La théorie compositionnelle des suites modales chez Anatol Vieru
Structures intervalliques et technique des cribles dans « Ode au silence »
Cette pièce, qui représente dans l’intention du compositeur « une étude musicale sur le temps et l’espace », est divisée en trois mouvements. Le premier mouvement expose un bloc sonore, constitué de 61 hauteurs différentes, obtenu par la superposition des différents états d’une même structure modale ; ce bloc sera ensuite sculpté, découpé à l’aide de cases temporelles prédéterminées. Progressivement, les trous qui se créent ainsi sont remplis par des trémolos de gongs. Il s’agit d’une sorte de musique en creux ; la pensée modale d’Antol Vieru gère, en fait, l’avènement du silence, à l’aide d’une application rigoureuse du système des hauteurs dans le domaine rythmique et dans l’organisation des dynamiques254 . L’importance de ce premier mouvement repose sur le fait que le compositeur exprime la transformation d’une structure modale en harmonie ; par l’intermédiaire de la technique des cribles, qui est aussi à la base de la génération du mode employé tout au long de la pièce, cette harmonie est, à son tour, mise en temps et devient forme musicale. Le « criblage » de l’espace des hauteurs se réalise par un processus de Fibonacci à partir du nombre 1 (non répété). Etant donné que le processus s’arrête presque immédiatement, cela correspond à engendrer une structure modale par les premiers nombres premiers. Ces nombres sont interprétés comme des intervalles, ce qui permet d’obtenir la structure (1 2 3 5). Cette structure intervallique est « composée », au sens de la théorie modale, avec la classe de hauteur {0}, ce qui revient à la déployer à partir du do central du piano255. Le résultat de cette première opération de « composition » est donné par la figure suivante : Figure 102 : Déploiement de la structure intervallique (1 2 3 5) à partir du do Le processus de Fibonacci est abandonné et la structure modale est prolongée par ajouts successifs de nombres premiers. Le procédé est réalisé en « miroir » en considérant le do comme axe de symétrie.
Théorie des suites modales et leur utilisation dans « Symphonie n. 2 » et « Zone d’oubli »
Nous allons maintenant décrire quelques aspects techniques de la théorie des suites modales. Il s’agit d’une approche algébrique du calcul des différences finies, un problème que nous avons récemment étudié dans le cas de structures plus générales que les groupes commutatifs. Cependant, avant d’en donner la définition formelle, nous voudrions donner une idée intuitive d’un point de vue musical en reprenant la technique du déploiement d’une structure intervallique à partir d’une hauteur donnée telle que nous l’avons vue dans la pièce Ode au silence. En renversant la perspective, nous pourrions considérer comme point de départ une gamme non octaviante que nous imaginons de répéter à l’infini. En réduisant les notes de la gamme modulo l’octave, on obtient une suite (infinie) d’entiers de classe de hauteurs qu’on peut noter de la façon suivante : f = 0 1 3 6 11 6 5 0 1 3 6 … Une telle séquence se répète égale à elle même toutes les sept valeurs. On dira donc que sa période est égale à 7. Ses valeurs sont toujours comprises entre 0 et 11. On dira donc qu’il s’agit d’une suite périodique à valeurs dans le groupe cyclique Z/12Z. Pour retrouver la structure intervallique utilisée par Vieru, il suffit de faire la différence (modulo 12) entre la deuxième valeur et la première, la troisième et la deuxième et ainsi de suite. On obtient ainsi la nouvelle suite (infinie) d’intervalles, qu’on notera f’ : f’ = 1 2 3 5 7 11 7 1 2 3 5 7 11 … Il s’agit à nouveau d’une suite infinie ayant la même période que la suite initiale, c’est-àdire 7. On peut imaginer de réitérer le processus en interprétant les données intervalliques 184 comme des classes de hauteurs. Par soustractions successives, on obtient ainsi les suites f’’, f’’’, etc. Le problème posé par Vieru, et auquel le compositeur n’a pas su complètement répondre, concerne la caractérisation du comportement des suites dérivées par le processus de soustractions successives. Ce problème n’a trouvé une réponse qu’au début des années quatre-vingt grâce à la formalisation algébrique proposée par Dan Tudor Vuza256. La réponse réside dans un théorème qui caractérise toute suite périodique à valeurs dans un groupe cyclique257. Il s’agit d’un théorème de décomposition qui affirme la possibilité de représenter toute séquence périodique à valeurs dans un groupe cyclique Z/nZ comme une somme de deux séquences ayant des propriétés structurelles très particulières. Cependant, avant de commenter ce résultat fondamental, nous allons placer le problème des suites périodiques dans son contexte algébrique naturel.