Le socialisme utopique
Repose sur la création d’une contre-société socialiste au sein du système capitaliste, à l’échelle des petites communautés et à partir de l’initiative des citoyens et en fonction de la production. Il convient de noter que cette pensée a été jugée « utopique » par F. Engels , en parlant de l’échec de la mise en place de la création d’une société idéale. La délimitation du marxisme et du communisme est là : le socialisme utopique ne se concentre ni sur la révolution, ni sur la lutte de classe – en occurrence, celle du prolétariat.
Comme référence dans la construction du socialisme sans l’intervention de l’État, nous pouvons évoquer la pensée de Charles Fourier (1772-1837). En critiquant la société capitaliste industrielle, il imagine des communautés de 1600 personnes (phalanges), sans rapport d’autorité familiale ou parentale, où les décisions se prennent en commun, dans la place centrale du phalanstère. Ce dernier est la maison-cité qui concentre toutes les fonctions nécessaires à la communauté. Dans cette « coopérative fermée de production et de consommation » , les individus travaillent en fonction de leurs passions. Dans la pratique, quelques communautés d’inspiration fouriériste ont vu le jour.
En France, le familistère de Guise débutera en 1859 sous l’impulsion paternaliste de Jean-Baptiste Godin, patron d’une fonderie, qui souhaitait assurer de meilleures conditions de vie pour ses employés. Il introduira l’éducation obligatoire pour tous (gratuite, mixte et laïque), un système de sécurité sociale, une piscine, un théâtre, un économat et des restaurants gérés par les ouvriers. La viabilité de ce projet est prouvée dans le temps : après la disparition du fondateur, e familistère a été capable de tout gérer jusqu’en 1968, date à laquelle la concurrence du marché global devient trop importante .
La liberté économique et le principe du self-help, normes du libéralisme
Conditionnent le positionnement d’un individu sur le marché à partir de sa productivité. La société est ainsi la somme d’individus et de leurs relations, où la redistribution de la richesse est non-productive. C’est la coopération ou l’associationnisme économique qui peuvent réduire la situation conflictuelle de la redistribution. J. S. Mill évoque l’associationnisme économique, en soutenant que les coopératives ouvrières induiraient une « révolution morale » dans la société, dans la mesure où elles aboutiraient à «résoudre le conflit persistant entre le capital et le travail, transformer la vie humaine, la dignité du travail et l’indépendance de la classe ouvrière» . Nous parlons d’une association de travailleurs comme moyen d’obtenir une meilleure répartition des richesses créées par l’entreprise.
En France, L. Walras suggère aux coopératives un « rôle économique […] non pas en éliminant le capital, mais en rendant le monde moins capitaliste, et un rôle moral non moins fondamental, consistant à introduire la démocratie dans les rouages des processus de production » . En pratique, le soutien des individus entrepreneurs (producteurs, agriculteurs ou artisans) et, indirectement, de la création d’emplois a été mis en forme par les banques coopératives de Schulze-Delitzsch (dans les zones urbaines) et de F.W. Reifeissen, déjà mentionné. Ne s’agit-il pas ici d’une confluence des idées libérales, socialistes et de la solidarité chrétienne ? Prenons un exemple de l’impact territorial du libéralisme social : Peugeot à Sochaux ou Michelin à Clermont Ferrand ont soutenu des formes institutionnelles variées, afin de protéger les salariés. Par exemple, à la fin de XIXe siècle, autour de l’entreprise Peugeot, il existait une caisse de retraite, deux sociétés de secours mutuels (une par usine), deux sociétés d’appui mutuel en cas de décès, une caisse d’assurance contre les accidents, des logements ouvriers, trois écoles, deux cercles ouvriers et un hôpital.
Économie sociale ? Une clarification à partir d’une approche normative
Le concept de l’économie sociale (ES) associe deux termes parfois perçus en opposition. L «économie» fait référence à l’augmentation de la richesse à travers la production des biens et des services par des entreprises gravitant autour d’un marché. Le « social » prend en compte la rentabilité sociale et l’amélioration de la qualité de vie89, exprimées par le soutien d’une citoyenneté active et par la contribution au développement démocratique. Néanmoins, l’économie sociale n’est pas une antinomie, car elle concerne justement des interpénétrations entre l’économique et le social.
Qu’ont en commun des organisations si diversifiées du point de vue de leur fonctionnement et des règlementations? Quels sont les principes et les valeurs qui distinguent les organisations de l’ES des secteurs public ou privé ?
Un rapport élaboré pour le Comité économique et social européen90 synthétise la multiplicité des débats et des définitions précédentes. Ainsi, l’économie sociale réunit «l’ensemble des entreprises privées avec une structure formelle dotées d’une autonomie de décision et jouissant d’une liberté d’adhésion, créées pour satisfaire aux besoins de leur membres à travers le marché en produisant des biens ou en fournissant des services d’assurance ou de financement, dès lors que les décisions et toute répartition des bénéfices ou excédents entre les membres ne sont pas directement liées au capital ou aux cotisations de chaque membre, chacun d’entre eux disposant d’un vote et tous les événements ayant lieu par le biais de processus décisionnels démocratiques et participatifs. L’économie sociale regroupe aussi les entités privées avec une structure formelle qui, dotées d’une autonomie de décision et jouissant d’une liberté d’adhésion, proposent des services non marchands aux ménages et dont les excédents, le cas échéant, ne peuvent être une source de revenus pour les agents économiques qui les créent, les contrôlent ou les financent».
