en dehors des frontières numériques. Et pour cause, si le nombre très important des membres présents sur le neurchi (plus d’une centaine de millier, toutes plateformes confondues) donne une ampleur grandissante à la communauté sur la scène fan, c’est bien l’engagement assumé du neurchi sur cette même scène qui lui confère sa légitimité. Au fil des années, l’équipe d’administration du groupe s’est faite, effectivement, de plus en plus ambitieuse en matière d’intégration parmi les fans de Kaamelott. Une telle intégration s’est effectuée, d’une part, via diverses tentatives de rapprochement avec la saga en elle-même, à commencer lors de la célébration des 100 000 membres ayant donné lieu à un entretien exclusif de Caroline Pascale, une des comédiennes bien connues de la série (7). D’un autre côté, si, comme le précisent François Andrieux (annexe 3 p. 37) et Clémence Doucet, Alexandre Astier ne s’est toujours pas manifesté auprès du neurchi, l’intervention d’acteurs de la série participe dans une certaine mesure d’une validation morale des actions du neurchi. En parallèle, les membres du groupe intègrent également le neurchi aux activités de fans plus classiques, tout en en faisant la promotion active, que ce soit via des places de cinéma à gagner ou des tickets pour des conventions geeks à l’instar de Ze Next Convention de septembre 2021 (8). Il est également à noter que la présence de Clémence Doucet, modératrice de NDKAA, au sein de l’équipe d’animation de cette même convention accrédite la position du neurchi comme autorité dans l’organisation du culte de la série. Dès lors, même l’espace médiatique en vient à accorder un crédit certain à la communauté, en témoigne Télérama qui souligne à l’occasion de la sortie du film l’émergence de ces groupes Facebook de fan tout en faisant poser une administratrice (Clémence Doucet) en tête d’article . En découle ce que Patrice Flichy qualifie d’ « expertise 126 ordinaire » , parallèle à l’expertise professionnelle, mais volontiers revendiquée, avec autant de 127 sérieux que d’humour. Seulement, si le fan participe effectivement de la patrimonialisation d’un objet culturel, le neurchi accentue ce processus, d’abord du fait de sa nature institutionnelle. En effet, en tant que structure codée, ordonnée et délimitée, le neurchi offre naturellement un cadre à la pérennisation de la saga. Ainsi, au-delà de la valeur économique ou propre à l’objet, le neurchi, en tant qu’institution participe selon nous de la reconnaissance d’une « valeur d’existence » qui, selon Xavier Greffe, dépend de cette action collective qui, même inconsciemment, ancre la série dans un patrimoine audiovisuel . En outre, en fondant son écosystème sur la série Kaamelott et sur des memes s’y 128 rapportant nécessairement sous peine de suppression, le neurchi réduit la saga à ses spécificités, à ses traits les plus singuliers. Si une telle réduction, nous le verrons plus loin, peut s’avérer problématique, cette dernière permet néanmoins une exposition de l’objet autour duquel gravite l’activité du groupe. On retrouve dès lors un véritable rôle de « médiation » qui, selon Jean Davallon, n’est pourtant jamais clairement affiché . Cette même médiation, par conséquent, inscrit 129 également le neurchi dans la seconde catégorie de donateur patrimonial qui, après le créateur (Alexandre Astier), se pose en « actant abstrait qui se manifeste (ou se produit) collectivement en renvoyant aux caractéristiques génériques d’un groupe (une « culture » au sens ethnologique du terme »
Le meme, entre chantre du détournement et héraut de la tradition
