La culture au cœur du processus de guérison chez les Autochtones du Canada
Dans ce dernier chapitre, nous allons tenter de saisir les manières dont les traditions des Premières Nations du Canada participent au processus de guérison des addictions. Tout d’abord, nous nous intéresserons aux conceptions de la maladie et du bien-être propres aux Autochtones, ainsi qu’à la signification qu’ils attribuent à la guérison. Nous mettrons en avant les caractéristiques communes des programmes canadiens axés sur la culture ; nous mentionnerons à ce titre quelques exemples de pratiques considérées comme traditionnelles. Puis, nous nous pencherons sur les impacts de la démarche de guérison à la fois au niveau individuel, familial et communautaire, les trois niveaux étant reliés. Nous nous questionnerons alors sur les indicateurs de réussite des programmes et sur les possibilités d’évaluation des interventions auprès des peuples autochtones. Nous pourrons remarquer l’importance centrale de la communauté et de l’engagement collectif dans le processus de guérison. Nous évoquerons les obstacles actuels pouvant entraver les processus de soins destinés aux populations autochtones. Enfin, nous porterons notre intérêt sur les problématiques des Autochtones vivant en milieu urbain. Nous examinerons le cas du projet Building a Nation (BAN) dans le but d’illustrer notre propos. I) La contribution des savoirs autochtones dans la guérison des dépendances A) La signification du bien-être : guérison individuelle et communautaire : Nous l’avons vu, la guérison traditionnelle chez les peuples autochtones repose sur une dimension spirituelle et symbolique. L’univers spirituel des Amérindiens peut être considéré en tant que religion mais pas tel que nous l’entendons. Il ne s’agit pas de religions institutionnalisées par un dogme ou un fondateur. Elles font davantage référence à une médecine amérindienne, transcendant tous les aspects de la vie sociale. Les religions amérindiennes incluent ainsi un ensemble de pratiques et d’attitudes spirituelles, des rituels, des cérémonies et des croyances. La spiritualité amérindienne peut être comparée à un processus ou un « état de conscience » (Peelman, 1994, p. 74). Elle est marquée par une grande hétérogénéité selon les groupes mais des points communs se révèlent. Ce sont toutes des religions au caractère holistique, de type expérientiel/mystique et axées sur l’idée d’harmonie cosmique avec la Nature. Les peuples autochtones attribuent à celle-ci un pouvoir thérapeutique et accordent en ce sens une grande importance à leurs terres ancestrales. Il y a un lien indissoluble entre le cosmos, l’humain et le divin, tous unis au sein d’un réseau de relations inclusif (Peelman, 1994). Nous retrouvons dans tous les rituels une référence explicite à des entités désignées comme des « esprits ».Ces derniers sont des puissances spirituelles intermédiaires entre les hommes et l’Etre suprême ou Wakan Tanka (le Grand Mystère). Les Amérindiens cherchent donc à maintenir de bonnes relations avec eux car ils ont le pouvoir d’agir dans le monde des humains, en tant que manifestations concrètes du divin. Wakan Tanka est au fondement de l’être humain et de tout ce qui « est » dans le monde. Il est une sorte de présence à la fois « insaisissable » et « indéfinissable », qui revêt une forme singulière mais un sens collectif pour tous les peuples autochtones (Peelman, 1994). L’expérience religieuse amérindienne ne peut pas être appréhendée à travers des concepts tels que le polythéisme ou le monothéisme. Le concept le plus adapté serait le « pan-enthéisme », issu de la mystique chrétienne et reposant sur une conception « tout-inclusive » de Dieu (ibid.). Malgré l’influence du christianisme et de la culture occidentale, on observe aujourd’hui la persistance de la spiritualité des Amérindiens. Qu’importe le degré d’intégration à la société « dominante », on constate l’existence de cérémonies traditionnelles sur tout le territoire canadien. La survie de ces religions anciennes serait due à la capacité d’actualisation