Parler de soi dans l’(en)quête de l’objet d’étude une socioanalyse réflexive
Enjeux épistémologiques et démarches méthodologiques
Dans cette thèse, j’ai choisi de travailler en permanence auprès d’une partie de la population sénégalaise, plus précisément la catégorie des salariés, sur les questions de congés, de vacances, de loisirs et donc de tourisme. Ce choix se justifie parce que la vision actuelle du tourisme au Sénégal ne tient pas compte d’un possible renouvellement de la question lié au fait que les Sénégalais entrent peu à peu dans une société salariale, même si ce salariat ne concerne encore qu’une minorité de la population active. Or, une des contreparties du salariat est l’inscription dans le contrat de travail d’une durée dite de « congés payés »1 . Cela permet de poser la question d’une possibilité d’un tourisme intérieur à partir des congés et vacances des employés. A cet effet, j’ai opté pour une démarche qualitative reposant sur des observations et des entretiens, auprès d’une population jugée « pauvre » (Bamony, 2010), jusqu’ici considérée comme « disqualifiée » (Paugam, 2000) à la fois dans le monde économique mais aussi dans le monde du tourisme (Sacareau, Taunay, Pevel, 2015). Si cette population est qualifiée de pauvre, car bénéficiant de l’assistance internationale (Simmel, 199), et marginalisée dans la mondialisation touristique2 , elle reste malgré tout pleinement membre de l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT) dont elle constitue pour ainsi dire la dernière strate. De ce point de vue, j’ai réalisé mon enquête auprès de ces habitants sénégalais, peu légitimés aussi bien sur le plan économique que touristique. Conscient de ma posture de chercheur, j’ai gardé mon rôle et ma capacité à tenir plusieurs points de vue à la fois sur les « provinces de la réalité »
Gestion des émotions, des identités partisanes et des savoirs acquis ailleurs : des pièges constants dans la recherche
L’introspection critique du chercheur qui retourne « chez lui » pour pratiquer le terrain invite très souvent à s’interroger sur la manière de se réapproprier le « terrain proche », d’interagir avec son environnement socioculturel, sa propre communauté, et donc à réfléchir sur la question de la position du chercheur par rapport aux situations et aux interactions problématiques. Cela demande aussi de dissocier l’objectivité scientifique et les identités socioculturelles. Pour ma part, il me semblait nécessaire de faire un travail de dissociation et de distanciation, faisant en sorte que la fascination, l’amour, l’admiration et l’affection que j’ai pour ce pays, dont je suis originaire et où je mène mon enquête de terrain, n’exercent pas d’influence sur la manière d’objectiver scientifiquement le travail. On évoque très souvent le problème de la gestion des identités socioculturelles dans une enquête de terrain, mais il y a aussi celui de la prise de distance par rapport à des évènements qui ont plus ou moins transformé ou influencé in situ ou à posteriori nos perceptions, et ainsi intégrer peu à peu de nouvelles manières de voir et de concevoir. En effet, après avoir passé plusieurs années en France, mon retour au Sénégal en tant que chercheur avait également pour défi de prendre du recul par rapport à mon vécu dans la société française pour éviter qu’il exerce une emprise sur la façon de construire mon point de vue sur les réalités des pratiques vacancières et touristiques sénégalaises. Je dois concéder que j’étais tiraillé entre le besoin de mettre de la distance par rapport à mon état affectif et émotionnel (Weibull, 2011) et le devoir de me départir, comme le recommande Durkheim, des prénotions acquises dans la société française sur la question des vacances et du tourisme. Par émotions, j’entends « des sentiments ineffables autoréférentiels, qui indexent ou signalent notre degré d’implication dans une situation et la façon dont on l’évalue. Elles sont l’expression d’un vécu, ou à tout le moins la représentation d’une expérience dans l’accomplissement personnel d’une tâche sociale » (Van Maanen & Kunda, 1989, p. 53, cité par Weibull (2011, p.408)). 27 Ma posture de chercheur dans la production de connaissances et mon engagement en tant que Sénégalais relevaient de logiques différentes. Mes démarches, mes choix, n’étaient pas uniquement fondés sur des logiques d’ordre scientifique. Ils impliquaient aussi des convictions, des croyances, des systèmes de valeurs qui étaient au cœur de mes réflexions personnelles. Sans en faire le centre de ma démarche, je reviens sur l’existence de ce problème épistémologique dans la recherche, qui mériterait des réflexions plus approfondies. Pour être plus précis, comment le chercheur doit-il faire face aux émotions, aux identités socioculturelles, lorsqu’il mène une enquête sur un terrain proche ? Comment doit-il gérer des savoirs acquis en d’autres lieux pour ne pas tomber dans le piège de la projection ? Théoriquement, je savais qu’il serait indispensable d’intérioriser une posture mentale solide afin de dissocier ce qui relevait de l’enquête (chercheur) et de mes identités socioculturelles (acteur). Mais dans la pratique, sans être conscient de mes prises de positions, notamment dans les interactions avec mon directeur et les enquêtés, il a fallu que je me heurte à des obstacles, que je saisisse l’expertise de personnes extérieures pour engager une réflexion qui a abouti à des arrangements méthodologiques. En effet, les contraintes étaient considérables quand il s’agissait de restituer les données scientifiques recueillies. Entre jugement de valeur et restitution partisane, la mobilisation et le croisement d’expertises multiples m’ont permis non seulement de relativiser, mais aussi de prendre de la hauteur afin de faire face à ces problématiques qui relèvent de la recherche qualitative. Prendre de la hauteur par rapport au terrain n’est pas chose aisée, cela demande un travail de mise en relation des expertises extérieures, un retour sur les situations et interactions vécues, une analyse des ressentis et des réactions afin de pouvoir changer la manière d’appréhender les choses. La confrontation de mes idées avec celles d’autres sociologues sollicités notamment lors de rencontres scientifiques, telles que les colloques et séminaires, a contribué aux arrangements méthodologiques, notamment concernant la manière de gérer les contraintes relatives à l’accès de terrain et d’y faire avancer ma pratique. Les arrangements méthodologiques qui sont survenus lors de la confrontation avec ce terrain n’avaient pas pour vocation de distinguer le vrai du faux, mais de me permettre d’identifier les options qui s’ouvraient à moi, de les saisir et éventuellement de changer ma façon de lire et d’observer les réalités et les pratiques qui se présentaient dans le milieu.