La propagande par l’image à des fins de séduction et de terreur
A travers l’étude du corpus et des différentes variables de l’analyse nous proposons de montrer ici comment sont construites les images et scénarios afin de répondre à des objectifs de séduction, de persuasion et de terreur. En effet, en croisant les différentes variables à l’étude nous relevons la présence de récurrences. Nous verrons que celles-ci sont diverses et ont pour objectifs de créer et manipuler différentes émotions, sentiments et affects, vers des réactions221 . Si les affects semblent influer sur les dynamiques d’engagement, les émotions dites réactives pourraient ensuite mener au terrorisme, en favorisant le passage de l’intentionnalité à l’action222. L’étude du discours de l’Etat Islamique nous rappelle que les émotions sont bien susceptibles de produire de l’action, et sont donc instrumentalisées sciemment par les acteurs du recrutement, dans les dynamiques de l’engagement à haut risque, comme le terrorisme223 , et le militantisme224. Christophe Traïni montre bien l’impact du « choc moral » dans les prises d’engagement et les militantismes225, mais aussi que l’image peut constituer ce choc moral en créant de l’émotion226. L’expression des émotions serait donc l’une des clés de compréhension de la radicalisation227, des engagements à risque228 et violents229. Nous montrerons comment les images et les discours par leur mise en scène, et les moyens de celle-ci, sur le fond et la forme, créent de l’émotion et produisent de l’action. Nous verrons que la propagande visuelle instrumentalise des registres qui lui sont propres pour interagir avec les affects des spectateurs. La vidéo a la particularité de cumuler une dimension visuelle, et une dimension auditive et discursive, c’est pourquoi nous traiterons séparément les deux supports vidéo et photographie. 5. La transposition en vidéo d’un discours djihadiste et terroriste Le support audiovisuel est central à la méthode de propagande de l’Etat Islamique, d’un point de vue qualitatif comme quantitatif. Elle est à la fois « arme de guerre et outil de légitimation et de recrutement » 230 . La vidéo ouvre un vaste éventail de possibilités, en matière de formats et procédés de mise en scène de l’action et du discours, pour élargir la portée de son message. L’utilisation d’un matériel de pointe, et des techniques modernes inspirées du cinéma occidental, permettent la production d’un contenu qualitatif et attractif vers l’occident. Elles contribuent à assurer « « L’avantage concurrentiel » de Daesh sur le marché mondial du terrorisme » 231. Pour assurer sa promotion et faire patienter ses sympathisants, l’Etat Islamique se réapproprie jusqu’aux outils hollywoodiens tel que le trailer232. La promotion s’appuie par ailleurs sur un graphisme de qualité qui le démarque également de ses concurrents dans la région. Ce qui fait l’une des forces de la propagande de l’Etat Islamique, c’est l’intérêt porté au fond comme à la forme. Le résultat réside dans la dimension discussive et dans l’esthétisme global de la vidéo, dans son degré de sophistication, qui évolue avec le contexte233. Elle repose en effet sur un important travail de mise en scène, qui permet généralement d’en définir les cibles. Celle-ci s’appuie sur les acteurs, les lieux et l’action, mais aussi sur le discours. L’image permet de créer de l’émotion, c’est le travail sur celle-ci, la mise en scène, qui va permettre de faire naitre celle-ci, et d’influencer les comportements.
Le recrutement : la vidéo pour séduire et convaincre
Le premier type de vidéo se rapporte au recrutement, c’est-à-dire à la séduction de potentiel sympathisants vers le djihad. L’objectif principal de ces vidéos est de grossir les rangs du groupe en recrutant des partisans sur zone. Nous allons analyser par quels procédés l’Etat Islamique séduit dans le corpus, grâce aux images et au discours. Cette catégorie de vidéos correspond essentiellement à la période qui précède et suit la réinstauration du califat, qui a lieu le 29 juin 2014. A cette période, les supports de recrutement sont centraux à la propagande de l’organisation, tandis que la terreur est secondaire. Ces différentes données se confirment à l’étude du corpus sur la période citée. Ce qui transparait également ici c’est la volonté du groupe de recruter à l’extérieur. La pluralité d’acteurs étrangers présents dans les vidéos, une soixantaine sont interrogés dans cette catégorie, dont plus de la moitié d’occidentaux, témoigne de cet intérêt porté à l’étranger. Cette remarque est également appuyée par le fait que ces acteurs s’expriment généralement dans leur langue d’origine. Les occidentaux sont appelés d’abord à construire le califat, puis à le défendre contre l’agresseur. En effet, nous avons dégagé deux sous catégories de vidéos visant à recruter. Nous avons d’abord relevé l’existence de vingt-trois vidéos de séduction, soit environ 17% du corpus, qui font la promotion de l’Etat Islamique comme une aventure et un projet de vie, et sont donc très axées sur l’escapisme. Puis dans un second temps dix vidéos insistant sur le devoir, soit 8% du corpus, qui s’inscrivent davantage dans le registre moralisateur, viril et guerrier. Ces deux sous catégories, malgré des variables communes, reposent sur un discours et une mise en scène différentes. A elles deux, elles représentent environ 25% du corpus. Si les vidéos ayant attrait au recrutement se raréfient par la suite, c’est en raison du contexte sur zone peu propice à l’arrivée de nouveaux membres, et du déclin progressif du groupe sur le terrain
L’escapisme et l’accomplissement de soi pour séduire et persuader
Cette période démarre à l’été 2014 avec le rétablissement du califat autoproclamé, et se prolonge jusque 2015. La réalisation de cette promesse sur la terre du dernier calife joue un rôle notable dans l’offre de recrutement de l’organisation, du fait de sa centralité dans l’imaginaire djihadiste240. L’importance de ce point est perceptible dans les vidéos du corpus sur cette période, elles vendent le califat comme un idéal à portée de main. Le djihad est présenté comme un projet de vie, idyllique et familial, dans un pays béni par les hadiths. Les vingt-trois vidéos dont nous proposons ici l’analyse font d’abord la promotion du Califat et de la vie dans ses rangs, mais également du cheminement individuel et personnel de membres qui l’ont rejoint.Cette époque fait écho à une aire victorieuse sur les plans militaires et politiques, à une période d’allégresse perceptible dans le corpus vidéo. La méthode choisie ici pour recruter repose sur des registres positifs, sur une mise en scène attractive et sur la promesse du bonheur. Cette période correspond au « mythe du combattant heureux » 241, le héros suit un cheminement qui le conduit vers l’accomplissement ultime de soi à l’issue d’une aventure242. A l’été 2014, une première série de vidéos, très liée au contexte sur zone, se multiplie sur les deux chaines principales. Elles font la promotion de l’Etat Islamique et du califat, dont le rétablissement se profile, ou tout juste rétabli. Elles vendent un projet de vie qui combine l’opulence et la piété. Elles invitent à rejoindre un pays de cocagne, où commencer une nouvelle vie idyllique et respectueuse des préceptes islamiques. Optant pour une méthode douce de séduction et de persuasion, elles invitent le héros à vivre une aventure qui le mènera sur les terres bénies du califat. Cet aspect de la propagande du groupe est original, puisqu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un discours guerrier ou d’une incitation à la haine, commune au terrorisme, mais d’un discours de séduction vers un projet de construction. A l’opposé du choc moral, du recrutement sur des émotions comme la colère ou l’indignation, il s’agit au contraire d’instrumentaliser des émotions positives pour générer de l’engagement.