Le meme, une trahison ? Le meme, par définition, a pour fonction première de détourner une image ou une phrase, en bref, une situation, et ce généralement afin de susciter le rire. L’aliénation, de ce fait, est partie intégrante de l’ADN du meme, la garantie de son existence et de sa survie. Aussi celui-ci se maintient-il a priori dans l’altération constante de ce qui lui donne vie. Loin de se contenter d’une dérivation unique, un objet devient mèmique, selon Wiggins et Bowser , à partir de l’instant où un 141 premier détournement d’un support d’origine conduit à une chaîne d’altérations successives, causée par l’intérêt porté par une communauté qui la repartage. En cela, le meme agirait en sorte de parasite ou de virus destiné quasi fatalement à l’oblitération de son hôte inspirateur. Il semblerait dès lors bien difficile de ne pas voir en ce nouveau procédé numérique un péril pour le patrimoine qu’il est supposé soutenir et exposer. Et pour cause, nombreux sont les memes de Neurchi de Kaamelott qui, finalement, s’éloignent assez radicalement de la série, que ce soit dans sa thématique ou son iconographie. Se côtoient par là des memes travaillés replaçant, par exemple, Perceval et Karadoc dans l’univers du Seigneur des anneaux (10) et des mises en scènes humoristiques du débat très français pain au chocolat/chocolatine (11). Ce qui frappe donc, dans cette méthode du détournement, c’est bien le potentiel infini de ses modalités. Actualité, quotidien, pop culture… Aux thématiques sans limites se joignent des traitements innombrables (jeux sur les montages graphiques, jeux de mots, etc.). Par conséquent, la série en viendrait vite à trouver sa valeur de dénominateur commun dans une simple nature de prétexte, ce que relève d’ailleurs François Andrieux, administrateur fondateur du neurchi : « Je ne pense pas que ça grandisse Kaamelott, ni que ça le rapetisse, je pense qu’en soi, en fait, ça n’a pas grand chose à voir. On ne fait pas du tout le même humour qu’Astier. Pour moi ça ne participe pas de Kaamelott. Pour moi c’est totalement dissocié. (Annexe 3 p. 36) » Pour saisir cette idée, nous nous attarderons sur deux pratiques particulières, le shitposting* et la trend*. La première relève davantage d’une approche du meme consistant à l’origine à faire usage de spams offensifs en ligne, mais devenue désormais une façon de produire des memes à l’humour potache, peu raffiné et Wiggins, B. E., Bowers, G. B., Memes as genre: A structuration analysis of the memescape. Le Goaziou M2 peu soigné, voire absurde. Montages approximatifs et blagues scatologiques ou sexuelles s’entremêlent en portant la défiguration extrême du support d’origine comme une valeur à part entière. Aussi, l’absurde est-il parfois poussé à ne conserver, par exemple, qu’un mot ou que quelques lettres d’une réplique d’origine pour forcer le meme ou à inclure des jeux de mots plus faciles les uns que les autres. Le shitpost devient alors un éloge de la simplicité et un rejet comique de la sophistication, une sorte d’apologie du grotesque et d’une médiocrité activement recherchée (12). Sans filtre, le Neurchitpost NDKAA (13), créé spécialement pour le shistposting, apparaît comme un espace plus permissif mais aussi très populaire, le groupe comptant 11,6 mille membres et étant considéré comme un appendice tout à fait légitime du groupe principal. Le détournement extrême devient donc une valeur à part entière (bien que niche) de la culture meme. Une autre pratique, celle de la trend, vient soutenir cette tendance. Ayant pour principe de prendre une image ou une réplique, appelés template, comme point de départ, la trend vise à produire le plus de détournements possibles et ainsi, le plus de memes. Prenons par exemple une trend du Neurchitpost du 30 novembre 2020 ayant généré plus de 150 memes dérivés de la réplique (peu connue) « Est ce qu’il y aurait pas là, à ce moment là, un petit risque de décès ? » (14). Si pour certains le contexte est changé mais que la réplique reste intacte, bientôt la trend pousse le besoin de renouvellement dans ses retranchements, l’intégrité grammaticale et lexicale de la réplique étant bientôt totalement bouleversée. En témoigne par exemple les jeux consonantiques d’abord avec « décès » qui se muent en « d’Essais », « fessée » ou « CDD », pour aboutir à de simples rimes en « é » ou « er » puis à un changement complets des termes. L’humour relève ainsi autant du jeu de mot astucieux que de l’épuisement absurde du sens. L’aliénation en devient presque totale, et la réplique comme l’image, toutes deux issues de Kaamelott, sont presque entièrement phagocytées.