Une approche systémique unifiée pour l’optimisation durable des systèmes socio environnementaux
Décisions à partir d’informations imparfaitement définies
Comme nous l’avons vu dans l’état de l’art, les informations imparfaitement définies peuvent être représentées de manière simple via la théorie des possibilités et celle des sous-ensembles flous : l’incertitude épistémique, l’imprécision (incomplétude et logique floue, par exemple modélisation de variables linguistiques). Pour composer des propositions floues, on utilise la logique floue qui est une extension de la logique booléenne. Nous présenterons en premier lieu les opérations ensemblistes de base permettant de calculer les fonctions d’appartenance résultant d’une conjonction ou d’une disjonction de propositions floues. En second lieu, nous étudierons les opérateurs d’agrégation qui, étendus aux sous-ensembles flous, permettent de réaliser un « consensus » entre variables et ainsi de prendre des décisions.
Opérations ensemblistes
Les sous-ensembles flous sont décrits par leur fonction d’appartenance. Il s’agit généralement d’une fonction trapézoïde continue de vers définie par un noyau et un support. Pour combiner de telles variables et en déduire leur fonction d’appartenance, on réalise des 66 opérations ensemblistes sur les sous-ensembles flous telles que l’union et l’intersection. Les fonctions d’appartenance résultantes de telles opérations sont définies grâce à une t-norme (norme triangulaire) et une t-conorme. Une t-norme est une fonction qui vérifie les propriétés suivantes : (commutativité) (associativité) et (monotonie) (élément neutre égal à Une t-norme T correspond à un opérateur d’intersection entre deux sous-ensembles flous. En effet, si A et B sont deux sous-ensembles flous sur , on en définit un troisième appelé C, qui est l’intersection de A et B. Soit . On a : De la même manière, on définit une t-conorme comme une fonction qui vérifie les propriétés suivantes : (commutativité) (associativité) (monotonie) (élément neutre égal à 0) Une t-conorme T’ correspond à un opérateur d’union entre deux sous-ensembles flous. En effet, si A et B sont deux sous-ensembles flous sur , on en définit un troisième appelé D, qui est l’union de A et B. Soit . On a : Les t-normes (intersection) et les t-conormes (union) les plus courantes sont présentées dan le tableau suivant : Tableau 5 : t-normes et t-conormes les plus utilisées (source : [Bouchon-Meunier, 1993]) Nom t-norme (intersection) t-conorme (union) Zadeh 67 Probabiliste Lukasiewicz Hamacher (avec γ> 0) Drastique L’opérateur logique correspondant au complément (« non ») a pour valeur de vérité 1-x. Avec les opérations ensemblistes que nous venons d’étudier, il est possible de composer des données numériques imprécises et/ou des variables linguistiques. Une variable linguistique est représentée par un triplet [Bouchon-Meunier, 1993] dans lequel V est une variable (e.g. la température) définie sur un ensemble X (e.g. ), et est un ensemble fini ou infini de sous-ensembles flous de X. Soient deux variables linguistiques et . On peut ainsi combiner des variables linguistiques avec des opérateurs de conjonction (intersection « et ») et de disjonction (union « ou »). 3.1.7.2 Implications floues Soit une règle floue de la forme « si V est A alors W est B ». Dans ce cas, le problème est de savoir comment inférer la règle si « V est à peu près A ». Soit . La variable floue V appartient à l’ensemble flou A avec un degré de validité . La variable floue W appartient à l’ensemble flou B avec un degré qui dépend donc du degré de validité de la prémisse. On définit alors la fonction d’appartenance de la relation d’implication floue R entre X et Y qui s’exprime en fonction des fonctions d’appartenance de la prémisse et de la conclusion : La fonction n’est pas unique. Elle est définie de telle sorte que si A et B sont précis, l’implication floue est identique à l’implication de la logique booléenne classique. Le tableau suivant illustre les fonctions d’implications floues les plus courantes Tableau 6 : valeurs de vérité des différents types d’implication floue (source : [BouchonMeunier, 1993]) Nom Valeur de vérité de l’implication floue Reichenbach Willmott Rescher-Gaines 1 si Kleene-Dienes Brouwer-Gödel 1 si Goguen Lukasiewicz Mamdami Larsen La prémisse d’une règle floue peut être formée de conjonctions et disjonctions de propositions floues. L’ensemble des règles ainsi obtenues est appelée matrice des décisions. Chaque règle est calculée grâce aux valeurs de vérité de son implication floue ci-dessus. Enfin, l’ensemble des résultats obtenus sont agrégés en un résultat final grâce à une t-conorme (opérateur « ou »). On obtient alors un sous-ensemble flou correspondant au résultat final. Il reste à prendre la décision finale en agrégeant ce sous-ensemble flou en une valeur unique.
