L’essor de la RSE
Le contexte d’émergence de la RSE
A partir des années 1970 (et plus encore dans les décennies suivantes), le mouvement de popularisation du DD s’est inscrit dans le cadre général d’une prise de conscience politique que le bien-être collectif, notamment sur le plan environnemental, n’est pas un problème isolé et local mais un enjeu planétaire (épuisement des ressources naturelles, enjeux climatiques, etc.) auquel doit participer l’ensemble des acteurs (Etats et autorités publiques, entreprises privées, publiques ou mixtes, organisations de parties prenantes, citoyens, etc.) (Chanlat, 2008). Nous mettons ici en avant la façon dont les entreprises, notamment celles de grandes tailles d’origine européenne, ont appréhendé et saisi cet enjeu. Les années 1970 ont été marquées par les premières réflexions sur le devenir de la planète et notamment sur l’empreinte écologique des modes de production intensifs de l’ère fordiste. Elles feront naître l’expression de développement durable qui met en évidence des interdépendances spatiales et temporelles nécessitant de repenser les formes de gouvernance actuelles et les rôles des acteurs économiques. En 1972, la publication du rapport « Halte à la croissance ? », du Club de Rome réunissant des scientifiques, des économistes, des fonctionnaires nationaux et internationaux, ainsi que des entreprises a été le produit symbolique de ces réflexions. Puis, la publication du rapport Brundtland de 1988 dans lequel figure pour la première fois l’expression DD est venue renforcer leur teneur. Dans le rapport Brundtland, la caractérisation couramment retenue pour le DD est de satisfaire les besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Trois objectifs à atteindre simultanément sont posés pour y parvenir : viser l’efficience économique, maintenir l’intégrité de l’environnement, assurer l’équité sociale. Le rapport précise également que le DD doit, en priorité, rechercher la satisfaction des besoins des plus démunis, et reconnaître les limitations de la capacité de l’environnement à répondre aux besoins : « le développement soutenable présuppose un souci d’équité sociale entre les générations, souci qui doit s’étendre, en toute logique, à l’intérieur d’une même génération »18 (Aggeri et Godard, 2006, p.10). L’expression de DD met donc en évidence des 17 L’expression a été reprise en France par l’article L110-1 du Code de l’environnement. 18 Commission mondiale sur l’environnement et le développement, Notre avenir à tous, Editions du Fleuve, (Rapport Brundtland), 1988. 65 interdépendances spatiales et temporelles nécessitant de repenser les formes de gouvernement actuelles et les rôles des acteurs économiques. La visée initiale du DD s’est alors associée à une approche critique des modes de régulation et d’actions publiques des Etats-nations, allant jusqu’à reconsidérer la manière de comprendre l’exigence démocratique (Ibid., 2006, p.11). Tandis que les Etats-nations se sont rapidement heurtés à des limites d’efficacité et de légitimité pour intervenir sur les enjeux portés par le DD, les entreprises, notamment les entreprises multinationales, ont progressivement occupé le devant de la scène. Les entreprises organisent la production, développent et choisissent les techniques pour cette organisation, transforment les milieux et jouent sur l’usage des ressources. Au travers de groupements intéressés, elles constituent bien un acteur politique puissant qui prend part au débat public en exerçant un lobbying sur les instances législatives et les responsables des actions publiques : « pour le meilleur et pour le pire elles sont donc des acteurs dont le comportement et les choix importent pour le DD » (ibid., 2006, p.10). C’est ainsi que le projet politique du DD s’est accompagné dans les années 1990 d’un développement de projets managériaux d’entreprises à travers diverses formes : des Initiatives volontaires patronales menées individuellement et/ou entre pairs et/ou avec des acteurs publics nationaux et internationaux.
