De la construction d’un instrument de diagnostic

De la construction d’un instrument de diagnostic

Proposer de s’intéresser au diagnostic d’une situation réelle d’innovation orpheline soulève la question de l’approche à tenir pour construire une caractérisation d’une telle situation empirique. La démarche est de fait ambivalente : convient-il d’adopter une posture de d’observateur analysant une situation donnée avec les diverses lunettes qu’il a à sa disposition, ou bien est-ce la première phase d’une logique d’action visant à comprendre l’innovation orpheline pour en sortir ? Ces deux logiques, d’observation analytique ou de point de départ à la construction d’une action pour sortir de l’innovation orpheline, sont intrinsèquement liées : en médecine, poser un diagnostic est la première étape du traitement. Nous chercherons cependant à distinguer dans les parties 3 et 4 ces deux approches. Ainsi, dans un premier temps et dans le cadre de l’ensemble de la présente partie, nous adopterons une démarche analytique, où le regard du chercheur cherchera à attraper un phénomène via un instrument qu’il construit et valide. Ce chapitre développera l’approche de construction d’un instrument scientifique pour le diagnostic de l’innovation orpheline. Nous proposerons tout d’abord un parallèle entre les conditions d’existence d’un tel instrument et celles d’un thermomètre, ces deux instruments visant à construire des observables d’un phénomène pour lequel de telles observables ne sont pas données (1.1). Puis la spécificité de ce que représente un outil de diagnostic sera abordée (1.2), ainsi que la question de la validation d’un tel instrument (1.3).

L’instrument scientifique : conditions d’existence et mise en œuvre

Diagnostiquer l’innovation orpheline nécessite de mettre au jour une situation qui fait défaut : l’innovation est attendue mais n’est pas conçue par les acteurs mobilisant pourtant des efforts pour la susciter. En nous appuyant sur le cadre théorique proposé dans le chapitre V, pour caractériser une objectiver les verrous à la conception innovante Chapitre VII – Le référentiel C-K, un outil pour objectiver les verrous à la conception innovante 130 situation d’innovation orpheline, il convient non seulement d’identifier les liens entre les acteurs économiques mais aussi les imaginaires dont ils disposent, et la manière dont ces imaginaires interagissent. Il n’est cependant pas possible d’avoir accès aux imaginaires des acteurs, et encore moins à l’interaction entre ces imaginaires. Un instrument de diagnostic de l’innovation orpheline repose alors sur la construction d’une observable38 de la réalité que recouvre un ensemble d’imaginaires. On cherche ainsi à construire une objectivation d’un phénomène pour lequel il n’existe pas d’observable pour le moment. Construire un instrument scientifique caractérisant l’innovation orpheline est en ce sens analogue à concevoir un thermomètre pour mesurer la chaleur. En effet, l’invention du thermomètre repose sur cette même reconnaissance d’un phénomène réel, mais pour lequel il convient de construire une observable (Knowles Middleton, 1966). L’opposition entre chaud et froid était perçue depuis l’Antiquité, et une telle opposition est décrite par Aristote dans le livre IV du Traité des Météorologiques. Pour Aristote, cette description ne s’accompagnait pas d’une volonté d’attribuer une mesure ou une échelle à ce phénomène. Par la suite, aussi étrange que cela puisse paraître, l’idée d’une échelle de température et d’un niveau de chaleur (chaud, glacial, frais, tiède, brûlant, froid, bouillant, gelé) est familière aux physiciens du XVIème siècle avant même qu’un instrument de mesure ne soit conçu. L’invention du thermomètre ne peut alors être considérée indépendamment de son utilisation et de sa calibration : construire une mesure de la chaleur implique de mettre en évidence un changement de température par rapport à une référence, à un étalonnage. L’invention du thermomètre est en effet couplée à celle du thermoscope, un instrument mettant en évidence une évolution de la chaleur, dont les premiers développements sont basés sur des expériences pneumatiques menées par Galilée (circa 1597). Ainsi, le développement d’un instrument de mesure de la chaleur, le thermomètre, est intimement lié à la construction d’une observable d’un phénomène nouveau mis en évidence, la variation de température, via le thermoscope. On peut cependant relever que l’observable construite, une dilatation du mercure dans le cas du thermomètre, n’est qu’une construction artificielle, sans lien direct avec la perception que l’on peut avoir de la température. Dans une approche similaire, nous proposons de construire un instrument de mesure de l’innovation orpheline comme un instrument de construction d’une observable de l’interaction entre les imaginaires au sein d’un collectif industriel, en construisant des hypothèses quant à des corrélations entre des phénomènes mesurables et le défaut d’interaction entre des imaginaires, i.e la fixation collective.

