L’IMMUTABILITE CONTRACTUELLE
Le principe d’immutabilité : corollaire de la force obligatoire. L’immutabilité contractuelle constitue le deuxième versant du principe d’intangibilité. Celle-ci s’induit de la formule employée à l’article 1134, alinéa 2, du Code civil : si le contractant ne peut révoquer la convention par une manifestation unilatérale de volonté, il n’est pas non plus en droit de la modifier379. « Immutabilité » rime d’autant plus avec « intangibilité » que l’on a coutume d’amalgamer les deux termes. La corrélation semble en effet plus évidente encore entre la force obligatoire du contrat et son immutabilité. La dernière constitue nécessairement le corollaire de la première. Du principe de la force obligatoire du contrat en résulte une prohibition traditionnelle de la modification unilatérale de l’engagement380. Si « les conventions tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » 381, les parties sont dès leur conclusion soumises à leur volonté cristallisée dans cet accord382. Législateur et juge sont eux aussi en principe tenus de respecter la volonté initiale des parties et, partant, ne peuvent déjouer leurs prévisions en révisant la convention. C’est ce qu’a affirmé explicitement et avec fermeté la Cour de cassation dans le fameux arrêt Canal de Craponne383 dont la rigueur n’a guère été remise en cause. 78. La portée du principe d’immutabilité. Le principe d’immutabilité contractuelle n’est cependant pas conçu de manière absolue et entend seulement prohiber la mutabilité unilatérale384. Le consensus des parties permet de modifier le contrat initial sans création de rapport de droit nouveau385 et sans qu’il leur soit reproché un accroc au principe de la force obligatoire. En effet, si l’article 1134, alinéa 2, du Code civil autorise les parties à révoquer leur convention par leur commune intention, par analogie, celles-ci peuvent convenir conjointement de modifier un ou plusieurs éléments de leur accord initial386. La modification consensuelle n’est alors que la résultante de la théorie de l’autonomie de la volonté : ce qu’elles ont convenu ensemble d’entreprendre initialement, elles peuvent convenir également ensemble de le modifier en cours d’exécution contractuelle387 . 79. L’application du principe au contrat de société. Si le principe d’immutabilité unilatérale a bien vocation à jouer dans le contrat de société, celui-ci témoigne incontestablement de singularités qui viennent perturber sa mise en oeuvre (Section 1). Toutefois, le contrat de société n’a pas poursuivi son mouvement d’autonomisation vis-à-vis du droit commun des contrats, lequel tend même à renforcer son influence en la matière sous l’impulsion de la jurisprudence (Section 2).
UNE APPLICATION PERTURBEE
En tant que contrat, la société n’échappe pas à l’emprise du principe d’immutabilité. Toutefois, contrat particulier donnant naissance à une personne morale, la mise en œuvre de ce principe se trouve perturbée par deux séries de facteurs : d’une part, la pluralité des liens contractuels (§1), d’autre part et plus encore, la pluralité des effets contractuels engendrés par le contrat de société (§2).
LA PLURALITÉ DES LIENS CONTRACTUELS
La naissance de la personne morale va engendrer une juxtaposition des relations contractuelles. En effet, au contrat de société va se superposer une pluralité de contrats d’apport placés sous sa dépendance. Il en résulte que la modification du premier va souvent générer la modification des seconds. Partant, la plupart du temps, l’application du principe d’immutabilité est plurale et nécessite l’obtention d’une double série de consentements, celui des associés et celui de la société personne morale (A). Il n’est cependant pas exclu d’envisager une individualisation du principe d’immutabilité puisque la modification du contrat de société n’affecte pas nécessairement tous les contrats d’apport (B).
L’APPLICATION PLURALE DU PRINCIPE D’IMMUTABILITÉ
La modification simultanée d’une double relation contractuelle. En raison de la naissance de la personne morale, l’associé devient partie à une double relation contractuelle : il détient à la fois la qualité de partie au contrat de société et celle de partie au contrat d’apport388 . Or, ces deux contrats sont étroitement imbriqués puisqu’ils ont un important contenu partagé. Si le contrat de société conserve un domaine qui lui est propre, les droits et les obligations des associés appartiennent communément à ces deux contrats389. Dès lors, la modification du contrat de société implique la plupart du temps celle des contrats d’apport auxquels est partie la personne morale. Une double relation soumise à l’immutabilité contractuelle. Tant le contrat de société que les contrats d’apport se trouvent soumis au principe d’immutabilité contractuelle. L’immutabilité du contrat de société est assurée, avant son immatriculation, par le droit commun des contrats390 et trouve précisément son fondement dans l’article 1134 du Code civil. Mais, dès lors que la personne morale naît et que les contrats d’apport vont bénéficier d’une pleine efficacité391, l’immutabilité de cette double série de relations contractuelles sera garantie par une disposition spécifique à la matière, l’article 1836 du Code civil. Plus spécialement, les engagements des associés, qui trouvent leur assise à la fois dans le contrat de société et dans le contrat d’apport, seront préservés via le principe spécifique d’intangibilité exprimé par l’alinéa 2 de ce même article : « en aucun cas, les engagements d’un associé ne peuvent être augmentés sans le consentement de celui-ci » 392. Il en résulte que l’ensemble des parties à ces deux séries de contrats doit consentir à la modification de ces engagements afin qu’elle devienne effective. Dès lors, la modification du contrat de société engendrant celle du contrat d’apport, il devient nécessaire de recueillir, outre le consentement des associés, celui de la société en sa qualité de partie et créancière des engagements des associés.