L’importance de l’identité d’auteur ne pas être témoin
Dans ce premier mouvement, nous souhaiterions partir de l’idée que l’identité de l’auteur est un enjeu pour toute communication littéraire et a fortiori dans le cas d’auteurs exiliques. En effet, l’auteur étranger, souhaitant intégrer le champ littéraire français, est constamment rappelé à son origine. Comme le note Ulrich Beck : Tous ceux dont l’appartenance semble tant soit peu exotique doivent sans cesse subir ce genre d’interrogations, où se manifeste l’ontologie sociale territoriale de l’optique nationale, que j’ai appelé […] erreur carcérale de l’identité. Selon cette vision du monde, tout individu a une patrie, qu’il ne peut pas choisir : elle lui est innée, il obéit au principe d’alternative exclusive des nations et des stéréotypes qui lui sont propres.370 Piégé par « l’erreur carcérale de l’identité », l’auteur exilique ne pourrait, dès lors, plus que tenir des propos sur son territoire d’origine ou sur son expérience qui l’a mené en France. En outre, l’importance de la correspondance entre le monde fictionnel et l’expérience vécue par l’auteur est telle que cette « littérature invitée » est souvent reçue, dans un premier temps, sous l’angle du témoignage ; c’est-à-dire que le public de réception s’intéresse avant tout au contenu descriptif et référentiel, et non créatif de ces œuvres. De telle sorte que le nom de l’auteur , support de son identité, agit comme un agent de catégorisation. Néanmoins, il se détache du groupement d’auteurs que nous étudions une volonté de ne pas être assimilé à ce rôle. Comment par la prise de parole au sein du champ littéraire français se manifeste une volonté, de la part de ces écrivains, de reconquérir leur identité afin de ne pas être uniquement perçus au travers des sèmes de leur parcours biographique, mais prioritairement par ceux qu’ils se choisissent au travers leur auto-positionnement discursif ? Ce premier chapitre vise à présenter la façon dont les auteurs de la francophonie choisie d’Europe médiane se positionnent dans le dispositif littéraire français et à montrer la mise en place d’une tension que viendra, en partie, résoudre la mise en récit de l’exil.
L’exil et l’attachement à l’histoire : un bagage difficile à porter. 1939, 1956, 1968
trois dates essentielles de l’Histoire européenne du XXe siècle. Trois dates qui agissent comme des jalons du parcours des auteurs que nous souhaitons étudier, puisque nombre de leurs exils se déroulent après ces évènements. Ainsi, leur arrivée en France apparaît comme dépendante des sursauts du XXe siècle, agité par les chocs du nazisme et du soviétisme. Cette empreinte historique du parcours biographique des écrivains d’Europe médiane, devenus francophones, opère comme un sceau qui les marque d’une manière indélébile. On pourrait aller jusqu’à parler d’une « francophonie de circonstance » dans leur cas. La communication littéraire est dépendante d’un imaginaire pré-discursif qui marque l’identité de l’auteur et invite le lecteur à s’intéresser à son œuvre. Cette idée de l’influence du contexte pré-discursif au sein de la communication littéraire peut être résumée par l’influence du contrat de communication. Ce concept de Patrick Charaudeau372 vise à montrer que le locuteur et le récepteur établissent conjointement un « contrat » qui marque les attentes que doit venir combler l’œuvre. Dans le cas de la littérature exilique, la catégorisation qui marque les premières publications des œuvres semble être celle du témoignage373. Ce contrat implique plusieurs orientations discursives : fidélité avec la réalité, ainsi qu’effacement du sujet scriptif qui est reçu puisqu’il a vu, mais non pour ce qu’il est. Cet attachement historique ne conduit pas ces écrivains à devenir des victimes inconnues du XXe siècle, mais bien plus à être des auteurs reconnus comme porteurs de témoignages importants du siècle. Les bagages de sables374 qui dépeint le retour d’une rescapée de la Shoah à la vie normale reçoit le prix Goncourt en 1962 ; Dieu est né en exil375 , reprise de l’errance antique d’Ovide le reçoit en 1960 ; Le sang du ciel première fiction sur la Shoah reçoit le prix Rivarol en 1962 ; J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir376 journal de l’enfance dans un pays soviétique reçoit le « Grand Prix de la Vérité » en 1954 ; La vingt-cinquième heure377 est adaptée au cinéma,…
Voyager avec une lettre d’invitation : la réception d’une « littérature invitée
Si une première composante du dispositif littéraire eu égard aux auteurs exiliques est donc dépendante de l’histoire, ce dispositif est également renforcé par les parrainages que reçoivent les auteurs au sein du champ littéraire français. S’ils permettent une prise de parole, ils tendent à figer celle-ci dans un espace restreint où l’auteur ne pourrait s’exprimer que lorsqu’il témoigne. À l’inverse de l’auteur d’origine française, pour lequel la revendication porte sur une reconnaissance de sa prise de parole390 ; dans le cas de la littérature exilique, la place au sein du champ français n’est pas revendiquée de prime abord par l’auteur, mais est attribuée par ceux qui l’invitent391 à prendre place au sein de la communauté. Cette invitation en même temps qu’elle permet à l’écrivain de pénétrer le champ et donc d’être lu, fonctionne également comme un sceau identitaire qui marque l’identité de l’écrivain et qui lui sera difficile de quitter. De cette façon, les francophones choisis d’Europe médiane acquièrent une identité forte au sein du champ littéraire français : celle de témoin392 des sursauts du vingtième et de réfugié. La préface d’Aragon à La Plaisanterie de Kundera, qui sera supprimée dans les rééditions modifiées de l’ouvrage, dénote de cette introduction du nom de l’auteur comme témoin. « En lisant Kundera, nous en [de la Tchécoslovaquie] possédons le contexte » 393. Ce roman est introduit en parallèle de la publication du livre d’entretiens d’auteurs tchécoslovaques, Trois Générations, mené par un autre exilé : Antonin Liehm et préfacé par Sartre. Ce dernier s’exprime dans un lyrisme profond et rompt avec le régime soviétique dans cette préface, il fait des auteurs présents dans cet ouvrage des auteurs engagés contre le soviétisme. « Trop tard : ceux qui s’expriment ici – et beaucoup d’autres qu’ils représentent- refusèrent cette tolérance » 394. Néanmoins, dès ce premier roman, Kundera tente de se dégager de cette réception et de montrer que son roman, bien qu’il se déroule dans le contexte tchécoslovaque de la guerre froide, se veut plus profond et sonde des possibilités existentielles. Dans le discours critique sur son œuvre, Kundera revient sur ce problème. L’Histoire de l’humanité et l’histoire du roman sont deux choses toutes différentes. Si la première n’appartient pas à l’homme, si elle s’est imposée à lui comme une force étrangère sur laquelle il n’a aucune prise, l’histoire du roman […] est née de la liberté de l’homme, de ses créations personnelles, de ses choix. […] Par son caractère personnel, l’histoire d’un art est une vengeance de l’homme sur l’impersonnalité de l’Histoire de l’humanité.