 La spécificité de l’outil de diagnostic de l’innovation orpheline

Le mot « diagnostic » provient du grec διάγνωση, diágnosi, construit à partir de δια-, dia-, par, à travers, séparation, distinction et γνώση, gnósi, la connaissance, le discernement. Il s’agit donc d’acquérir la connaissance à travers des signes observables. La définition donnée par le Trésor de la Langue Française est la suivante : Conclusion, généralement prospective, faisant suite à l’examen analytique d’une situation souvent jugée critique ou complexe. (Trésor de la Langue Française) La construction d’un outil de diagnostic est alors spécifique, en ce sens qu’il se doit de mettre en évidence non seulement un phénomène mais aussi les facteurs sous-jacents à ce phénomène. L’outil de diagnostic devra ainsi s’appuyer sur des observations pour formuler des hypothèses quant aux facteurs de blocage d’une dynamique industrielle, à la manière dont l’ensemble des imaginaires partageables est travaillé par les différents acteurs de l’industrie. 

Valider un outil de diagnostic

Valider un outil est l’ensemble des opérations par lesquelles le chercheur met à l’épreuve la réalité d’un outil, afin d’en évaluer la pertinence et la fiabilité. Claude Bernard (Bernard, 1865) explicite ainsi que l’expérience scientifique est celle qui est constamment instituée dans le but de vérifier ou de contrôler une idée préconçue. Mais alors, dans notre cas d’étude, quel type de validation est-il pertinent de conduire ? La validation statistique − i.e. la validation d’un outil sur un grand nombre de cas − apparaît comme particulièrement inadaptée : celle-ci doit en effet être conduite sur un échantillon bien constitué de situations d’innovation orpheline. Or, les cas d’innovations orphelines que nous avons mis à jour sont des cas bien singuliers et ne sauraient constituer une base propre à une étude quantitative de notre instrument de diagnostic. Pour valider notre instrument, nous proposons de conduire une démarche de preuve de concept (de l’anglais : Proof of concept). Avec pour objectif une démonstration de faisabilité, la preuve de concept est une réalisation courte ou incomplète d’une certaine méthode ou d’une certaine idée pour en démontrer la faisabilité. La preuve de concept est habituellement considérée comme une étape importante préliminaire au développement d’un prototype pleinement fonctionnel. La preuve de concept a été définie initialement par Bruce Carsten39 : « Proof-of-Concept Prototype is a term that (…) was used to designate a circuit constructed along lines similar to an engineering prototype, but one in which the intent was only to demonstrate the feasibility of a new circuit and/or a fabrication technique, and was not intended to be an early version of a production design. »  La preuve de concept est aujourd’hui mobilisée dans des domaines très variés, depuis l’industrie cinématographique (où des parties de films sont filmées sur fond vert pour présenter une version courte du film avec effets spéciaux) à l’industrie pharmaceutique (où l’efficacité d’un traitement ou d’un médicament peut être démontrée sur quelques cas spécifiques). Nous proposons alors d’adopter une démarche de preuve de concept afin de valider la conception de notre outil de diagnostic de l’innovation orpheline, et ce, en deux étapes : nous conduisons tout d’abord une validation de notre outil dans une situation où l’ensemble des facteurs est contrôlé au sein d’une expérience menée en laboratoire ; puis, nous étendons le champ de validation de notre outil en menant une démarche sur un cas empirique, au sein d’un collectif industriel existant, sur une question réelle d’innovation orpheline, le cas de l’utilisation des nouvelles technologies pour l’aide à l’autonomie des personnes âgées. L’objet de la validation est de montrer que l’approximation qui est faite de construire une observable du phénomène d’innovation orpheline coïncide bien avec une situation observée.

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