GENÈSE ET CRITIQUE DES DOCTRINES MUSULMANES

GENÈSE ET CRITIQUE DES DOCTRINES MUSULMANES

Le califat des compagnons

La période du califat des compagnons du prophète Muḥammad (PSL) qui s’étend sur près d’un demi-siècle (11-60 h /632-680 J.C.) est d’une importance cruciale pour l’hérésiographie musulmane1 tant elle fut riche en événements dont les répercussions furent profondes sur l’unité politique et doctrinale de la Umma 2 . Aussi, nous a-t-il paru nécessaire, pour bien appréhender le sunnisme et les développements doctrinaux qu’il connut, de nous pencher sur les circonstances de son émergence en procédant à l’étude des faits marquants dont elle fut témoin. Notons que le découpage traditionnel consistant à exclure le règne de Mu‘âwiya b. Abî Sufyân (41-60 h /661-680 J.C.) de cette époque dite du « début de l’islam » ne nous est guère apparu judicieux puisque notre domaine d’investigation va bien au-delà du champ politique et touche également à l’histoire des idées. Or, Mu‘âwiya, comme nous viendrons à le voir3 , a assurément joué un rôle au moins aussi important que celui de ses quatre prédécesseurs4 dans la configuration idéologique de l’islam. La seconde remarque qu’il nous faut faire a trait à la difficulté que pose l’étude de la période qui nous préoccupe ici. Les documents qui en traitent datent pour l’essentiel de l’époque du califat abbasside de Bagdad (132-656 h /750-1258 J.C.) d’une part1 ; et comportent, d’autre part, des témoignages contradictoires suivant que l’on se place du point de vue sunnite ou de celui de ses adversaires. Or la tendance à ne tenir compte que de certaines sources au détriment d’autres est en porte-à-faux manifeste avec les exigences scientifiques d’objectivité et d’impartialité. L’on sait, en effet, depuis l’époque des tenants de l’histoire positiviste, que l’historien ne doit négliger aucun document pertinent lors de la phase heuristique2 . Ce qui n’est pas sans poser des problèmes de choix entre les versions contradictoires des faits étudiés ; le danger résidant cette fois dans le réflexe consistant à avaliser systématiquement la version la plus répandue. Les principes qui, dans la suite de notre recherche, présideront aux choix qui seront les nôtres seront les suivants : tout d’abord celui de « défiance méthodique » explicité par Seignobos et qui postule que « L’historien doit a priori se défier de toute affirmation d’un auteur, car il ignore si elle n’est pas mensongère ou erronée »3 mais aussi que « pour affirmer une proposition il faut apporter des raisons spéciales de la croire vraie »4 ; celui de « censure » selon lequel l’auteur (ou le transmetteur) d’un témoignage a généralement tendance à dissimuler ou déformer dans celui-ci les faits qui sont défavorables à son groupe ou à sa personne propre5 – principe qui nous amènera, toutes les fois que possible, à recourir à des témoignages involontaires pour établir les faits6 ; celui dit de « cohérence des hypothèses » qui stipule que des faits imparfaitement prouvés peuvent s’accorder les uns les autres au point de fournir une cohérence d’ensemble de nature à susciter la conviction1 . Pour finir, nous tiendrons compte de la théorie lewinienne du champ dynamique ainsi que de ses diverses implications évoquées au sous-chapitre 2.2. Ceci pour ce qui est des principes théoriques. En pratique, nous userons, dans le présent chapitre, du principe de cohérence des hypothèses de manière surtout négative et mettrons uniquement en exergue les problématiques des faits dont les relations nous auront paru recéler des contradictions ; la résolution de celles-ci étant généralement reportée au chapitre de la troisième partie réservé à la critique historique. Ces remarques étant faites, abordons l’étude des faits marquants du califat des compagnons du prophète Muḥammad (PSL). 