L’instrument comme ressource pour l’activité des travailleurs
Reconsidérer l’instrument : de la prescription à la transformation
Dans cette partie, nous montrerons en quoi le projet rationalisateur du contrôle algorithmique témoigne d’une vision étroite du management. En mobilisant les apports de l’ergonomie de l’activité, il s’agira de défendre le pouvoir de structuration des instruments de gestion. En effet, ce pouvoir se révèle non seulement prescriptif mais également créatif et transformateur. Néanmoins, la perspective rationnelle des instruments de gestion, promouvant des « outils fermés » (Martineau, 2017), bride ce potentiel transformateur. Nous commencerons (1.1) par retracer la naissance de l’ergonomie de l’activité en tant que discipline critique de la perspective rationnelle et taylorienne de la prescription. Puis (1.2), nous montrerons l’enjeu de rechercher un équilibre, entre risques de sur- et de sousprescription, afin de soutenir l’activité des travailleurs. 1.1 L’ergonomie de l’activité comme critique de la perspective rationnelle La perspective rationnelle des instruments de gestion, et plus largement de la prescription, témoigne d’une vision étroite du management. 97 Avec le taylorisme, l’accent est particulièrement mis sur la conception d’outils adaptés à la « machine humaine ». Comme dans l’ergonomie des facteurs humains (Darses & De Montmollin, 2006), il s’agit de concevoir des outils qui prennent en compte les caractéristiques et les capacités des individus. Grâce aux ingénieurs, il s’agit d’analyser avec le maximum d’objectivité le travail humain afin d’en tirer des conclusions (en termes de gestes, de cadences, de facteurs d’ambiance, de temps de pause, etc.) qui permettent d’améliorer la production et de diminuer la fatigue ou les accidents. Les travailleurs sont alors de simples exécutants de la prescription. Le management de proximité est réduit à un rôle secondaire, cantonné à des impératifs de surveillance et de contrôle. La perspective rationnelle des instruments vise à réduire le plus possible les écarts entre le travail prescrit et le travail réel : l’encadrement de proximité vient seulement en support des outils pour éviter les écarts. Le travail symbolique et relationnel du management de proximité (Martin, 2013), qui suppose de bâtir un lien de confiance et de soutien avec les équipes, est peu reconnu. Avec le développement des nouvelles technologies, le rôle de mise en conformation et de contrôle du travail peut se réaliser de plus en plus en l’absence de managers de proximité. En un sens, la perspective rationnelle des instruments de gestion a préfiguré l’avènement du management algorithmique. Le management algorithmique ambitionne en effet la fin du management de proximité, étroitement entendu comme un rôle additionnel de mise en conformation. Grâce aux six mécanismes algorithmiques mis en évidence dans le chapitre 1 (restriction, recommandation, enregistrement, notation, remplacement et récompense), le travail pourrait se piloter totalement à distance.
L’importance de la prescription comme soutien à l’activité
L’ergonomie de l’activité a pour ambitionner de rechercher un équilibre, entre risques de suret de sous-prescription, afin de soutenir l’activité des travailleurs. La spécificité de l’ergonomie de l’activité est de distinguer tâche et activité ; de manière similaire à la distinction faite en Sciences de Gestion entre travail réel et travail prescrit. La tâche correspond à tout ce que la hiérarchie formalise (Darses & De Montmollin, 2006), par oral ou par écrit, concernant les objectifs quantitatifs, les objectifs qualitatifs, les procédures à suivre, les outils de gestion, les règles et les normes. L’analyse de la tâche suppose de décrire la prescription, le travail prescrit. L’activité est quant à elle un processus : elle correspond à tout ce qui se passe effectivement dans les situations locales de travail. L’activité a neuf propriétés, voir tableau 11. Les opérateurs s’adaptent et bricolent en effet leur activité par rapport aux prescriptions officielles : l’activité répond à l’insuffisance et à l’extériorité de la prescription. L’activité se développe en produisant d’autres règles, transforme la tâche voire sert de base pour de nouveaux prescrits. L’analyse de l’activité consiste à saisir la séquence 99 des comportements (gestes, postures, regards, verbalisations spontanées) ainsi que les processus cognitifs qui ont précédé les comportements L’ergonomie de l’activité ambitionne une organisation capable d’accueillir l’autonomie et la subjectivité des travailleurs (Bourgeois & Hubault, in Falzon, 2013). 100 Cette autonomie est nécessaire parce que réaliser l’intention stratégique de la tâche implique bien souvent de déroger au travail prescrit, voir figure 5. Le travail ne peut pas être une simple exécution comme le conçoit la prescription taylorienne. L’autonomie suppose un soutien de l’organisation pour être déployée. L’absence de management (Detchessahar, 2011) et la sous-prescription (Daniellou, 2002) ont des conséquences néfastes en termes de santé au travail et de performance. Daniellou (2002) rapporte notamment la situation délicate des travailleurs sociaux à qui il revient la nécessité d’inventer continuellement des objectifs à atteindre et des moyens pour les atteindre, sans référence à des règles connues et expérimentées. Autrement dit, « lorsqu’il n’y a pas d’organisation, les problèmes sont considérables, mais lorsqu’il y a une organisation, il y a de considérables problèmes » (Béguin, 2010, p. 127). C’est pourquoi la prescription joue un rôle crucial même dans le cas d’organisations « souples » (Ughetto, 2018) – digitales, libérées, collaboratives, agiles, etc. – qui mettent en scène un travail autonome et peu standardisable. La prescription peut être considérée comme une cristallisation temporaire de solutions déjà expérimentées, des moyens discutés d’atteindre les objectifs, qui permettent d’économiser les efforts des travailleurs. L’autonomie a son corollaire, qui est de laisser les individus se débrouiller seuls avec les tensions et les difficultés de l’activité.