Social business, social innovation : une approche anglo-saxonn
Dans un premier temps, la notion d’entreprise sociale est associée à une diversité d’organisations, qu’elles soient à but lucratif ou non lucratif, pourvu qu’elles déploient une activité marchande en vue d’une finalité sociale. Ainsi voyons-nous que bien des écoles de business qualifient (trop vite) d’entrepreneuriat social une action qui met l’accent sur les ressources marchandes et sur des méthodes propres au secteur privé : du sponsoring ou des stratégies de « responsabilité sociale des entreprises ».
Le social business est la forme la plus connue de ce courant. Il rassemble des entreprises, quel que soit leur statut, qui couvrent l’ensemble de leurs coûts par des ressources marchandes et qui fournissent des biens et des services à des clients très pauvres ou socialement exclus, « bottom of the pyramid », qui représentent un nouveau segment du marché. Cette logique nous semble bien capitaliste, la seule caractéristique qui rappelle le sujet de notre thèse étant le fait que leurs profits sont réinvestis intégralement dans l’entreprise, au service de la mission sociale. Dans un deuxième temps, le courant de l’innovation sociale requiert un entrepreneur social créatif et dynamique qui doit répondre à des besoins sociaux . Ainsi, l’entrepreneur social « joue un rôle d’agent de changement dans le secteur social en poursuivant une mission de création de valeur sociale et en exploitant de nouvelles opportunités pour soutenir cette mission. Il s’inscrit dans un processus continu d’innovation, d’adaptation et d’apprentissage, agissant avec audace sans être limité, a priori, par les ressources disponibles et en faisant preuve d’un sens aigu de l’engagement vis-à-vis de sa mission et de ses impacts sociaux » . L’accent est mis d’une part sur le rôle de l’innovation dans l’impact sociale et moins sur les ressources mobilisées et d’autre part sur la prévalence du profit social sur le profit économique .
La définition de l’économie sociale et solidaire
À notre sens, l’économie sociale et solidaire regroupe l’ensemble des organisations privées, formelles, caractérisées par la liberté d’adhésion et par une gestion et un processus décisionnel autonomes et démocratiques (les excédents n’étant pas directement liés au capital apporté par chaque membre), ayant pour l’objectif la création de biens et/ou de services destinés à leurs membres ou bénéficiaires, dans la logique de l’intérêt général. À partir de cette définition, certaines explications sont nécessaires.
Les organisations de l’ESS sont ainsi privées (dissociées des pouvoirs publics) et ont une personnalité morale, les plus répandues du point de vue juridiques étant les coopératives, les mutuelles, les associations et les fondations. Cependant, certaines variations s’imposent selon le cadre législatif de chaque pays (ex : l’existence des « caisses d’aide réciproque », des «unités protégées» ou des « obşti et composesorate » en Roumanie, comme nous allons le détailler plus loin).
Les organisations de l’ESS jouissent d’une autonomie de gestion (autogouvernance), exercée d’une manière démocratique : les décisions des membres – qui peuvent adhérer librement – suivent la logique d’« un homme, une voix ». Ce choix souligne la primauté de la personne et du travail sur le capital.
