En quoi l’explicitation peut-elle être considérée comme centrale dans l’activité d’enseignement ?
Dans « Faire l’école, faire la classe » (2004), Philippe Meirieu écrit que « différencier la pédagogie, c’est donner à chacun les moyens de s’approprier les savoirs en respectant ses besoins spécifiques et en l’accompagnant au mieux dans sa démarche d’apprentissage. » Mais chaque élève étant nécessairement singulier dans son histoire développementale et dans son contexte de vie, cet impératif peut s’avérer vertigineux. Il ne s’agit donc pas d’individualiser les apprentissages en fonction de chaque profil d’élève (cela serait impossible) mais de penser, dans la conception même des séquences d’apprentissage, les différences de niveaux de compétences préalables et de stratégies cognitives mobilisables, afin d’anticiper correctement les obstacles susceptibles d’émerger en vue de les prendre en charge. Paradoxalement, le risque de la pédagogie différenciée est le creusement des écarts lorsque l’enseignant, soucieux de permettre aux élèves en difficulté de venir à bout de la tâche, la simplifie, au risque d’en faire une succession mécanique de procédures guidées et de perdre de vue l’apprentissage initialement visé. L’injonction à la différenciation, éminemment légitime, est donc également très délicate, tant l’enfer est pavé de bonnes intentions. Ainsi pour éviter de mettre les élèves les plus fragiles en situation d’échec, l’enseignant risque parfois, en simplifiant les tâches et en réduisant les attentes, de limiter les occasions d’apprendre pour certains de ses élèves. C’est par ailleurs un principe pédagogique général, qui se décline dans l’action enseignante à plusieurs niveaux. Il nous a donc semblé justifié de resserrer l’objet d’étude, passant des actes de différenciation aux actes langagiers d’explicitation.
Explicitation, de quoi parle-t-on ?
Explicitation de la tâche : C’est ce qu’on appelle la passation des consignes, qui intervient en début de séance et indique aux élèves ce qu’ils ont à faire. Cette explicitation concerne la dimension productive de l’activité et permet à chacun de se représenter la réalisation attendue dans sa forme et dans son contenu. Cela passe par une formulation de ce qui est à faire, y compris au plan cognitif, et des modalités de la tâche (comment s’y prendre). Menée par l’enseignant, cette explicitation pourra être reprise pendant l’activité, qui sera parfois interrompue afin que les élèves partagent leurs difficultés et mutualisent leurs stratégies. Ces «pauses» sont collectives ou individuelles, lorsque l’enseignant circule et observe le travail en cours des élèves. Cette dernière modalité, typiquement, est une forme de différenciation puisqu’elle permet d’étayer les élèves pour des difficultés ciblées qui émergent en situation.
Explicitation de la démarche : C’est le tissage décrit par Bucheton dans son « multi-agenda des préoccupations enseignantes », un des outils d’analyse de l’activité répandu dans la formation des enseignants : il s’agit de tisser (et faire tisser) le sens du déroulement proposé en une succession de tâches : rendre clair pour les élèves, au-delà de ce qui est à faire, le lien avec ce qui précède et ce qui suit. Ce tissage se fait d’autant mieux que les phases antérieures auront fait l’objet d’une institutionnalisation (voir le point suivant). Ainsi, les savoirs fixés antérieurement peuvent être convoqués pour une tâche nouvelle, dans laquelle ils deviennent des outils (que la situation pourra faire évoluer).
Produire un texte : une tâche complexe
Depuis les années 1990, les principaux auteurs de la didactique de l’écriture insistent sur la complexité de la tâche pour les élèves et en ont proposé des modèles pour éclairer l’action enseignante : Reuter parle d’un « processus complexe » qu’il convient de penser en termes de «résolution de problèmes». Kervyn, en référence à la littéracie18 propose une conception tendue et intégrée des compétences en jeu, combinant les dimensions techniques et les aspects psycho-sociaux de l’acte d’écrire : l’engagement en tant que «sujet-scripteur» étant fortement déterminé par l’environnement social et affectif de l’élève, il est essentiel d’accompagner le développement de l’enfant en tant que sujet qui s’autorise à être « auteur », qui saisit les buts et connaît les codes de la situation de communication qui lui est proposée. Bucheton propose un modèle structuré autour de quatre axes :
L’activité psycho-affective du sujet écrivant (s’autoriser, se projeter comme sujet capable d’écrire, accepter de livrer sa pensée par écrit).
La situation d’énonciation (très différente d’une énonciation orale courante, où le destinataire est présent, le contexte partagé, les interactions – y compris non verbales – possibles) : à l’écrit, il faut composer avec l’absence du destinataire, faire des hypothèses sur ce qu’il sait, ce qu’il comprend, il faut en somme s’ajuster à lui à l’avance. Il s’agit de construire l’interlocuteur absent.
