Le réveil des classes moyennes ivoiriennes

Le réveil des classes moyennes ivoiriennes

Les instabilités du régime de croissance et les processus de différenciations sociales en Côte d’Ivoire : les classes moyennes dans la tourment L’émergence des classes moyennes en Côte d’Ivoire s’inscrit dans le temps long des instabilités du régime de croissance. Du miracle ivoirien des « vingt glorieuses » aux incertitudes de la période dite de la « conjoncture », en passant par des épisodes de reprise jusqu’au renouveau contemporain de la croissance, ces différentes phases de croissance ont accompagné les processus de stratification sociale selon des modalités spécifiques et non continues. Aujourd’hui, alors que la Côte d’Ivoire renoue avec un cycle de forte croissance économique, les enjeux relatifs aux classes moyennes sont autant sociaux (cohésion sociale dans un contexte de réconciliation nationale), économiques (développement d’un marché interne nécessaire aux objectifs de diversification de l’économie) que politique (légitimité et stabilité politique dans un contexte de fortes attentes sociales). La mise en perspective historique des régimes de croissance en Côte d’Ivoire (1.), tant sur le plan de la description des caractéristiques des différentes phases de croissance que de l’analyse de leurs déterminants économiques et politiques fondamentaux, permettra de mieux saisir les discontinuités et instabilités des processus de stratifications sociales au sein desquelles peut être analysée la formation de ces catégories intermédiaires (2.). 

Une mise en perspective historique des régimes de croissance en Côte d’Ivoire

Depuis 2011, la Côte d’Ivoire connaît un renouveau économique suscitant tant l’attrait des investisseurs privés que l’enthousiasme des institutions internationales. Il s’agit ici de revenir brièvement sur les caractéristiques de ce succès économique et ses enjeux (notamment sociaux) (1.1.) avant d’en faire l’analyse plus précise, tant en le resituant dans le temps long des différentes phases de croissance (1.2.) qu’en identifiant les transformations structurelles réellement à l’œuvre au regard des déterminants fondamentaux du modèle de croissance ivoirien (1.3.). 

Un nouveau miracle économique ivoirien (2011-)