dont font preuve les membres des communautés autochtones. Beaucoup d’entre eux cherchent effectivement à maintenir leur héritage culturel et spirituel, comme l’a évoqué A. Levesque (2015) à propos des minorités indiennes du Québec. De plus, les religions amérindiennes sont dotées d’une dimension « informative » et « performative » (Peelman, 1994, p. 75) et sont donc ancrées dans l’idée du « ici et maintenant ». Les souffrances actuelles des Autochtones, relevant de la « déculturation » et de la destructuration des communautés, peuvent être traitées grâce aux rituels amérindiens, auxquels on peut attribuer une valeur thérapeutique indéniable (ibid.). Du point de vue autochtone, quand une personne ou une communauté présente des déséquilibres, des problèmes de santé peuvent apparaître. La capacité de résilience, des liens solides avec la culture, la langue, la spiritualité ainsi que le capital social et la solidarité peuvent aider à promouvoir la santé et prévenir les maladies (Agence de la santé publique du Canada ou ASPC, 2015). Ces facteurs de protection du bien-être renvoient directement aux croyances traditionnelles des Autochtones. Ainsi, le mieux-être se situe à deux niveaux 48 interreliés (voir Annexe 2). D’une part, au niveau individuel, les différentes facettes de la vie humaine, soit le physique, le psychologique et le spirituel, doivent être en accord. Pour ce faire, l’être humain doit rétablir une harmonie et une interconnexion en se réconciliant avec lui-même, les autres et tous les éléments composant son environnement. Cela passe notamment par l’adoption d’un mode de vie sain, ou « Mino-Bimaadiziwin » chez les nations Ojibwe (ASPC, 2015). Il s’agit d’une harmonie et d’un équilibre interne et externe, l’univers étant une sorte de réalité « sacrée ». D’autre part, le bien-être renvoie au niveau communautaire, englobant les individus, les familles, les collectivités, la nation, voire toutes les sphères de la vie sociale (économique, judiciaire, politique, etc).
L’idéologie pan-indianiste au cœur du mouvement de guérison autochtone
Nous avons évoqué plus haut la prévalence et l’incidence de l’abus de l’alcool et des substances psychoactives parmi les populations autochtones. Au Canada, quatre caractéristiques sont au fondement de la politique de réduction des méfaits : le pragmatisme, selon lequel l’abstinence n’est pas toujours possible ; les valeurs humaines telles que le respect de la dignité et des droits des individus ; l’importance des risques de la consommation ; la hiérarchie des objectifs visés. Cette démarche pourrait correspondre à la vision holistique de 49 la santé des Autochtones (Reading et Halseth, 2013). Une des initiatives lancée par le gouvernement fédéral se nomme le Programme national de lutte contre l’abus d’alcool et des drogues chez les Autochtones (PNLAADA). Elle marque le passage d’un modèle médical à la promotion de la santé ainsi que le retour à des thématiques spirituelles au cœur des traditions autochtones en Amérique du Nord (Chansonneuve, 2007). La culture et plus exactement la spiritualité amérindienne, se présente comme un support à la guérison. Depuis quelques décennies, un mouvement de guérison autochtone s’est mis en place au Canada, parallèlement à un contexte de revalorisation de la culture autochtone. Celle-ci repose sur plusieurs stratégies, à savoir : retrouver un sentiment d’appartenance et donc, une fierté identitaire et culturelle ; cultiver la sagesse des enseignements traditionnels ; développer de nouvelles manières de vivre, penser et agir et enfin, rétablir les rôles et redonner aux individus la capacité de résoudre leurs propres problèmes (Chansonneuve, 2007). Les centres de soins destinés aux populations autochtones véhiculent ainsi une idéologie basée sur une spiritualité pan-indienne, visant la revalorisation des traditions autochtones (Bousquet, 2005). Le pan-indianisme réunit des éléments culturels hétéroclites, provenant de cultures autochtones différentes, auxquels viennent s’ajouter des savoirs issus de la culture occidentale. Cet