La description de son insertion dans la communauté d’origine des francophones
La prise en compte du récit du parcours évènementiel permet de s’intéresser au « sujet » de l’histoire. Opérer la distinction conceptuelle entre « individu » et « sujet » 449 de l’histoire démontre la dualité des points de vue que l’on peut employer sur l’homme. Le point de vue qui considère les humains comme des « individus » s’intéresse à eux selon une extériorité et tend vers l’objectivité, le point de vue subjectiviste s’intéresse, quant à lui, à l’humain via une intériorité, non pas en se concentrant sur l’intentionnalité de l’agent, mais sur sa perception de la réalité450. Si le sujet est inscrit au sein du monde et réalise des actions en son sein, la mise en récit de ses actions permet à celui-ci de leur conférer un sens. Si le sujet ne confère du sens à ses actions qu’au travers des perspectives de sa monade, il rompt l’incommunicabilité de celle-ci par la mise en récit de son vécu. Si c’est au sein de la parole que se concrétise ce partage des représentations, dans les cas de la littérature exilique celui-ci est l’acte d’un auteur réfléchissant son passé, lui donnant une orientation, en vue de l’orienter vers sa réception par un autrui identifié. Ainsi, ce récit de soi est toujours déjà un récit pour autrui et nous pensons que c’est au travers l’étude des représentations du parcours exilique que l’on peut comprendre la façon dont les auteurs souhaitent inscrire leur parole dans l’espace français. Aussi, il faut considérer l’acte littéraire comme un régime discursif qui se sur-imprime à celui d’une attention purement « réelle ». C’est dans un processus complexe que s’organise ce système identitaire des francophones choisis d’Europe médiane. Il doit être compris comme un combat mené par le sujet exilique pour que sa vie ne soit pas seulement perçue comme un ensemble de données objectives, mais comme étant l’expression d’une perspective subjective. Alexis Nouss déplore la disparition de l’étude du récit exilique qui tend à faire oublier le caractère heuristique de l’expérience de l’exil. Sans la prise en compte de la spécificité de cette expérience, l’approche socio-économique de ce phénomène conduit à vider de « sa chair » l’étude du mouvement des populations. Par l’étude du récit451 de l’exil, il est possible de se pencher sur les coordonnées ontologiques du sujet en exil et non plus seulement à l’inscription de celui-ci dans un cadre spatio-temporel. Cette expérience ontologique de l’exil, Alexis Nouss la conceptualise au travers de la notion d’exiliance. C’est par cette dimension qu’elle appelle la désignation néologique d’exiliance qui insiste sur ses potentialités d’affirmation ou de résistance par lesquelles elle échappe au déterminisme exclusif de facteurs extérieurs. Nulle passivité dans l’exiliance, elle ne marque ni un manque ni une perte, mais affirme un ethos. Le système de l’exil qui promeut un ethos, voire un visage singulier, s’organise autour de trois pôles: la thématisation de sa vie au travers d’une intrigue453, la création du seuil454 à partir duquel l’auteur se fait créateur du sens de sa vie, et la description imaginaire de la terre d’arrivée. En outre, la création du visage de l’exilé des francophones choisis ne se fait pas repliée sur soi, mais en dialogue avec les autres exils : qu’ils soient ceux antiques ou ceux du XXe siècle. Par la référence aux autres, les écrivains dessinent une différence455 . En outre, le recours singulier à l’étude des textes littéraires sous un angle communicationnel nous permet de fonder notre approche de l’acte exilique au travers des récits de légitimation de celui-ci. En effet, l’œuvre littéraire permet le retour constant du sujet sur sa vie et la configuration de celleci dans un ordre agencé afin de créer un sens particulier. Par l’étude de la légitimation de l’exil se dessine également la légitimation de la prise de parole du sujet. Aussi, il est possible de voir se dessiner en même temps qu’un propos descriptif de l’exil, un propos de légitimation de la prise de parole dans une scène énonciative au sein laquelle l’auteur tente de s’inclure. Ces œuvres, dans un double mouvement, parviennent à décrire les causes de leur départ (ethos du témoin), tout en dépeignant l’imaginaire représentatif qui les guide vers la France (ethos énonciatif).