Les opérateurs d’agrégation en logique floue
Un opérateur d’agrégation est une fonction qui permet de passer d’un ensemble de valeurs plus ou moins précises ou certaines à une décision unique (i.e. trouver une valeur exacte, un « consensus » entre valeurs floues) [Gacôgne, 1997]. Ce processus est appelé « défuzzification ». Il existe un grand nombre d’opérateurs d’agrégation floue. Ils sont basés sur le principe suivant : soit x une variable définie sur un ensemble X (e.g. ). Soient A et B deux ensembles flous définis sur X. L’agrégation a pour forme : 69 Les deux principales méthodes de défuzzification sont la méthode moyenne des maxima (MM) et la méthode du centre de gravité (COG). La défuzzification COG (centre de gravité) [Mamdani, 1974] définit la sortie comme correspondant à l’abscisse du centre de gravité de la surface de la fonction d’appartenance caractérisant l’ensemble flou issu de l’agrégation des conclusions. En d’autres termes, c’est l’abscisse du centre de gravité de la surface sous la courbe résultat. Soit x . Soit C l’ensemble flou issu de l’agrégation des conclusions. L’inconvénient de cette méthode est sa lenteur d’exécution. Pour palier ce problème, Sugeno [Sugeno, 1985] a proposé un opérateur similaire si ce n’est qu’il consiste à calculer la sortie comme la somme pondérée des conclusions de chaque règle (milieu du noyau de l’ensemble flou correspondant) dont le poids est le degré de vérité de la règle. La défuzzification MM (moyenne des maximums) définit la sortie comme étant la moyenne des abscisses des maxima de l’ensemble flou issu de l’agrégation des conclusions. En d’autres termes, c’est la moyenne des valeurs de sortie les plus vraisemblables. Soit 3.1.7.4 Décisions dans le cadre de la théorie de Dempster-Shafer La probabilité pignistique est une mesure utilisée pour l’aide à la décision : la fonction de masse m est alors convertie en fonction de probabilité définie sur . Quelque soit le singleton , l’expression de la probabilité pignistique est : avec étant le cardinal du sous-ensemble A. La décision est prise lorsque est maximum.
Applications dans le domaine de l’agriculture
Dans ce domaine, les approches OAD18 sont des combinaisons de résultats des approches de modélisation précédemment présentées (approches analytique et systémique) ainsi que les fruits d’analyses à grande échelle basées sur des opinions d’experts (approche empirique). Ces outils d’aide à la décision sont des applications des approches mathématiques que nous venons d’étudier. Il s’agit en général d’évaluations multicritères du système à partir de données statiques, en vue de prendre des décisions le concernant. Dans une telle approche, les indicateurs sont établis à partir des observations actuelles du système. Ils évaluent pour la plupart la durabilité du système et sont censés être représentatifs de la durabilité future du système. Les règles régissant ces calculs sont issues de l’expertise du domaine. Les calculs de tels indicateurs peuvent s’inscrire dans une méthode donnant les calculs et les agrégations de résultats de bas niveau en résultats de plus haut niveau compréhensibles par l’expert effectuant l’évaluation. Voici quelques exemples : la méthode Indigo [INRA, 2002], le logiciel de gestion des Déchets de Produits de Protection des Plantes Diaphyt [ACTA, ICTA, INRA , 2004], Dialogue [Solagro, 2002], Dialecte [Solagro, 1999], Diage [FRCA Centre, 2004], le diagnostic de durabilité du RAD [RAD, 2010], le diagnostic PRAIRIE [RAD, 2009], DAEG [Ossard et al., 2009], MASC (Multi-attribute assessment of the Sustainability of Cropping systems) [Sadok et al., 2009], IDEA (Indicateurs de Durabilité des Exploitations Agricoles) [Vilain et al., 2003]. Ces modèles sont pour la plupart multicritères i.e. évaluent les performances des agrosystèmes par rapport à des critères plus larges que les performances agronomiques en terme de rendement uniquement. Les critères élargis d’évaluation des systèmes de culture comprennent entre autres les indicateurs d’impacts environnementaux tels que les ressources et la qualité des sols, la qualité de l’eau et de l’air, la biodiversité et le bilan énergétique d’une production. Les objectifs d’amélioration des systèmes de cultures ainsi que leur évaluation peuvent être élargis aux domaines économique, social et environnemental grâce aux outils tels que MASC ou IDEA, que nous présenterons ci-après.