ensemble représente une tentative de reconstitution d’une « culture globale, distincte, cohérente et en rapport avec l’histoire de ce que signifie « être d’ici ». » (Boudreau, 2000, cité dans Bousquet, 2005). Il serait également doté d’une « valeur fonctionnelle », dans la mesure où il peut contribuer à la résolution d’un ensemble de pathologies variées, allant des faits de violence aux dépendances et au suicide. Par exemple, les Algonquins ont mis en place des centres de désintoxication. La prise en charge se base sur une vision particulière de l’histoire, à propos de l’aliénation des Amérindiens qui doivent « redevenir autochtones, protéger la Terre-Mère et rejeter l’alcool et les drogues. » (Bousquet, 2005, p. 155). En somme, la thérapie a pour objectif de résoudre le conflit entre les Blancs et les Indiens par la réactivation de la différence identitaire, en mettant l’accent sur des valeurs dites autochtones, telles que la sobriété. En outre, il y a un travail de redéfinition de l’identité sexuelle et de la complémentarité des sexes car la perte de l’identité sexuelle conduirait à la violence familiale et à l’abus de drogues (ibid.). Les approches thérapeutiques associées au mouvement de guérison autochtone se fondent sur l’idée de la « traditionalité ». En d’autres termes, les pratiques sont considérées comme étant issues de traditions « anciennes », apprises et transmises au cours du temps parmi les nations autochtones. Cependant, il n’est pas question de mobiliser des connaissances 50 légitimées en fonction de leur degré de traditionalité (Waldram, 2008). En effet, la référence à des enseignements traditionnels constitue plutôt un point de repère sécurisant pour les individus et une représentation symbolique positive les soutenant dans leur parcours de soins parfois compliqué. Il s’agit plus de combiner différents éléments afin de construire des réponses appropriées aux situations individuelles. Finalement, les participants sont plus animés par l’espoir de trouver des solutions concrètes que préoccupés par la légitimité scientifique et par la traditionalité de telle ou telle pratique ou encore par la « contamination culturelle » (ibid., p. 6). Les centres de soins forment un cadre thérapeutique délimité, où prennent place les activités et plus globalement, un climat de confiance et de sécurité (Chansonneuve, 2007). Avant toute chose, les intervenants soulignent l’importance de partager son vécu avec d’autres par l’intermédiaire du récit de vie. Les récits de vie sont intégrés aux cercles de guérison, durant lesquels les individus se réunissent afin de partager leurs expériences douloureuses (Laugrand et Oosten, 2008). Ils sont utilisés par différents groupes à la fois Amérindiens et Inuits et s’adressent à tous les publics. Chez les Inuits du Nunavit et du Nunavuk, les cercles de guérison ont été importés récemment. Les cercles de guérion instaure un contexte spécifique où les individus expriment leurs émotions, en particulier leur chagrin (cris, pleurs, etc) dans le but d’extraire le mal. Les cérémonies se déroulent dans une atmosphère de confiance et de paix. Le pardon, valeur éminemment chrétienne, est d’une grande importance et la prière détient un rôle central. Il s’agit aussi d’une protection contre les mauvais esprits. On retrouve également les récits de vie au sein des rituels de la suerie/la hutte à sudation (Bucko, 1999). A l’instar des cercles de guérison, la suerie est une pratique qui peut être utilisée pour divers problèmes, qu’il s’agisse de faits de violence, de la perte d’un proche ou d’une maladie. Elle est également effectuée en amont de certaines célébrations, telles que le pow-wow. Là encore, l’expression verbale de la souffrance, aidée par la prière individuelle et commune, est centrale dans la guérison. La suerie peut s’étendre sur plusieurs rondes de prières afin de répondre aux besoins de chacun. Il s’agit d’une « expérience cathartique » (Waldram, 2008, p. 64), se déroulant dans un cadre respectueux et confidentiel où chacun est tenu d’écouter l’autre sans intervenir.