1. L’époque des deux chaykhs La première difficulté à laquelle se heurtèrent les compagnons sitôt le prophète Muḥammad (PSL) disparu fut celle que posa sa succession à la tête de la communauté politique et religieuse qu’il venait de fonder. Une tradition avance que des supputations sur la personne qu’il désignerait probablement pour lui succéder avaient lieu dans son entourage alors qu’il était alité : Abû Bakr selon les uns, Ubayy b. Ka‘b d’après les autres2 . Ce dernier nourrissait-il personnellement l’ambition de présider aux destinées de la Umma ? Ou doit-on plutôt voir dans la mention par certains de son nom parmi les nominés potentiels à la charge califale un simple souhait de voir leur clan accéder à l’insigne honneur que son exercice aurait pour lui constitué ? Nous inclinons à penser que cette seconde hypothèse est la plus plausible car il ne nous paraît guère, en dépit de son statut de proche compagnon de l’Envoyé de Dieu (PSL), avoir nourri des ambitions politiques3 . Peut-on en dire autant d’Abû Bakr, ‘Alî b. Abî Ṭâlib et Sa‘d b. ‘Ubâda ? Rien n’est moins sûr, car ces trois personnages furent, si l’on en croit nos sources, les protagonistes déclarés de la succession politique du Prophète (PSL). Abû Bakr, que son âge favorisait et auquel le jeu des rivalités claniques fut favorable, parvint, au final, à supplanter ses adversaires ; devenant ainsi le premier compagnon à exercer le pouvoir après le prophète Muḥammad (PSL). Où et dans quelles circonstances exactes reçu-t-il l’allégeance de ses concitoyens ? La réponse à la première interrogation est, toutes sources et obédiences confondues, unanime : d’abord à la Saqîfa des Banû Sâ‘ida, le jour même du décès du Prophète (PSL), et en présence d’une poignée d’Émigrés et d’Auxiliaires. Il aurait ensuite reçu celle de ceux qui n’y étaient point présents, à la mosquée, le jour même, puis le lendemain. Seuls le khazraj Sa‘d b. ‘Ubâda et le hachémite ‘Alî b. Abî Ṭâlib, suivi en cela par son épouse Fâṭima, les autres membres de son clan et une poignée de fidèles, firent défaut. Et si le premier ne s’est vraisemblablement guère ravisé2 , il en fut tout autre de ‘Alî qui, revenant dit-on à de meilleurs sentiments après le décès prématuré de son épouse, fit finalement allégeance à Abû Bakr. Y consentit-il de plein gré – ainsi que certaines sources le laissent entendre3 – en sorte qu’il soit possible de considérer, en faisant il est vrai fi de la défection de Sa‘d, qu’Abû Bakr finit par faire consensus ? Ou les partisans du nouveau calife eurent-ils recours à la contrainte pour obtenir son ralliement – comme en attestent d’autres documents ?4 Y répondre nécessiterait une étude plus poussée que nous n’aborderons pas ici mais seulement lorsque nous procèderons à la critique historique5 . Mais ce qu’il nous est d’emblée possible d’affirmer, c’est que les circonstances de l’accession d’Abû Bakr au Califat furent délicates et occasionnèrent à Médine ce qu’il n’est sans doute pas exagéré d’appeler une crise politique. 

