L’isotopie comme processus de la présomption à la valida-tion
Ce que nous voulons exprimer ici est qu’une isotopie est également, et surtout, un moyen efficace de guider l’interprétation d’un texte, et un outil formel pour capter les objectifs et présuppositions interprétatifs de l’interprète. Interpréter peut, à un certain niveau déjà suffisant dans une approche informatisée, être vu comme la construction et l’explicitation d’isotopies. Comme le dit F. Rastier : «En général, on considère l’isotopie comme une forme remarquable de combinatoire sémique, un effet de la combinaison des sèmes. Ici au contraire, où l’on procède paradoxalement à partir du texte L’isotopie comme processus de la présomption à la valida-tion 74 pour aller vers ses éléments, l’isotopie apparaît comme un principe régulateur fondamental. Ce n’est pas la récurrence de sèmes déjà donnés qui constitue l’isotopie, mais à l’inverse la présomption d’isotopie qui permet d’actualiser des sèmes, voire les sèmes.»[49](p. 12). Encore plus loin, la volonté de mettre en place des isotopies lors de l’interprétation d’un texte permet de réduire la multiplicité des identifications de sèmes. Le fait d’avoir déjà utilisé /couvert/ comme sème pour ’fourchette’ peut guider l’utilisateur à interpréter ’assiette’ comme ustensile alimentaire et non comme synonyme d’équilibre. C’est là un grand principe, qu’en interprétant un texte on s’attend à sa cohérence, donc à pouvoir y repérer des isotopies ; c’est la fameuse «présomption d’isotopie» de F. Rastier ([49] p 12). Ainsi, en abordant une recette de cuisine, il est clair que le domaine de l’//alimentation// y sera utilisé, et que l’isotopie correspondant à ce sème sera extensionnellement importante dans un tel texte. Plus que cela, tous les repérages de sèmes, même de ceux qui seront «distants» du culinaire, seront tout de même influencés par cette présomption. La présomption d’isotopie peut donc se contenter d’être formellement pauvre, mais se concrétisera en une véritable et explicite isotopie le long du processus interprétatif. Et c’est ainsi que déjà se profile la zone d’assistance informatique que nous proposerons par la suite : elle concernera la mise en forme et la construction enrichissante de données brutes.
L’isotopie approfondie
Revenons donc plus attentivement sur ce qui se cache réellement derrière cette notion. Elle fut tout d’abord proposée par A.J. Greimas, puis reprise tous azimuts dans la communauté linguistique ; il est vrai que la simplicité de son énonciation permet d’y placer un grand nombre de notions, même de non sémantiques. C’est en fait à la récurrence que l’on peut s’attacher facilement. Pour A.J. Greimas, l’isotopie consistait principalement en la répétition du même classème (au sens particulier que nous avons évoqué plus haut). F. Rastier a donc largement étendu cette notion, puisqu’une isotopie, selon lui, peut s’exprimer par la récurrence de n’importe quel type de sème. Cette proposition donne en fait une véritable souplesse au rapport entre les ordres syntagmatique et paradigmatique. En effet, le statut des sèmes dépend de l’organisation des signifiés en classes sémantiques, donc de l’interprétation qui les repère ; et il en est de même de leur forme. Ainsi, cette notion de récurrence est une abstraction par rapport à ces considérations, et tend à unifier une interprétation en soi. Mais nous verrons plus tard que la nature des sèmes récurrents, en ce qu’elle traduit un niveau de systématicité, peut également avoir des conséquences non négligeables sur le rôle de ces isotopies.