Malgré un environnement international incertain, depuis 2011 et la fin des violences postélectorales la Côte d’Ivoire renoue avec un cycle de forte croissance économique. Cette croissance se fait à un rythme particulièrement élevé : après une chute du PIB de 4,1% en 2011, celui-ci-bondit de 9,2% en 2012 et continue à évoluer sur un rythme de croissance moyen avoisinant les 8-9% par an jusqu’en 2016 (Banque Mondiale, 2017 ; OCDE, 2016). A tel point que sur cette dernière année, la Côte d’Ivoire devient le deuxième pays du continent africain au taux de croissance le plus élevé, derrière l’Ethiopie (Graphique n°1). Malgré un ralentissement récent, les perspectives des institutions internationales restent bonnes, la Banque Mondiale estimant que le taux de croissance du PIB devrait converger autour de 7,5 % en 2019. Du côté de la demande les moteurs de ce renouveau de la croissance ont progressivement évolué sur la période. Dans l’ensemble, c’est la demande intérieure qui joue un rôle central. Du côté de l’investissement, de 13,1% du PIB en 2012, la FBCF passe à 19% du PIB en 2013 et se maintient jusqu’en 2016 autour de 17% du PIB (Banque Mondiale, 2017 ; OCDE, 2016). L’investissement public tient ici une place prépondérante dans un contexte de reconstruction des infrastructures dégradées après plusieurs années de crises et de violences. Les plans nationaux de développement (PND) 2012-2015 et 2016-2020 attestent de programmes d’investissement ambitieux. Dans un climat politique plus apaisé l’investissement privé a répondu à la dynamique de l’investissement public et a lui aussi nettement augmenté. Il est ainsi attendu qu’il prenne progressivement plus significativement le relais de l’investissement public. Dans ce contexte politique plus stable, la consommation des ménages joue elle aussi un rôle moteur sous l’impulsion d’une augmentation des revenus soutenue notamment par plusieurs mesures politiques (revalorisation du salaire des fonctionnaires, accroissement significatif du SMIG, réforme du secteur cacao). Cette expansion de la consommation pourrait certainement préfigurer la consolidation d’une classe moyenne si elle concernait une plus grande partie de la population et pas seulement celle relevant des emplois salariés du secteur officiel public et privé. Du côté de l’offre, les principaux secteurs d’activité du pays ont contribué à cette croissance. L’agriculture, vivrière (riz, plantain, maïs, manioc) comme d’exportation (cacao, café, noix de cajou, caoutchouc, huile de palme), a connu une progression particulièrement forte portée par des prix internationaux incitatifs (notamment les prix du cacao) et des récoltes en hausse à la faveur de bonnes conditions climatiques (le retournement de ces deux facteurs pour certaines productions agricoles expliquant le ralentissement récent de la croissance). Le secteur secondaire a été un bénéficiaire assez direct des grands programmes 9 d’investissement publics à travers les activités de constructions (autoroute entre Abidjan et Yamoussoukro, hôpital Moscati, et troisième pont Marcory-Riviera). Le secteur des services, qui représente le secteur le plus important de l’économie (50% du PIB), a joué un rôle moteur au travers de la dynamique du secteur des télécommunications (réorganisation du secteur de la téléphonie mobile), de l’énergie (effort d’extension de la distribution d’électricité dans le pays), du commerce et des transports.Ces dynamiques s’inscrivent dans un climat des affaires et un environnement macroéconomique favorables. Le rapport Doing Business de 2017 classe ainsi la Côte d’Ivoire à la 2ème place au niveau ouest africain derrière le Ghana (120e). Le pays gagne aussi 14 places à l’Indice MoIbrahim sur la gouvernance Africaine entre 2014 et 2015 et se classe au 21ème rang sur 54 (AEO, 2017). Sur le plan macroéconomique, l’inflation reste stable en dessous des 3% annuelle et la politique budgétaire relativement maîtrisée grâce notamment à des efforts de recouvrement fiscaux. Le stock de la dette publique avoisine les 42 % du PIB fin 2015, et le risque de surendettement sur la dette extérieure semble rester modéré (Banque Mondiale, 2017 ; AEO, 2017). A l’instar de ce qui est parfois qualifié de « miracle » de la croissance en Afrique depuis le début des années 2000 (Young, 2012), ce renouveau de la croissance ivoirienne entraîne avec lui son lot d’espoirs en termes d’émergence du pays. Pour autant, les mêmes incertitudes qui alimentent le débat sur la situation du continent africain trouvent une résonance particulière dans le cas de la Côte d’Ivoire. Les progrès sur le plan de l’amélioration des conditions de vie, de la réduction de la pauvreté et des inégalités sont en effet très lents. Avec un faible nombre d’emplois créés dans les secteurs dits « modernes » (privés et publics), le marché de l’emploi en Côte d’Ivoire est dominé par le « secteur informel ». Selon les estimations les plus récentes, ce dernier représente autour de 90% de l’emploi (AGEPE, 2014 ; INS, 2015) et contribue à hauteur de 30 à 40% au PIB (FMI, 10 2017). Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la situation sur le plan des conditions de vie (dans ses différentes dimensions, monétaires et non monétaires) ne se soit guère améliorée. Ainsi l’incidence de la pauvreté (la proportion d’individus sous le seuil de pauvreté), est de 46,3 % en 2015 (INS, 2015). Autrement dit près d’un ivoirien sur deux vit sous le seuil de pauvreté national (soit une dépense de consommation journalière inférieure à 737 FCFA). Cela ne représente qu’une baisse très légère par rapport à 2008 (48,9%). Selon un sondage Gallup en 2013, à peine un tiers des ivoiriens se déclarent satisfait de leurs conditions de vie, le taux le plus faible parmi les pays du panel enquêté (graphique n°2). De même, en 2014, l’enquête de la CAPEC révèle que la moitié des chefs de ménage interrogés considèrent que le niveau de vie de leur famille s’est dégradé depuis 2011 (CAPEC, 2014)

