L’Afrique du Sud raciale et post-raciale dans
les romans de John Maxwell Cœtzee
II•2• La répression militaire dans Life and Times of Michael K et Age of Iron
Durant la quasi-totalité de la lutte contre l’apartheid, J.M. Coetzee s’est vu accusé du péché d’apolitisme par ceux qui croyaient sa fiction en déphasage avec la réalité de l’Afrique du Sud de l’époque. (Nous reviendrons sur cet aspect dans le chapitre consacré au réalisme.) A ce moment là, la pratique littéraire consistait, pour un écrivain du pays, soit à prendre position pour ou contre le régime raciste. À preuve, la critique qui a été formulée par Michael Chapman à l’encontre de Coetzee, à la parution de Foe en 1990 : In our knowledge of the human suffering on our own doorstep of thousands of detainees who are denied recourse to the rule of law, Foe so much speak to Africa as provide a kind of masturbatory release, in this country, for the Europeanising of an intellectual coterie.93 Cependant, Age of Iron et Life and Times of Michael K se donnent à être lus comme étant une réponse de Coetzee à une accusation pareille. Ce sont, en effet, deux romans qui abordent des thèmes particuliers à un moment critique de l’histoire de l’Afrique du Sud. A travers ces deux publications, le romancier plonge le lecteur dans l’état d’esprit de l’apartheid pour mieux mettre en évidence l’atmosphère de guerre qui régnait dans les townships. De même, il évoque la résistance de la majorité noire au régime de l’apartheid. Dans l’un et l’autre roman, les jeunes noirs se singularisent par une détermination à toute épreuve dans leur refus de la domination. Arrêtons-nous sur Life and Times of Michael K en guise d’illustration. Les Noirs y sont décrits comme étant solidaires et intrépides face à la soldatesque du régime. Leur réaction (admirable d’audace) suite au renversement d’un garçon par un véhicule militaire est illustrative : Then late one afternoon in the last week of June a military jeep travelling down Beach Road at high speed struck a youth crossing the road, hurling him back among the vehicles parked at the curbside. The jeep itself swerved off and came to a halt on the overgrown lawns outside the Côte d’Azur, where its two occupants were confronted by the youth’s angry companions. There was a fight, and soon a crowd gathered. Parked cars were smashed open and pushed broadside on into the street. Sirens announced the curfew and were ignored. An ambulance that arrived with a motocycle escort turned about short of the barrier and raced off, chased by a hail of stones. (LTM, 11) Cette réaction musclée et spontanée des Noirs face à cette bavure indique qu’ils suspectent un montant de préméditation dans ce fâcheux accident. Sinon, cette scène sert à démontrer que les Noirs, face à la quotidienneté de la barbarie du régime de l’apartheid, considèrent toute méprise de la part des forces de l’ordre comme un acte de provocation. De toute façon, il s’ensuit une féroce répression militaire, qui rappelle que le régime raciste avait des modes opératoires dignes de la Guestapo. Le romancier aborde la manière dont les forces militaires ont maté dans le sang cette révolte. En outre, il souligne que les moyens de combat artisanaux dont dispose la communauté noire sont inopérants, voire dérisoires devant l’arsenal militaire du régime : A police van with a flashing blue light drew up on the promenade fifty yards away. There was a burst of fire from a machine pistol, and from behind a barricade of cars answering shots. The van backed precipitately away, while amid screams and shouts the crowd retreated down Beach Road. It was another twenty minutes, and darkness had fallen, before police and riot troops arrived in force. Floor 111 by floor they occupied the affected blocks, encountering no resistance from an enemy who fled down back alleys. One looter, a woman who did not run fast enough, was shot dead. At midnight, when the operation was about to be declared concluded, a rioter with a bullet through his lung was discovered hurdled in an unlit angle of the passageway further down the road and taken away. (LTM, 12) L’auteur décrit page 11 de Life and Times of Michael K le sauve-qui-peut déclenché par les tirs d’un jeune noir depuis le balcon d’un quatrième étage. Ils visent les militaires impliqués dans la mort du garçon. D’où l’allusion faite, dans la citation ci-dessus, à la fouille organisée dans un appartement du Cap. Les maisons mises à feu et les portes défoncées rappellent étrangement une atmosphère pareille dans Age of Iron. En effet, c’est à son arrivée au township de Guguletu que Mrs Curren prend la pleine mesure de la terreur militaire s’abattant sur les Noirs : “ Now I was on ground where people were revealed in their true names” (AI, 101). Avec la répression des forces de sécurité dans le township de Guguletu, les habitants sont aux abois. Des gens sont fusillés à bout portant, d’autres sont passés à tabac ; des maisons sont incendiées et des portes défoncées. Sous prétexte de débusquer des activistes anti-apartheid, l’aile militaire du régime raciste transforme le township en zone de guerre. La narratrice, Elizabeth Curren, décrit l’atmosphère faite de massacre et de chaos régnant dans le township de Guguletu : We were at the rear of a crowd hundreds strong looking down upon a scene of devastation: shanties