Syntagmatique et paradigmatique
Revenons donc sur cette dualité de l’isotopie, à laquelle F. Rastier s’intéresse d’ailleurs, pour y accepter la récupération d’un principe de Jakobson [25], celui de la «projection du principe d’équivalence de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique». Ceci est parfaitement visible en ce qui concerne les isotopies dont le sème est générique dans ses occurrences. Par exemple, «Mange ton gâteau avec ta fourchette» est le siège d’une isotopie mésogénérique, les trois sémèmes qui la supportent étant des éléments du même domaine. Réunis dans la structure sémantique, il entretiennent des relations du même ordre en étant réunis dans un même discours. On passe bien de la langue au discours, en ne préservant de la structuration complexe de la première qu’une partie, mais en la confrontant à la réalité du second, où elle sera confrontée à d’autres formes de complexité. Mais nous verrons que ces isotopies n’ont qu’un intérêt limité dans le cadre de l’analyse d’un texte à vocation littéraire, du moins si l’on considère ces classes sémantiques comme stabilisées à un haut niveau. Nombre d’effets stylistiques se distinguent justement par leur transversalité par rapport à ces classes «typiques».
Isotopie et niveaux sémantiques
La notion d’isotopie a un rôle d’unification sémantique que nous nous devons de mettre en valeur à ce stade. Face à nos préoccupations «globalistes», nous avons en quelque sorte fait des concessions opérationnelles en choisissant une approche par traits sémantiques. Mais c’est l’isotopie qui nous sauve, par cette remontée vers des phénomènes macrosémantiques, grâce à leur statut de structures textuelles. Les travaux plus récents de F. Rastier se sont portés justement vers des notions plus globales, en grande partie basées sur cette notion d’isotopie qui devient alors le matériau de base d’un autre niveau d’analyse des textes. Même si les méthodes et les préoccupations sont identiques, l’appareil conceptuel mis en place dans ces approches nous a semblé à ce stade insuffisant pour supporter une informatisation même partielle. Nous nous concentrerons donc dans nos travaux sur cette notion d’isotopie, en espérant que les assertions formelles que nous ferons à son encontre lui accorderont une souplesse suffisante pour être utilisée avantageusement dans le prochain épisode de cette aventure. Nous donnerons tout de même plus loin quelques propositions sur quelques aspects de la macrosémantique qui peuvent être atteints via une légère refonte de l’isotopie.
Caractérisation d’une isotopie
Intéressons-nous avant cela aux différents types d’isotopie, et aux propriétés qui les caractérisent. Nous disposons, sur la base du statut des sèmes, de deux dichotomies permettant de caractériser plusieurs types d’isotopies : • Isotopies génériques : il y en a trois, types, autant que de sèmes génériques. — Les isotopies microgénériques traduisent une cohésion très forte du discours qui les supportent. Par exemple : «Le couteau se place à droite, et la fourchette à gauche de l’assiette» s’inscrit fortement dans ce taxème //couverts// qui nous accompagne depuis le début. Dans le cas d’une définition en langue du taxème, une telle isotopie traduit des rapports extrêmement précis entre ses sémèmes, et une grande spécificité du texte. Dans le cas d’une justification contextuelle du taxème, une telle isotopie est en fait fondatrice d’un taxème local : parmi l’ensemble des possibilités du discours, son repérage indiquera l’identité du taxème. — Les isotopies mésogénériques apportent ce que F. Rastier appelle une impression référentielle, par la confirmation qu’elles opèrent du respect d’un univers et de pratiques sociales. Par exemple «L’amiral fit carguer la voile» produit un tel effet. Cette distinction d’avec d’éventuels effets référentiels produits par une isotopie microgénérique nous échappe cependant. — Les isotopies macrogénériques peuvent par contre s’abstraire à un certain point du respect des classes sémantiques classiques. Par exemple «Le chat du commissaire aime regarder les oiseaux» est le siège d’un telle isotopie via le sème /animé/, même si la pertinence d’une telle récurrence n’est guère évidente (si ce n’est par son extension aux sémèmes ’aime’ et ’regarder’, qui serait sans doute laissée pour compte dans une approche IA classique). Bien des isotopies macrogénériques sont dans ce cas. Par contre, pour aborder des phrases comme «Les avions à réaction sont les grillepains des anges», une telle isotopie du sème /concret/ ou /matériel/, une des plus aisées à mettre en place face à un énoncé aussi disparate, peut être un premier pas organisateur.