Outil d’Aide à la Décision
Évaluation multicritère de la contribution des systèmes de culture au développement durable (indicateur MASC) L’indicateur MASC (Multi-attribute assessment of the Sustainability of Cropping systems) est modélisé sous forme d’arbre dont les feuilles sont composées d’indicateurs socioéconomiques, environnementaux et territoriaux tels que le chiffre d’affaires, la surface cultivée, le nombre d’employés par unité de surface, le niveau des intrants, etc. L’indice est donc composite, avec des poids différents en fonctions des « sous-indicateurs » qui ont été définis par les chercheurs de l’INRA qui ont développé ce modèle [Sadok et al., 2009]. Concrètement, l’application pour l’évaluation d’une exploitation agricole par le modèle MASC se base sur le logiciel d’aide à la décision multi-attributs nommé « DEXi » [Bohanec et al., 2013], qui permet l’évaluation interactive de modèles d’aide à la décision multicritères qualitatifs complexes. Ce modèle multi-attributs est une structure hiérarchique qui décompose le problème en sous-problèmes individuellement moins complexes et par conséquent plus faciles à résoudre que le problème complet. Le modèle MASC version 2.0 ainsi que DEXi sont téléchargeables librement sur Internet19,20 . Les indicateurs de plus bas niveau correspondent à des données brutes transformées en indicateurs qualitatifs tels que « bon », « moyen », « mauvais ». Il s’agit en fait d’un cas particulier des opérateurs linguistiques (linguistic predicates) [Zadeh, 1975] qui consistent à raisonner sur des concepts linguistiques flous (imprécis). Ensuite, ces indicateurs qualitatifs sont agrégés à l’aide d’un tableau renseigné à dire d’experts par le biais d’un raisonnement qualitatif. Par exemple, un expert peut décider que pour un nœud donné l’agrégation de deux critères « élevés » donne pour résultat un critère « élevé », etc. Il n’y a donc pas de loi bien précise pour agréger de tels indicateurs. Pour automatiser le processus d’agrégation de ces « linguistic predicates », on pourrait utiliser les opérateurs classiques de logique floue, à savoir des T-normes et T-conormes (par exemple les opérateurs et ). Un exemple d’arborescence hiérarchique pour l’évaluation de la contribution d’une exploitation au développement durable dans le modèle MASC 2.0 est représenté dans l’illustration suivante : 19 Téléchargement de MASC : http://wiki.inra.fr/wiki/deximasc/package+MASC/WebHome 20 Téléchargement de DEXi : http://kt.ijs.si/MarkoBohanec/dexi.html 72 Figure 9 : arborescence hiérarchique de la contribution au développement durable dans le modèle MASC 2.0 (source : [Craheix et al., 2012])
Évaluation de la durabilité des exploitations agricoles (indicateur IDEA)
IDEA (Indicateurs de Durabilité des Exploitations Agricoles) [Vilain et al., 2003] est un outil à vocation pédagogique qui permet de sensibiliser les étudiants au concept de durabilité en agriculture. Cet indicateur évalue la durabilité selon 3 échelles : l’échelle de durabilité agroécologique, l’échelle de durabilité socio-territoriale, l’échelle de durabilité économique. Pour chacune de ces échelles de durabilité, les scores obtenus par quantification des caractéristiques de l’exploitation prédéfinis sont agrégés. Le modèle utilisé comprend dix-sept objectifs agroécologiques qui doivent permettre une bonne efficacité économique pour un coût écologique aussi faible que possible, tels que l’autonomie, la biodiversité, l’organisation de l’espace, la protection des paysages, le bien-être animal, la qualité des produits, l’éthique, la qualité de vie, l’emploi, etc. 73 Pour passer du cadre conceptuel des dix-sept objectifs au calcul de durabilité, les objectifs sont traduits en critères mesurables appelés indicateurs. Dans cette phase, il est utile de construire une matrice croisant les objectifs avec les indicateurs. Figure 10 : exemple de matrice croisant les objectifs avec les indicateurs (source : [Vilain et al., 2003]) Chaque échelle de durabilité est subdivisée en trois ou quatre composantes qui synthétisent les caractéristiques fondamentales du diagnostic de durabilité. Par exemple, la durabilité agroécologique est subdivisée en trois composantes : la diversité, l’organisation de l’espace et les pratiques agricoles. Ces composantes sont à leur tour subdivisées en indicateurs. Le mode de calcul est basé sur un système de points avec un plafonnement ; les trois échelles de durabilité, de même poids, varient de 0 à 100 points. Le score d’une exploitation pour chacune des trois échelles de durabilité est le nombre cumulé de points de durabilité obtenus pour les indicateurs de l’échelle considérée. Plus la note est élevée, plus l’exploitation est considérée comme durable pour l’échelle considérée. Chaque composante est, de la même manière, plafonnée à environ 33 points. Ceci implique que de très nombreuses combinaisons 74 permettent d’atteindre un même degré de durabilité. En effet, même si certains principes sont communs à tous les systèmes agricoles, les concepteurs d’IDEA considèrent qu’il n’y a pas un système agricole « idéal » unique.
Deuxième partie : état de l’art |