La description de la communauté d’Europe médiane : création d’un récit de commémoration négative
Par l’acte d’écriture l’auteur exilique obtient la capacité de relire sa vie et de conférer une intrigue à celle-ci. Nous émettons l’hypothèse que l’acte d’écriture consiste en moyen de subjectivation456 de sa vie à l’inverse de la confession qui elle est une recherche de l’objectivité de la vie. Si l’idéal de la confession est d’avouer et de parvenir à un savoir du vécu proche de celui recherché lors des démarches historiques, le mouvement de mémoire se distingue de celui-ci puisqu’il s’agit toujours d’une histoire réappropriée dans le présent de l’énonciation qui joue alors rôle de positionnement relationnel entre le locuteur et le récepteur qu’il se choisit au sein même de cette mémoire-affichée. Cette re-lecture de soi, au travers de l’écriture, s’ancre, dans le cas d’auteurs exiliques, dans la légitimation de son départ par l’écriture. Aussi « les mises en récits de soi sont toujours plus qu’un simple agencement d’évènements, plus qu’une mise en ordre chronologique. Les récits de vie sont imprégnés de tentatives d’explication […], de justifications, de jugements sur soi-même ou sur les autres. » Si dans la modernité l’exil possède une pluralité de sens et de définitions, ce n’est que lors de son écriture que l’auteur lui attribue une sémantique458 particulière. Ainsi, nous proposons de percevoir que celle-ci se réalise dans l’organisation dialectique de leur parcours : se polarisant entre la terre de départ et celle d’arrivée. En outre, cette sémantique individuelle de l’exil s’oppose à une compréhension extérieure du phénomène percevant celui-ci comme une condamnation, une éviction de la société d’origine du sujet. Comment d’un parcours subi, selon une optique historique ou sociale, celui-ci est-il fait un parcours choisi dans une optique communicationnelle ? Comment cette perspective du choix de l’exil est-elle présentée comme un jalon de leur inscription dans la scène communicationnelle française ?
Journal d’un combat contre les Rhinocéros
La mutation sémantique entre l’exil perçu comme une condamnation et une ouverture pathos et l’exil perçu comme une opportunité de rejoindre l’espace français prend place dans les œuvres des francophones choisis d’Europe médiane par la relecture de leur inscription pré-exilique dans la société d’origine des écrivains. L’acte de configuration littéraire entraîne un bouleversement sémantique de la notion d’exil qui d’un départ forcé, au travers de la description de l’univers d’origine des francophones choisis, devient un choix en vue de survivre. Selon nous, cette mutation sémantique n’est pas neutre, mais constitue le passage d’une identité-mêmeté, que l’on pourrait définir au travers des sèmes de la migration, à celle de l’identité narrative, que l’on doit définir au travers de ceux l’exil. Le détachement de la sphère d’origine des auteurs n’est alors plus perçu en termes de mouvement spatial, mais selon une optique existentielle. Ainsi, l’étude du système identitaire de l’exil vers la France fait naître l’idée que le témoignage du parcours en Europe médiane n’est pas neutre, mais est déterminé par la volonté de relire celui-ci en fonction d’une volonté constitutive d’une intrigue particulière de soi. La légitimation narrative du départ s’organise par la mise en place d’une perception de la vie sociale en Europe médiane comme se concrétisant sous l’angle de la « pantisation » des hommes et la perte d’une possibilité d’inclusion au sein de cette communauté. Ainsi, se crée au sein du lieu de départ une dialectique entre le moi de l’auteur, souhaitant conserver son statut d’humain, et les autres se transformant en « bête » ne réfléchissant plus à leur action. Cette description de la société d’origine revêt un caractère particulier dans l’œuvre de Ionesco. De ses interventions publiques roumaines à celles françaises, il dépeint la même obsession : la Roumanie des années est devenue folle et entraîne les individus à devenir des « rhinocéros ». « Dans la Roumanie légionnaire, bourgeoise, nationaliste j’ai eu sous les yeux le Démon du sadisme et de la bêtise obstinée » Ces mots d’Eugène Ionesco ont paru en 1946 en Roumanie (mais ils ont été plus tard significativement étoffés dans le volume Présent-Passé, publié en 1968 à Paris. » Comme le remarque Norman Manea, la description de la Roumanie comme terre infernale, puisque tourmentée par le démon de l’idéologie, compose une des constantes de l’œuvre de Ionesco avant et après l’exil. C’est selon celle-ci qu’il justifie sa séparation d’avec Cioran et Eliade tous deux devenus, selon lui, fous. Il décrit la rhinocérisation comme suit. Les idéologies, devenues idolâtries, les systèmes automatiques de pensée s’élèvent, comme un écran entre l’esprit et la réalité, faussant l’entendement, aveuglent. Elles sont aussi des barricades entre l’homme et l’homme qu’elles déshumanisent, et rendent impossible l’amitié malgré tout des hommes entre eux ; elles empêchent ce qu’on appelle la coexistence, car un rhinocéros ne peut s’accorder avec celui qui ne l’est pas, un sectaire avec celui qui n’est pas de sa secte.