Le califat et la fin tragique de ‘Uthmân

Le califat et la fin tragique de ‘Uthmân L’accession de ‘Uthmân b. ‘Affân au pouvoir, trois jours après le décès – tragique lui aussi – de ‘Umar, marque un nouveau tournant dans la vie politique et religieuse de la Umma. Elle amorce en effet le retour du puissant clan omeyyade auquel il appartenait aux devants de la scène politique après son abdication face à l’armée musulmane en l’an 8 h (629 J.C.) si l’on en croit la version communément admise5 . Henri Laoust dit à ce propos : « La famille des Omeyyades qui avait commencé, sous le califat d’Abû Bakr et de ‘Umar, à s’implanter en Syrie et à reconquérir une partie de sa puissance, allait bénéficier, sous ‘Uthmân qui lui était apparenté, d’une prépondérance croissante dont pouvaient difficilement s’accommoder les autres familles de l’aristocratie arabe. Le népotisme du nouveau calife – népotisme auquel une hostilité systématique peut fort bien l’avoir poussé – acheva de dresser contre lui un nombre grandissant d’adversaires. »1 Le successeur de ‘Umar est, il est vrai, décrit comme quelqu’un qui privilégia les membres de son clan par d’excessives largesses, octroyées ou sur le trésor public, ou sur le domaine public. Attitude que l’on a diversement expliquée en invoquant parfois son âge avancé, d’autres un tempérament excessivement tendre et conciliant que ses proches auraient exploité pour obtenir de lui faveurs et avantages. Ces motifs avancés, de même que l’hypothèse émise par Henri Laoust2 , nous semblent quelque peu en marge de la réalité. L’explication la plus plausible à nos yeux est en fait fort simple. Nous pensons que la dérive népotique reprochée à ‘Uthmân tient davantage à la mentalité de l’époque et à la position sociale occupée par son clan avant l’avènement de la nouvelle foi : esprit de corps, glorification du clan, du nombre élevé de ses membres, de son influence politique et diplomatique, de sa richesse et de son ardeur au combat ; autant de choses qui conféraient honneur et prestige dans la société d’alors. La justification que nous avançons ici peut paraître erronée d’autant qu’il est de notoriété que ‘Uthmân fut l’un des premiers convertis à La Mecque. Il nous faut cependant corriger la tendance, encore très répandue en milieu musulman, à penser que les premiers compagnons du prophète Muḥammad (PSL), pour l’avoir côtoyé pendant plus d’une vingtaine d’années, étaient tous parvenus à rompre complètement avec l’esprit de la société antéislamique3 . Qu’ils aient, plus que les convertis de la dernière heure, été imprégnés des valeurs de la foi musulmane ne fait pas systématiquement d’eux des hommes (et des femmes) totalement sevrés des influences mentales de la jâhiliyya1 . Nous n’en voulons pour preuve que les propos suivants tenus par le calife lui-même lorsque, sur la fin de son califat, les plaintes de ses contemporains se firent pressantes : « Par Dieu ! Vous m’adressez des reproches au sujet de choses similaires à celles que vous acceptiez d’Ibn Khaṭṭâb [‘Umar], mais il vous en imposait lui parce qu’il était si rude avec vous que vous lui obéissiez bon gré, mal gré ; alors que moi je suis si conciliant et permissif à votre endroit que vous avez maintenant l’audace de vous en prendre à moi. Par Dieu ! Je suis issu d’un clan plus puissant et plus nombreux, ai plus de partisans et suis plus que quiconque en mesure de lever des troupes […]. »2 ‘Uthmân semble, à n’en pas douter, avoir été d’un tempérament plus pondéré que ‘Umar, mais ce serait une erreur que de penser qu’il fut un homme docile et dépourvu de détermination. N’est-ce pas lui, en effet, qui, sitôt investi de la charge suprême, s’était avec autorité exclamé : « Nul n’est autorisé à rapporter une tradition qui n’a point été entendue à l’époque d’Abû Bakr et de ‘Umar ! » ?3 Il sévit de même, pour une raison controversée, contre ‘Abd Allah b. Mas‘ûd qu’il fit venir d’Iraq et priva de son allocation après avoir ordonné son passage à tabac ; se montra tout aussi rude à l’endroit d’Abû Dharr et de ‘Ammar b. Yâsir qu’il appelait, non sans quelque mépris, « Ibn Sawdâ’ »4 , le fils de la noire. Le premier, après un premier séjour punitif en Syrie, fut exilé à Rabadha, son village natal, pour « atteinte à l’ordre public ». Quant au second, il fut rudoyé – sur ordre de ‘Uthmân qui semble même avoir pris activement part à sa correction – pour avoir eu l’outrecuidance d’exprimer ouvertement au calife les griefs et doléances de ses administrés. L’on sait qu’il perdit non seulement connaissance des suites du traitement qui lui fut infligé mais qu’il en conserva une hernie pour séquelle !5 En sus des mesures coercitives qu’il prit à l’encontre de ceux qui s’insurgèrent contre le nouvel ordre qu’il tentait d’établir et du népotisme qui lui sont  généralement reprochés, le calife essuya d’autres griefs1 dont le plus fréquemment invoqué, et sans doute le plus grave aux yeux de ses contemporains, est l’autorisation de revenir à Médine accordée à son oncle paternel, al-Ḥakam b. Abî al-‘Âs, que le prophète Muḥammad (PSL) avait maudit et expulsé de la ville. L’on note aussi de nombreuses plaintes enregistrées au sujet de ses gouverneurs qui, dans les provinces, se rendirent coupables de multiples exactions.