Association(s) de soins occidentaux et traditionnels dans le contexte canadien
Les cercles de guérison et le rituel de la suerie comptent parmi les cérémonies les plus connues et les plus utilisées aujourd’hui pour répondre à la demande de soins des Autochtones. Ces pratiques servent de support au processus de guérison, sans pour autant rompre avec les traitements plus conventionnels ou les apports des médecines alternatives. Dans la vision autochtone, l’approche alternative désigne l’ensemble des méthodes qui ne font pas partie des prises en charge légitimées, réglementées et assurées par les provinces canadiennes (Archibald, 2006). On peut en citer quelques-unes : l’homéopathie, l’acupuncture, la bioénergie, la réflexologie ou la naturopathie. Les approches occidentales regroupent quant à elles l’ensemble des spécialistes et professionnels de la santé ayant été formés au sein des institutions occidentales et renvoient donc aux psychologues, psychiatres, éducateurs, médecins et travailleurs sociaux. Ils sont organisés en corporations, leurs pratiques étant autorisées et reconnues. Enfin, les approches traditionnelles désignent les stratégies de guérison axées sur la culture et comprenant les cercles de guérison, les cercles de parole, la 52 suerie, les fêtes et autres pratiques spirituelles (ibid.). La spiritualité autochtone revêt une grande diversité de formes selon les groupes. A ce titre, il est intéressant de noter que cet éclectisme provient de phénomènes d’emprunt entre les différents groupes autochtones répartis sur le territoire (Waldram, 2008). Dans le contexte autochtone, la guérison regroupe une grande variété d’activités, d’idées et d’événements se manifestant à plusieurs niveaux, de l’individuel à l’inter-tribal (Chansonneuve, 2007). Les thérapies issues de la biomédecine incluent la thérapie cognitivo-comportementale, la psychothérapie, notamment le psychodrame, le counselling individuel et familial, les thérapies non-verbales comme l’art, ou encore la psychoéducation. Les pratiques traditionnelles sont considérées « indigènes » par les Autochtones et non « alternatives ». Cependant, ces médecines se rapprochent dans la mesure où elles partagent une conception englobante de la santé et certains éléments communs dans leur rapport au corps. Par exemple, les guérisseurs amérindiens effectuent des massages pour soigner les déséquilibres physiques, énergétiques et spirituels. Or, ces massages se distinguent de la massothérapie occidentale car ils ne sont jamais appliqués en traitement unique mais associés à une cérémonie spirituelle (Archibald, 2006). Malgré les oppositions apparentes entre ces systèmes de guérison, beaucoup de programmes canadiens fonctionnent sur la combinaison des approches thérapeutiques traditionnelles, occidentales et alternatives (ibid.). Il existe des façons multiples de les associer. Les thérapies occidentales « modernes » sont rarement appliquées seules mais le sont en association avec d’autres interventions telles que des activités culturelles. Généralement, les interventions sont agencées de telle manière qu’elles puissent favoriser une démarche thérapeutique holistique. La plupart des prises en charge s’appuient en priorité sur la spiritualité amérindienne et sur les valeurs culturelles autochtones afin de faire « fusionner » des pratiques à la fois traditionnelles et cliniques (voir Annexe 3, tableau 1). Il peut s’agir ainsi d’une combinaison mixte, où une thérapie est intégrée ou bien adaptée à une autre. Le recours à une pluralité de pratiques met en évidence les qualités de souplesse et de créativité nécessaires à l’établissement de projets destinés aux populations autochtones (Waldram, 2008). Les programmes sont donc poussés à établir des « modèles » de guérison changeants et adaptables selon les particularités et besoins des individus. De plus, cette démarche s’inscrit dans le principe d’ouverture culturelle propre aux Autochtones qui ont souvent procédé à des emprunts d’éléments issus d’autres cultures et groupes (Niezen, 2009). C. Plourde, N. Brunelle et M. Landry (2010) se sont intéressés aux stratégies de résolution des problèmes privilégiés par les Inuits. Ils avancent qu’il existe une compatibilité possible 53 entre les pratiques modernes et traditionnelles de guérison. En effet, il y aurait une convergence entre les valeurs et les attitudes d’aide propres aux Inuits et celles propres aux occidentaux. Au niveau des valeurs, on retrouve l’acceptation des différences individuelles, le respect du patient et de ses décisions et la croyance en sa faculté de changement. Les qualités dans la relation thérapeutique seraient la chaleur, l’absence de jugement et l’acceptation de l’autre. Enfin, le processus d’aide prendrait appui sur le partage, l’écoute, la compréhension ainsi que l’exploration de toutes les options. Les chercheurs proposent de valoriser les stratégies des Inuits grâce à des situations de pluralisme médical respectueuses des référents culturels, sans pour autant rompre avec les connaissances actuelles en matière de toxicomanie.