Table des matières
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : CADRER LE PÉRIMÈTRE DE LA THÈSE
Chapitre I : L’économie sociale et solidaire (ESS) : des approches théoriques
1. Sur les origines et l’émergence de l’économie sociale et solidaire
1.1. Le christianisme social
1.2. Le socialisme utopique
1.3. Le libéralisme
1.4. Le solidarisme
2. Une diversité d’appellations : économie sociale, tiers-secteur, économie solidaire, entrepreneuriat social
2.1. Économie sociale ? Une clarification à partir d’une approche normative
2.2. Hybridation et pluralisme : le tiers-secteur
2.2.1. L’approche des organisations à but non lucratif (école anglo-saxonne du tiers-secteur)
2.2.2. Le tiers-secteur en Europe : une hybridation
2.3. Économie solidaire ? Quelques éléments théoriques
2.4. Innover socialement : entrepreneuriat social, entreprise sociale
2.4.1. Social business, social innovation : une approche anglo-saxonne
2.4.2. Un modèle européen : l’entreprise sociale, cœur de l’économie sociale et solidaire
3. Cadrer le périmètre de notre étude : l’approche de l’économie sociale et solidaire
3.1. La définition de l’économie sociale et solidaire
3.2. Les organisations de l’économie sociale et solidaire
3.3. Quelques caractéristiques et enjeux pour l’ESS
3.4. Économie sociale et solidaire et territoire
Chapitre II : Un premier regard sur l’ESS en Roumanie : une vision limitée à l’ES
1. Définir et étudier l’économie sociale en Roumanie : un travail récent
1.1. Quelques mentions officielles
1.1.1. Les plans gouvernementaux
1.1.2. Les documents de financement de l’Union Européenne
1.1.3. Le rapport de la protection sociale
1.1.4. Les lois autours de l’ES
1.2. Une recherche en émergence, une orientation vers les groupes vulnérables
1.2.1. Une évolution temporelle lente dans la recherche de l’ES
1.2.2. Quelques pionniers dans la recherche sur l’ES en Roumanie
2. Un premier panorama historique et juridique
2.1. Un secteur fragmenté par l’histoire
2.2. Un panorama à partir du cadre juridique
Chapitre III : Une méthodologie choisie pour s’adapter au terrain roumain
1. L’étude documentaire
2. La construction de la grille d’analyse
3. Le choix des terrains d’investigation
4. La collecte des données statistiques
5. La collecte des données de terrain
5.1. Les questionnaires pour la population
5.2. Les questionnaires pour les organisations de l’ESS
5.3. Les entretiens semi-directifs
5.4. D’autres sources de données de terrain
6. L’analyse des données
Chapitre IV. La région Ouest et les terrains d’étude. Quelques repères géographiques
DEUXIÈME PARTIE : PERSPECTIVES STRUCTURELLES ET TERRITORIALES DE L’ESS EN ROUMANIE ET DANS LA RÉGION OUEST
Chapitre V : Une analyse sectorielle de l’économie sociale et solidaire roumaine
1. Les Organisations non-gouvernementales (ONG) – un secteur en croissance
Étude de cas. no. 1 : les ONG de la protection de l’enfant, symbole de l’orientation « groupes
vulnérables » des ONG des petites villes
2. Les mutuelles (Caisses d’Aide Réciproque) – une modalité « réciprocitaire » de réponse financière face aux problématiques sociales ?
Étude de cas. no. 2 : – les mutuelles de retraités (CARP) de Timișoara
Étude de cas. no. 3 : – les mutuelles de salariés (CARS) de la Vallée du Jiu
3. Les sociétés coopératives : une chute à tous les niveaux.
4. Les coopératives de crédit – le déclin d’une pratique ancienne
5. Des « pratiques tangentielles à l’ES » – une forme d’innovation ?
5.1. Les Unités Protégées Autorisées (UPA)
5.2. Les Institutions Financières Non-bancaires (IFN) – un secteur varié et peu connu
Chapitre VI : Typologies et inscriptions des ONG dans la région Ouest
1. Les disparités infrarégionales de l’ESS
1.1. ESS et milieu urbain/milieu rural dans l’Ouest roumain
1.2. ESS et minorités dans la région Ouest
2. Les ONG de la région Ouest : une histoire des besoins
3. Un profil dominant : jeune, urbain et diplômé de l’enseignement supérieur
Étude de cas. no. 4 : Les associations étudiantes de Timișoara. Quelle inscription, dans quels réseaux ?
Chapitre VII : Quel type d’engagement dans la région Ouest ?
1. La population : une vision informelle du bénévolat
Étude de cas no. 5. « Let’s do it, Romania » – une campagne nationale reposant strictement sur des bénévoles
2. Un bénévole jeune et diplômé d’université
3. Effet d’échelle, ou particularités locales dans le domaine du bénévolat ?
4. Une exception urbaine : des projets solidaires portés par des associations à Timișoara
4.1. Commerce équitable et insertion par l’activité économique
4.2. Militer pour un transport écologique
4.3. Dynamiser le secteur culturel
4.4. Des ONG dépassant le volet social-caritatif
4.5. Des pratiques informelles, des valeurs solidaires
5. Dans le milieu rural, quelques pratiques informelles au bénéfice de la communauté
5.1. Des initiatives de haut en bas au niveau de la culture
5.2. Une mobilisation de la population face aux urgences
5.3. Une manque d’initiative à caractère économique
TROISIÈME PARTIE : REPLACER L’ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE ROUMAINE DANS UNE PERSPECTIVE INTERNATIONALE
Chapitre VIII : Situer l’ESS roumaine dans le contexte international
1. Situer la Roumanie dans la dimension internationale du bénévolat, ces 25 dernières années
2. Situer la Roumanie dans la dimension internationale des ONG, ces 25 dernières années
3. Dans quel modèle inscrire l’ESS roumaine ?
Chapitre IX : Quelques enjeux pour l’économie sociale et solidaire en Roumanie
1. Une économie sociale et solidaire très peu connue et assimilée aux services sociaux par la population
2. Quelle viabilité pour les ONG roumaines ?
2.1. Le cadre légal
2.2. La capacité organisationnelle
2.3. La viabilité financière
2.4. Le lobbying
2.5. L’image publique
CONCLUSIONS GÉNÉRALES
BIBLIOGRAPHIE