La diffusion de la RSE et les limites du modèle dominant
Parmi les instruments internationaux, les plus reconnus dans les milieux d’affaires, participant à la reconnaissance et à la promotion de la RSE, on trouve les principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à l’intention des entreprises multinationales, la déclaration de principe tripartite de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur les entreprises multinationales et la politique sociale et l’initiative du Pacte mondial. Par ailleurs, au côté de ces textes, on observe un foisonnement de normes, labels, outils de gestion, élaborés par des organismes divers, mis à la disposition des entreprises et autres organisations pour les aider dans le déploiement de leurs démarches RSE. Nous nous limiterons à présenter les plus courants dans les milieux d’affaires européens. Enfin, nous préciserons le rôle des agences de notation extra financière qui contribuent amplement au processus d’institutionnalisation de la RSE. Les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, parus pour la première fois en 1976, plusieurs fois révisés, constituent l’outil de référence le plus largement accepté par les gouvernements dans un cadre multilatéral. Les gouvernements en les adoptant s’engagent à les promouvoir auprès des entreprises multinationales, implantées sur leurs territoires24. Dans la dernière version datant de 200025, une large place a été accordée aux aspects liés à la RSE. Par exemple, les exigences de la Déclaration de l’OIT de 1998 relative aux principes et droits fondamentaux au travail ont été intégrées. Les principes de l’OCDE n’ont aucune portée contraignante pour les entreprises. Par contre, leur mise en application repose sur un mécanisme particulier, structuré autour de Points de Contact Nationaux (PCN) dont la composition est tripartite (on y trouve des représentants de l’Etat, des organisations patronales et syndicales). Ces PCN ont pour mission d’examiner les cas ou les requêtes qui leur sont soumis26, de promouvoir les principes auprès des entreprises ressortissantes et de répondre aux demandes d’informations. La déclaration de principe tripartite de l’OIT sur les entreprises multinationales et la politique sociale, adoptée en 1977, a aussi été révisée en 2000 pour intégrer la RSE. Elle couvre les domaines de l’emploi, de la formation professionnelle, des conditions de travail et de vie ainsi que les relations professionnelles. Comme pour les principes directeurs de l’OCDE, la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail a été prise en compte. Depuis 2006, le Bureau international du travail (BIT) a mis en place une démarche d’accompagnement dédiée à la RSE (Maurel, 2009, p.111). Cette Déclaration n’a pas de portée contraignante pour les entreprises, néanmoins le BIT est chargé de conduire une enquête tous les quatre ans pour évaluer l’impact de ce texte sur les entreprises. Sa publication peut jouer le rôle d’incitation auprès des entreprises pour qu’elles appliquent les recommandations de la Déclaration.
La RSE en France
L’intégration de la RSE dans les référentiels internationaux, l’essor de normes, labels, outils de gestion ou encore les discours de l’Union européenne en faveur de la RSE, ont exercé leur influence sur les formes de développement de la RSE en France. Mais, à y regarder de plus près, l’influence des us et coutumes de ce pays, autrement dit, de son histoire dans laquelle s’inscrit la logique du SP, a eu un effet similaire. Maurel (2008) s’est livré à une analyse thématique des discours des autorités publiques françaises sur la RSE entre 2002 et 2007. De son analyse, il ressort une position bien plus sceptique que celle de l’Union européenne sur le potentiel des démarches volontaires de RSE à répondre aux objectifs du DD, tout en contribuant à renforcer la compétitivité et l’innovation des entreprises qui les déploient. Les autorités françaises laissent en effet entendre que pour atteindre de tels objectifs une intervention publique s’avère nécessaire, pour d’une part soutenir et inciter les entreprises à agir en faveur de la RSE ; d’autre part, s’assurer que leur(s) engagement(s) contribue(nt) effectivement aux finalités du DD. Le président de la république, M. Chirac, dans son discours du 27 janvier 2004 tenu à l’occasion de la réunion des entreprises signataires du Pacte mondial à Paris, a ainsi rappelé que les Etats sont « garants des intérêts fondamentaux des Nations et de leur peuple », puis a précisé que « la vie internationale se transforme, mais les Etats continuent à y jouer un rôle majeur. […] C’est à eux de définir les règles d’une mondialisation humanisée et harmonieuse » 34 . « A l’instar du Pacte mondial, les mécanismes d’engagements volontaires se sont multipliés. Mais la question se pose du respect et de la crédibilité de ces engagements » (M. Chirac, discours du 26 janvier 2005, Davos). Les limites de l’auto régulation sont également soulignées par le gouvernement nommé après les élections présidentielles du printemps 2007 : « Ces dernières années, les labels environnementaux ont proliféré. Certains, quasi autoproclamés, s’apparentent à des outils de marketing. Ce manque de coordination risque d’induire des distorsions de la concurrence internationale » (M. Kouchner, Ministre des affaires étrangères et européennes, 5 juillet 2007, Pacte mondial). L’intervention publique en France s’est alors traduite par la promulgation de textes juridiquement contraignants.