Retour sur les grandes phases du régime de croissance ivoirien depuis les indépendances

Depuis son accession à l’indépendance jusqu’à 2011 la Côte d’Ivoire a connu une trajectoire de croissance particulièrement instable que l’on peut scinder en 4 grandes phases de durées différentes et qui se distinguent assez nettement au regard de l’évolution du taux de croissance du PIB par habitant (graphique n°3) Au lendemain de son indépendance la Côte d’Ivoire va connaître une période faste de près de 20 ans avec une croissance économique soutenue, son PIB réel évoluant à un rythme moyen proche de 8% par an (Cogneau et Mesplé-Somps, 2002). Alors même que sur la période sa croissance démographique est aussi très forte (plus de 4% par an), la Côte d’Ivoire parvient dans les années 1970 au statut de pays à revenu intermédiaire. Le succès est tel que la Côte d’Ivoire devient un exemple international, au point que le président américain Johnson l’évoque en ces termes : « To those that tell us that developing countries are really doomed (…) we have a simple answer. We say to them: Look at the Ivory Coast » (in Bamba, 2016, p. 117). Comme le soulignent Bouquet (2011) et Bamba (2016), les origines du « miracle ivoirien » remontent à la période coloniale et notamment la période de l’après seconde guerre mondiale. A cet égard, la stratégie de développement fondée sur l’exploitation de l’avantage comparatif agricole et forestier du pays s’inscrit dans cette continuité. Le développement extensif des agricultures d’exportation va alors bénéficier d’un environnement international favorable marqué en particulier par le « boom » des prix du café et du cacao. La production et les exportations agricoles (et de bois) vont croître à des rythmes très élevés (entre 7 et 10% par an) et représenter près de 80 % des exportations sur la période (Berthélemy et Bourguignon, 1996). L’encadrement des prix aux producteurs à travers l’organisme de la Caistab (Caisse de stabilisation et de soutien des prix des produits agricoles – CSSPPA) a permis de leur assurer des revenus conséquents et relativement stables. Mais la Caistab a aussi permis à l’Etat de capter des parts considérables du surplus agricole. Ces surplus ont notamment servi à financer une politique volontariste de grands investissements dans les infrastructures, la santé et l’éducation et une politique salariale et de recrutement avantageuse dans la fonction publique (avec notamment dans les années 1970 le « décrochage » du salaire des enseignants, militaires et magistrats de la grille de rémunération officielle). Ainsi, tous les ivoiriens se sont sentis bénéficiaires du miracle. La stratégie consistait également à diversifier progressivement les structures productives à travers une politique d’industrialisation par substitution aux importations qui connaîtra son apogée dans les années 1970 : en 1974 l’agriculture et l’exploitation forestière ne constituent plus que 30% du PIB (contre 60% dix ans auparavant (Berthélemy et Bourguignon, 1996). Ce modèle de croissance extensif impulsé par Houphouët Boigny a ceci de particulier qu’il repose sur un savant équilibre entre ouverture libérale et planification keynésienne4 . Son keynésianisme est tout incarné dans la régulation des marchés et des prix ainsi que dans un développement planifié au moyen de plans quinquennaux. Son libéralisme et son ouverture au capitalisme se traduisent par une forte extraversion. Une extraversion commerciale d’abord à travers les exportations agricoles, une extraversion des facteurs de production ensuite à travers sa dépendance aux capitaux étrangers (dette et aide publique au développement) et à une main d’œuvre étrangère (venue des voisins du Nord, Burkina Faso et Mali). 

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