burnt down and smoldering, shanties still burning, pouring forth black smoke. Jumbles of furniture, bedding, household objects stood in the pouring rain. Gangs of men were at work trying to rescue the contents of the burning shacks, going from one to another, putting out the fires. (AI, 95) 112 Par la peinture de la brutalité de l’armée à l’égard de la communauté noire, le romancier souligne la connotation raciste de cette entité du régime de l’apartheid. A aucun moment de l’œuvre, il n’est fait mention d’un tour de vis à l’encontre des Blancs. D’où l’amertume et le dégoût que les militaires inspirent à Coetzee, qu’il exprime par la voix de la conscience libérale, Mrs Curren. Suite à l’exécution de sang froid de Bheki et de John, deux activistes noirs anti-apartheid, elle se décide à porter plainte. Mais elle ne se fait pas d’illusions, sachant que la loi ne permet pas à un citoyen de demander la réparation pénale pour un incident dans lequel il ou elle n’est pas directement impliquée. Critiquant au passage le caractère sommaire de la formation des forces de sécurité, Mrs Curren dit son chagrin et sa honte à un officier de l’armée quant à la folie répressive de ses collègues dans les rues : Since I declared to Florence I would so, I visited Caledon square and tried to lay a charge against the two policemen. But laying a charge, it appears, is permitted only to “parties directly affected.” “Give us the particulars and we will investigate,” said the desk officer. “What are the names of the boys?” “I can’t give you their names without permission.” He put down his pen. A young man, very neat and correct, one of the new breed of policeman. Whose training is rounded off with a stint in Cape Town to strengthen their self-control in the face of liberalhumanist posturing. “I don’t know whether you take pride in that uniform,”I said, “but your collegues on the street are disgracing it. They are also disgracing me. I am ashamed. Not for them: for myself. . .” (AI, 85)
La censure médiatique et littéraire comme arme idéologique
L’atmosphère de terreur et de haine raciale entretenue contre la majorité noire s’est fait à grand renfort de propagande. De fait, les médias, censés jouer le rôle de 122 sentinelle et d’éveil des consciences, n’ont pas été toujours à la hauteur de leur mission. Mais à l’image de tout régime ségrégationniste, le régime sud-africain de l’apartheid avait mis les média d’Etat aux ordres : on n’y diffusait et montrait que ce qui lui plaisait. Quant à la presse internationale représentée dans le pays, elle n’était pas dans des conditions idoines pour faire leur travail en toute liberté et objectivité. Du coup, la portée des violations des droits de l’homme et des violences contre les Noirs pouvait difficilement être mesurée. L’Etat, ayant compris l’importance de la communication et des médias, s’évertuait à contrôler minutieusement la diffusion de l’information. Ce facteur de l’apartheid n’a pas échappé à Coetzee. L’intellectuel sud-africain a mesuré le rôle significatif de la mise au pas de la presse de son pays dans la machine de guerre de l’apartheid. Au travers de certains de ses romans, il s’emploie à dénoncer le caractère pernicieux de l’usage que le régime d’apartheid faisait de la presse. Dans Age of Iron comme dans Youth, cet aspect malsain du régime ségrégationniste est fustigé. Le jeune John Coetzee dit le mal que lui inspire son pays en ces termes : “South Africa is like a wound within him” ; ou encore “South Africa is like an albatross around his neck. He wants it removed, he does not care how, so that he can begin to breathe”(Youth, 101). Dès lors, il s’enfuit en Angleterre où il espère oublier le stigmate que représente pour lui l’apartheid. Cependant, bien qu’il soit loin de son pays, il reste au courant de ce qui s’y passe par le canal de la presse britannique. Même s’il a la possibilité de lire la presse sud-africaine, à partir de « son refuge londonien », il n’y songe pas. Le fait est qu’il est très mortifié par le traitement partial et partiel que la presse sud-africaine accorde aux évènements qui se passent dans son pays. Par exemple, suite au massacre de Sharpeville, il se plaît à imaginer la manière dont la presse va traiter l’information le lendemain : The next days, when it is all over and the marchers have gone home, the newspapers find ways of talking about it. Giving vent to pent-up anger, they call it. One of many protest marches countrywide in the wake of Sharpeville. 123 Defused, they say, by the good sense (for once) of the police and the co-operation of march leaders [en talique dans le roman, donc c’est nous qui soulignons].The government, they say, would be well-advised to sit up and take note. So they tame the event, making it less than what it was. He is deceived. The merest whistle, and from the shacks and barracks of the Cape Flats the same army of men will spring up, stronger than before, more numerous, armed too with guns from China. (Youth, 39) Dans Age of Iron, Mrs Curren est aussi effarée. Elle éprouve du rejet et du mépris pour les médias. Mais elle est davantage indignée par le comportement de la Télévision sud-africaine. A ses yeux, ceux qui apparaissent à l’écran et présentent le pays sous des jours séduisants s’accrochent à des sinécures. Ils n’ont accédé à leurs postes que par le système