Table des matières

Chapitre 1 : Islam et doctrines musulmanes
1. Un vocable polysémique
2. L’ultime message divin
3. Les doctrines musulmanes
Chapitre 2 : Cadre théorique et approche méthodologique
1. Un domaine singulier
2. Groupes sociaux et dynamiques idéologiques
3. L’approche épistémologique
Chapitre 3 : Définition et credo du sunnisme
1. Les ahl as-sunna wa al-jamâ‘a : étymologie et sens usuel
2. Le sunnisme : définition et credo
3. La problématique de l’origine
Deuxième partie
La genèse doctrinale
Chapitre 4 : Le califat des compagnons
1. L’époque des deux chaykhs
2. Le califat et la fin tragique de ‘Uthmân
3. La parenthèse hachémite et le règne de Mu‘âwiya
Chapitre 5 : Le sunnisme des origines à Ibn Ḥanbal
1. Des schismes politiques à la théologie
2. La force de la tradition
3. L’œcuménisme ḥanbalite
Chapitre 6 : La rupture ach‘arite
1. Le transfuge du mu‘tazilisme
2. Le texte et la raison
3. L’ach‘arisme face au sunnisme traditionnaliste
Chapitre 7 : Les développements connexes et postérieurs
1. Mâturîdî, Ṭaḥâwî et Ibn Khuzayma
2. Le néo-ḥanbalisme d’Ibn Taymiyya
3. Le wahhâbisme
Troisième partie
La critique disciplinaire
Chapitre 8 : La critique des sources documentaires
1. Le ḥadîth nabawî
2. Le khabar
3. Le tafsîr
Chapitre 9 : La critique historique
1. L’allégeance à Abû Bakr et les évènements de la Saqîfa
2. ‘Abd Allah b. Sabâ’
3. La trêve de Ḥudaybiya
Chapitre : La critique juridique
1. Les terres conquises
2. Le mariage de jouissance
3. La répudiation triple
Chapitre : La critique théologique
1. Les attributs divins et la vision de Dieu dans l’au-delà
2. La foi
3. Les actes humains : prédestination ou libre arbitre ?
Quatrième partie
La connaissance doctrinale : processus d’élaboration et valeur
Chapitre : La méthode historique
1. L’heuristique
2. Les opérations analytiques et synthétiques
3. L’énoncé historique
Chapitre : La méthode juridique
1. L’herméneutique juridique
2. Le raisonnement juridique
3. L’avis juridique
Chapitre : La méthode théologique
1. L’herméneutique théologique
2. L’argumentaire théologique
3. L’énoncé théologique
Chapitre 15 : Valeur et limites de la connaissance doctrinale
1. Servitudes empiriques et élaboration du sunnisme
2. Servitudes logiques et élaboration du sunnisme
3. Doctrine sunnite et vérité
Conclusion

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