L’axe sémantique, celui du contenu de l’écrit, de ce dont il parle : connaissances, organisation du raisonnement ou du récit, choix des mots…
L’axe scriptural, celui de la mise en mots, en phrases, en texte, qui convoque des compétences multiples : geste graphique, encodage des sons de la langue, mobilisation de connaissances syntaxiques, lexicales, morphologiques20 en cours de construction, maitrise des codes liés au genre de texte.
La difficulté vient de cette complexité, mais aussi du fait qu’elle se joue dans l’instant : dans l’activité réelle d’écriture, il est délicat, voire impossible de décrocher une dimension de toutes les autres. En écrivant, on fait toujours plusieurs choses à la fois.
Écrire, pour un novice : trois difficultés importantes
Pour Fayol, les enfants apprenant à écrire des mots, des phrases puis des textes se trouvent confrontés à trois grandes difficultés. Premièrement ils doivent s’approprier un code, celui du principe alphabétique qui régit notre écriture. Dans ce principe alphabétique qui structure les correspondances avec l’oral, l’écrit code le son qui à son tour code la signification. Dans notre langue écrite, contrairement à d’autres dont l’apprentissage est plus aisé, la relation entre code écrit et sons est irrégulière : un même phonème peut être codé par plusieurs graphèmes (mission, leçon, attention, pacifique…) et un graphème peut coder plusieurs phonèmes (rien, conscient, ils rient). A cette première difficulté locale, il faut en ajouter une deuxième que l’on peut qualifier de globale : apprendre à écrire, c’est apprendre à utiliser une nouvelle modalité langagière (différente on l’a vu de la modalité orale qui se construit spontanément dans les interactions du quotidien). Répétons-le, cette modalité implique de construire l’image d’un interlocuteur absent. « En l’absence d’interactions, la compréhension comme la production deviennent des activités privées, inaccessibles à la perception directe. » .
Cette question de l’interactivité de la communication est néanmoins à nuancer. En effet il n’y a pas d’un côté les modalités orales qui impliqueraient systématiquement une interaction régulatrice entre locuteur et destinataire, et de l’autre les modalités écrites qui impliqueraient l’absence de toute interaction. On a davantage affaire à un continuum, où degré de formalisme et interactivité varient : un exposé ou un discours nécessitent ainsi une anticipation importante au même titre que certains écrits, et les échanges de « textos » ou les « chats » en ligne donnent lieu à des rétroactions qui s’apparentent à celles de l’oral. Il n’en reste pas moins que du point de vue des enfants apprenant à produire du langage écrit, l’absence de contexte et d’interlocution propre aux situations les plus fréquentes d’écriture demeure un obstacle central, d’où l’intérêt des mises en situation pédagogiques. Fayol fait état d’une troisième difficulté enfin, liée à la cadence de production du message écrit, par rapport au message oral. La lecture, et encore plus la production d’un message écrit est considérablement plus lente que l’audition ou l’énonciation d’un message oral, mais également que la formulation sous forme de langage intérieur d’un message à écrire. Ce déphasage entre les deux modalités provoque inévitablement des loupés dans l’écriture enfantine, le crayon suspendant à l’excès le fil du propos, jusqu’à le faire perdre.
Quelles difficultés des élèves ? Quelles pratiques ajustées des enseignants ?
Pour Reuter, les opérations qui constituent l’écriture se trouvent en tension. En effet, écrire implique de s’engager en tant que sujet en activité, alors que réviser un écrit se fait par la mise à distance de son propre écrit. Planifier un écrit renvoie à l’imagination, la créativité, l’expression, et mettre en texte amène le scripteur à se confronter au principe de réalité, avec les contraintes et limites que cela suppose. Ces tensions, selon l’auteur, sont d’autant plus délicates à résoudre que le sujet est jeune . Barré-de Miniac insiste sur la nécessité d’observer finement les « défaillances et les efficiences » des élèves en situation, leurs procédures, leurs gestes, leurs productions, en vue d’aider les maitres à construire un enseignement ajusté. En particulier, elle pense qu’il est utile de repérer les variations individuelles, et des « éléments invariants » dans les difficultés rencontrées : ce qui fait obstacle à certains, ce qui fait obstacle à tous. Elle propose, dans un enseignement qui décomposerait le « processus intégré d’écriture », artificiellement et en vue de construire un apprentissage ciblé dans l’une des dimensions de l’acte d’écrire, d’outiller l’apprentissage visé (pour tous les élèves), et d’étayer les autres dimensions en fonction des besoins identifiés chez les élèves. Cette distinction parait essentielle pour construire un enseignement différencié, qui conserve un même enjeu d’apprentissage pour tous les élèves, mais apporte des aides à certains pour leur permettre d’y accéder comme les autres.