de dépouille. Il n’est pas alors étonnant qu’ils trouvent leur compte dans la perpétuation du système et jouent sur le chaos : Television. Why do I watch it? The parade of politicians every evening: I have only to see the blank faces so familiar since childhood to feel gloom and nausea. The bullies in the last row of school desks, raw boned, lumpish boys, grown-up to rule the land…Why in a spirit of horror and loathing, do I watch them? Why do I let them into the house? Because the reign of the locusts family is the truth of South Africa and the truth is what makes me sick? Legitimacy they no longer trouble to claim. Reason they have shrugged off. What absorbs them is power and the stupor of power. Sitting in a circle, debating ponderously, issuing decrees like hammer blows: death, death, death. (AI, 28-9)
La résistance noire à l’apartheid
Dans l’opus romanesque de J.M. Coetzee, il est fait état de la lutte armée contre l’apartheid. Les romans où il aborde la résistance noire face à au système institutionnel de l’apartheid sont Age of Iron et Life and Times of Michael K. Dans ce dernier ouvrage, la lutte des Noirs contre l’oppression est dépeinte sous les traits d’une guerre civile opposant ceux qui sont au pouvoir aux opprimés ; alors que dans Age of Iron il est clair que la résistance est portée par des activistes de l’ANC tels Bheki et son camarade John. 139 Il importe de soutenir que l’état d’inanition de Michael peut aussi être interprété comme un acte de résistance. Ce qui est étonnant au sujet de K, en fait, est son refus systématique de s’alimenter. L’officier médical (qui incarne la conscience libérale dans l’univers du roman) ainsi que son assistante, Felicity, ont beau essayer, ils ne parviennent pas à lui faire manger quoi que ce soit. D’où la consternation de l’officier: ‛What’s your kind of food?’ I asked him. ‛And why are you treating us like this? D’ont you see we are trying to help?’ He gives me a serenely indifferent look that really rouses my ire. ‛There are hundreds of people dying of starvation every day and you won’t eat! Why? Are you fasting? Is this a protest fast? What are you protesting against? Do you want your freedom? If we turned you loose, if we put you out on the street in your condition, you would be dead within twenty-four hours. You can’t take care of yourself, you don’t know how. Felicity and I are the only people who care enough to help you. Not because you are special but because it is our job. Why can’t you cooperate? (LTM, 145) Michael n’est pas dans son élément. Son milieu est caractérisé par le mépris, le rejet et la négation de l’autre, ainsi que le règne de la violence absurde. C’est de ce bourbier qu’il veut s’extirper. Toutes ses réflexions sont orientées vers les voies et moyens à même de lui permettre de recouvrer sa liberté, sa dignité d’homme. Sous ce rapport, le jeûne qu’il s’auto-inflige est, pour lui, une forme de résistance ; une manière de se réhabiliter dans son monde. Ainsi, nous rejoignons l’officier médical dans l’observation qu’il fait à K : “As time passed, I slowly began to see the originality of the resistance you offered. You were not a hero and did not pretend to be, not even a hero of fasting” (LTM, 163). Sa trajectoire est jalonnée de cette volonté tenace de se soustraire à l’emprisonnement, à l’asservissement. Plusieurs fois dans l’oeuvre, en effet, il a administré la preuve de son refus de se laisser 140 subjuguer, par ses multiples évasions à succès. Il s’est échappé du camp de réhabilitation de Kenilworth et de celui de Jakkalsdrif : While everyone else was going to bed, K quietly bundled his belongings in the black coat, and settled down behind the cistern to wait till the last embers died [. . .]. Then he took off his shoes, hung them about his neck, tiptoed to the fence behind the latrines, tossed the bundle over, and climbed. There was a moment when, straddling the fence, his trousers hooked on a barb; he was an easy shot against the silver-blue sky; (LTM, 96-7) Cette entreprise scabreuse souligne, s’il en était encore besoin, que K est un homme de refus. Dans une démarche visant à se soustraire à la justice et à la rétribution, il va chercher refuge dans les montagnes ; il s’y construit une cave à l’abri de tout regard, un peu à l’instar de Robinson Crusoe de Daniel Defoe. Tous les sacrifices qu’il fait, pour exprimer son insatisfaction et son opposition à l’ordre établi, entrent en droite ligne de la conception que le romancier se fait de l’humanité. Aussi, par le comportement de K, J.M. Coetzee condamne-t-il sans aménité l’effritement ambiant des valeurs humanistes. L’univers où il vit est marqué par l’horreur au quotidien. Michael touche les bas fonds de la souffrance physique et morale du fait d’une idéologie rétrograde. À un moment de l’œuvre, il réfléchit sur l’abjection de sa vie en ermite : I want to live here, he thought: I want to live here forever, where my mother and my grandmother lived. It is as simple as that. What a pity that to live in times like these a man must be ready to live like a beast. A man who wants to live cannot live in a house with lights in the windows. He must live in a hole and hide by day. A man must live so that he leaves no trace of his living. That is what it has come to. (LTM, 99
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