La question de la douleur des animaux les composantes du débat
Le développement des systèmes de production depuis l’après guerre et leurs caractéristiques Entre le monde paysan construit par dix mille ans de relations domestiques avec les animaux et le monde industriel dans lequel s’inscrivent aujourd’hui les productions animales, des éléments essentiels du travail avec les animaux d’élevage ont profondément changé. Etre paysan, comme l’écrivait Henri Mendras (1984), était un état. Etre agriculteur, être éleveur est devenu un métier. La zootechnie, née en France au milieu du 19ème siècle en même temps que se développait la société industrielle, a été un outil essentiel de ces transformations. L’idéologie du progrès qu’elle a véhiculée a permis d’imposer une idée de la modernité appuyée sur la science (notamment la biologie et l’économie) et la technique au service de la patrie et du progrès social (Dechambre, 1928; Diffloth, 1914; Gasparin, 1843; Laplaud, 1940; Sanson, 1858; Sanson, 1907). La relation de travail individualisée et familiale et la proximité avec les animaux d’élevage décrites par Keith Thomas (1983) ont cédé progressivement la place à un rapport instrumental. Les animaux d’élevage sont devenus, en théorie sinon dans les faits, des « machines animales » à haut rendement. La sensibilité a été occultée au nom de la productivité et de la rentabilité. Cette « révolution de l’élevage » s’est faite avec l’appui des pouvoirs publics et des théoriciens de l’élevage (zootechniciens, enseignants, vétérinaires) qui ont permis l’entrée de l’industrie dans l’élevage (Augé-Laribé, 1950; Mayaud, 2002; Weber, 1983). L’organisation du travail a ainsi progressivement été rationalisée (alimentation des animaux, logement, hygiène, reproduction,…). Ce n’est toutefois qu’après 1945, grâce à des innovations essentielles (notamment les antibiotiques et la synthèse de la vitamine D qui permettent de maintenir constamment les animaux dans des bâtiments), à des soutiens publics importants et à l’enrôlement d’une partie des agriculteurs dans le processus de « modernisation »1 que les filières de productions animales (filière avicole, filière lait, filière porcine, filière veaux de boucherie…) se sont construites en tant que telles et ont pris un véritable essor. Le rapport des paysans aux animaux et à la nature est devenu un rapport de pouvoir appuyé sur la technique : « Aucune génération de paysans n’avait senti son pouvoir sur la nature grandir de façon aussi rapide et palpable » (Faure, 1966). Le premier plan quinquennal de modernisation et d’équipement de 1946, dit plan Monnet (1947-1952), a inscrit l’agriculture dans un projet économique global, basé sur une industrie moderne et puissante, et lui a fixé deux objectifs : d’une part retrouver dès 1950 les niveaux de production agricole d’avant guerre et satisfaire les besoins alimentaires de la population française sans recours aux importations et d’autre part développer les possibilités d’exportation. Au service de ce projet national, le Plan de Modernisation de la Production Animale visait à renforcer la part des productions animales et à les orienter vers la production laitière et vers une production porcine susceptible de fournir rapidement une viande substituable à celle des bovins dont le cheptel était à reconstituer. « Il faut noter ici que les produits animaux constituent des aliments ‘nobles’, protecteurs de la santé, dont la consommation doit s’accentuer à mesure que le niveau de vie s’accroît. On peut donc s’orienter vers une expansion de ces productions sans crainte de surproduction » (Plan de Modernisation de la production animale, p 21).
Relations entre humains et animaux d’élevage et contagion de la souffrance en systèmes industriels et intensifiés – focus sur la production porcine
La relation entre travailleurs et animaux d’élevage, un lien séculaire La relation entre humains et animaux domestiques représente un héritage multimillénaire sur lequel reste fondées les sociétés contemporaines. Elle est décrite comme partie prenante du lien social, qu’elle soit expliquée par l’émergence de « communautés mixtes » (Midgley, 1998), l’existence d’un « contrat domestique » (Larrère & Larrère, 2000) ou inscrite dans un rapport de don (Porcher, 2002b). Le caractère indissociable de la relation entre humains et animaux et ses conséquences sur les animaux et les personnes, mais également sur les résultats de la recherche, ont notamment été mis au jour dans le cadre de l’expérimentation animale (Arluke, 1991; Arluke, 1999; Davis, 1992; Porcher, 2002c). La relation entre humains et animaux a une forme historique spécifique en élevage puisqu’elle prend place dans le champ du travail agricole. Ce contexte particulier a longtemps conduit à minorer la part relationnelle du travail avec les animaux et à occulter la place de l’affectivité dans le travail en la réduisant à de la sensiblerie ou à du sentimentalisme. Or,l’implication affective est une composante inévitable et nécessaire du travail avec les animaux d’élevage, ce qui signifie qu’entre les travailleurs et les animaux douleur et plaisir se partagent (Porcher, 2002a). L’industrialisation de l’élevage et le développement international des « productions animales », c’est à dire des systèmes industriels et intensifiés- a réduit les multiples rationalités du travail avec les animaux d’élevage à une seule : la rationalité technico-économique. Les autres rationalités du travail, notamment relationnelles, identitaires et morales ont été réprimées par le processus d’industrialisation initié comme tel en France depuis le milieu du 19ème siècle à l’appui de la zootechnie, la « science de l’exploitation des machines animales » (Porcher, 2002c). L’organisation industrielle du travail (semblable dans tous les pays), le déni de l’intersubjectivité du lien entre éleveurs et animaux, la répression des rationalités non économiques du travail provoquent une dégradation des relations entre travailleurs et animaux (Porcher, 2006). Avec des conséquences en termes de santé humaine car cela génère une souffrance psychique chez les éleveurs et les salariés (Dejours, 1993; Durand et al., 2000). Contre la souffrance, celle qu’ils subissent et celle qu’ils infligent aux animaux, les travailleurs (éleveurs, salariés, techniciens, vétérinaires, chercheurs,…) mettent en place, individuellement et collectivement, des stratégies défensives. Mais les défenses ont un revers, elles bloquent la pensée et empêchent ainsi tout changement de représentations et de pratiques. Elles peuvent rendre tolérables des pratiques parfaitement immorales (Dejours, 2001). Les défenses empêchent en effet de porter un jugement rationnel et moral sur ses propres actes. Lorsque les défenses sont insuffisantes ou montrent des failles, du fait d’influences extérieures ou à cause de la dislocation des collectifs de travail et de l’isolement des travailleurs, la souffrance s’installe (Dejours, 1995; Dejours, 2001). Souffrir au travail provoque de nombreuses pathologies physiques et mentales, et peut même conduire au suicide (Dejours, 2005). Le lien entre douleur des animaux et souffrance des travailleurs a donc des conséquences importantes en termes de santé au travail, santé physique et santé mentale.