Les spécificités de l’activité d’enseignement
Deux grandes caractéristiques propres à l’activité enseignante rendent indispensable une adaptation des concepts de l’analyse de l’activité : le caractère dynamique des situations et la place centrale qu’y tiennent les interactions langagières.
Des effets impossibles à mesurer avec certitude : Premièrement, si l’on considère ce que produit l’activité enseignante, à savoir de l’apprentissage, on ne peut négliger le fait que celui-ci est délicat à mesurer… On peut même aller jusqu’à dire que la part de l’action enseignante dans l’apprentissage réalisé par les élèves est impossible à extraire : en effet, l’apprentissage ne se produit pas que dans la classe et avec l’enseignant. Rappelons, à la suite de Vinatier notamment, que ce qui caractérise les situations de classe, c’est qu’elles sont complexes et dynamiques : complexes, au sens où elles sont le théâtre d’actions et de préoccupations de natures très diverses, de logiques temporelles multiples, et dynamiques par la place qu’y occupent les interactions, qui dépassent et échappent toujours en partie à l’action du maitre . Sur ce point, ajoutons que l’apprentissage s’opère dans la durée, et que l’effectivité d’un apprentissage peut ne devenir visible que « longtemps » après des actions d’enseignement efficaces. Cet effet-retard ne facilite pas la mise au point par l’enseignant de « régulateurs » de son activité fondés sur ce qui en fait le cœur, à savoir l’apprentissage. Cela conduit à énoncer un paradoxe : l’action enseignante vise l’apprentissage, c’est son but « supérieur » d’après Pastré et al., 2006, mais elle est souvent davantage régulée par ses «buts inférieurs» (à savoir, la dimension productive de l’activité, la tâche des élèves et sa régulation) dont il est plus simple de se donner des indicateurs. On ne peut donc que produire des inférences sur l’efficacité de l’agir enseignant, et s’appuyer sur des traces d’activité et d’apprentissage (du côté des élèves, donc) pour établir des hypothèses les plus solides possibles.
Table des matières
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : Contexte et évolution de la recherche
I. Première analyse de l’activité d’une enseignante en production d’écrits
II. Évolution du questionnement
III. L’explicitation, un organisateur de l’activité langagière des enseignants ?
III.1. En quoi l’explicitation peut-elle être considérée comme centrale dans l’activité d’enseignement?
III.2. Explicitation, de quoi parle-t-on ?
DEUXIÈME PARTIE : Cadre théorique, entre didactique disciplinaire et didactique professionnelle
I. Les apports de Vygotski
II. Un point de départ ancré dans la discipline enseignée : la didactique de l’écriture
II.1 Ecrire : une activité complexe et intégrée
II.2 Les spécificités de l’acte d’écrire à l’école
II.3 Produire des écrits à l’école : obstacles à l’apprentissage pour les élèves, obstacles à
l’enseignement pour les maitres
III. Quelle analyse de l’activité ?
III.1 Le cadre de la didactique professionnelle
III.2 Les spécificités de l’activité d’enseignement
TROISIÈME PARTIE : Cadre méthodologique
I. Un cadre d’analyse de l’activité adapté à l’activité enseignante
I.1. Distinguer action et activité
I.2. Invariants de situation et invariants du sujet
I.3. Une grille d’analyse des actes langagiers issue de la linguistique interactionniste
I.4. Deux niveaux d’enquête : observation directe et autoconfrontation
II. Présentation du terrain d’enquête
II.1. Le lieu et les acteurs
II.2. Le contexte de la séance observée
III. Les modalités de recueil des données
QUATRIÈME PARTIE : Présentation et analyse des données
I. Les caractéristiques de la tâche et de la situation
I.1. Une tâche visant plusieurs buts et portant sur plusieurs objets
I.2. Tâche prescrite, tâche redéfinie
I.3. Analyse macroscopique de la situation
I.4. Temporalité multiple
I.5. Synthèse : structure conceptuelle de la situation
II. Analyse de l’activité réelle
II.1. Les actes de langage révélateurs d’une coactivité enseignante-élèves
II.2. Analyse didactique : une approche séparée ou intégrée des dimensions de l’écriture ?
II.3. La dimension « gestion de classe » de l’activité : émergence de deux classes de situations
III. Les principes organisateurs de l’activité de l’enseignante
III.1. Premier grand schème : faire faire
III.2. Deuxième grand schème : faire apprendre/comprendre
III.3. Troisième grand schème : susciter l’engagement
IV. Synthèse : réponses au questionnement du mémoire
CINQUIÈME PARTIE : Discussion
I. La place de l’étayage dans l’activité observée
I.1. Les apports de Bruner
I.2. Retour sur deux schèmes d’étayage
I.3. Un autre éclairage sur les données recueillies
II. Être du métier : ressource ou contrainte pour l’analyse de l’activité ?
Conclusion
Bibliographie