L’ÉCRITURE DU VOYAGE DANS LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE
L’ÉVASION, UN MÉCANISME DE RÉSISTANCE ET DE LÉGITIME DÉFENSE CHEZ TWAIN ET SALINGER
D‘après Hemingway, dans The Green Hills of Africa (1935), The Adventures of Huckleberry Finn est l‘ancêtre de la littérature américaine contemporaine. Le livre doit ce statut privilégié au fait qu‘on le présente comme étant le prototype même du roman d‘évasion, car c‘est la première fiction romanesque américaine moderne, où le thème traverse la narration d‘un bout à l‘autre. Et c‘est d‘autant plus remarquable que, grâce à son talent, Twain a construit, dans une perspective formaliste, la structure du roman suivant le motif de l‘évasion ou du cycle cosmogonique, en subordonnant au thème principal tous les ingrédients de la narration: les incidents, le cadre, les personnages, le ton, les antagonismes, les techniques stylistiques, le langage, les métaphores, les symboles, les images, les mythes, les archétypes, etc. Sans doute, autant le roman est le modèle, par excellence, du roman d‘évasion, autant Huck, le personnage éponyme, qui a donné son nom au titre du roman, est l‘archétype, l‘étalon même du fugitif. Pour exprimer son besoin de fuite du réel, il peut légitimement faire des propos suivants de Baudelaire sa devise : « N‟importe où, pourvu que ce soit hors de ce monde !»265 . D‘autres personnages comme Tom, Jim, le Roi et le Duc sont aussi des variations de Huck. Tandis que lui et Holden s‘évadent, pour échapper aux contraintes et tares de la civilisation, les premiers le font, pour la même raison ou pour se sauver la vie. Ce qui est constant, c‘est que tous les personnages twainiens et le protagoniste salingerien partagent un souci commun : le besoin de liberté. Si Huck et Holden fuient la civilisation et la société qui portent en elles les germes de l‘hypocrisie, de l‘imposture, de la violence, de la dépravation morale et de l‘aliénation, Jim, lui, cherche à s‘affranchir de l‘esclavage. Quant à Tom, il se dérobe, tentant ainsi de rejeter de manière romantique et fantaisiste la civilisation dont il est déjà emprunt des valeurs fondatrices. En ce qui concerne le faux Roi et le faux Duc, ils se volatilisent souvent, pour échapper à la furie des populations ayant démasqué leur malhonnêteté. Sam Bluefarb fait ressortir les raisons principales qui poussent les personnages twainiens à s‘éclipser comme suit : What [these escapes] do have in common, though, is the desire to shed the restraints and cramping influences of the shore civilization, whether, of the slave masters, as in Jim‘s case, irate townsfolk in the King‘s and the Duke‘s, or drab, prosaic realities as in Tom‘s266 . C‘est donc le lieu d‘affirmer que, chez Twain, l‘évasion est impulsive, de circonstance. Plus durable chez Huck et Jim, elle est l‘expression d‘un choix, d‘une manière de vivre. A. Vivre hors du monde pervers. Mieux que Thoreau et Emerson, Twain et Salinger développent le thème central de la corruption des valeurs sociales, morales, religieuses et politiques. Ils montrent, en particulier, que ce fléau des temps modernes est consubstantiel à la conquête des biens matériels, ce qui est l‘activité qui occupe le plus l‘Américain. À contre-pied des auteurs, celui-ci juge que cette passion est noble, car, dans son esprit, l‘existence de l‘homme sur terre ne se justifie vraiment que par rapport à sa capacité de vivre heureux dans le bruissement et le cliquetis de l‘argent. Il convient d‘expliquer que la ruée vers le métal précieux tient au fait que, dans l‘orthodoxie puritaine, la réussite matérielle est perçue comme un signe d‘élection. L‘idée est d‘autant plus ancrée et recevable qu‘elle se réalise à travers des moyens honnêtes tels que le travail ardent, la détermination, la persévérance, le flair, la chance et, surtout, la grâce. 266 Sam Bluefarb, op. cit., p. 15. 289 Étant donné que la société et la civilisation réduisent l‘idéologie du bonheur à la matière et aux plaisirs du corps, elles ne s‘embarrassent pas d‘éthique. Ainsi en sont-elles arrivées à cautionner tous les moyens licites ou illicites pouvant conduire à son accomplissement, c‘est-à-dire à l‘enrichissement rapide ou « getrich-quick », selon la célèbre formule. Conscient des dangers qui guettent les esprits matérialistes, Jan Lewis appuie sur la sonnette d‘alarme comme suit : « The great want of money had become a common and sorrowful tune »267 . Dans la même foulée, Alexis De Tocqueville renchérit : L‘un des caractères distinctifs des siècles démocratiques, c‘est le goût qu‘y éprouvent tous les hommes pour les succès faciles et les jouissances présentes. Ceci se retrouve dans les carrières intellectuelles comme dans toutes les autres. La plupart de ceux qui vivent dans les temps d‘égalité sont pleins d‘une ambition tout à la fois vive et molle ; ils veulent obtenir sur-le-champ de grands succès, mais ils désireraient se dispenser de grands efforts268 . Le paradoxe dans le choix des différents moyens utilisés par les uns et les autres, pour parvenir à leur idéal du bonheur matériel, instable il faut le préciser, ne fait que traduire les multiples contradictions qui marquent l‘Âge d‘or d‘un sceau indélébile. Connue et louée, comme une ère de progrès, d‘optimisme et de richesses, l‘Âge d‘or a aussi vu émerger à foison des phénomènes et des comportements nouveaux. Parmi les plus courants et les plus dévastateurs, on peut retenir: la montée en puissance de la cupidité, la pauvreté croissante, l‘exacerbation de l‘individualisme, l‘hypocrisie, l‘imposture et la cruauté. Holden, le personnage central de Salinger, un adolescent comme Huck, résume ces maux de la société et de la civilisation par le terme « phony » qu‘il a au bout des lèvres. Ces périls font que les deux protagonistes ne dorment que d‘un seul œil, d‘où leur évasion.La fuite, un rempart contre la dégradation morale. Bien que son parcours montre qu‘il est un admirateur, un défenseur et un participant au premier plan de la quête des biens de fortune, cela n‘empêche pas Twain d‘être un critique, au verbe libre, facile et franc. Sa nette démarcation par rapport à la matière se justifie aisément, puisque, comme ses protagonistes, Huck et Jim, ainsi que la société qu‘il dépeint, avec minutie et exactitude, il a subi les effets nocifs de la folle course aux richesses et à la reconnaissance sociale. C‘est pourquoi, le qualificatif d‘écrivain problématique lui collerait à la peau. Sera ainsi examinée la manière dont Twain dénonce tous les vices et toutes les valeurs dégradées qui s‘attaquent à la chair de sa société, rongent sa noblesse, égratignent et ensanglantent son âme, en même temps qu‘elles ôtent le sommeil à Huck et à Jim. D‘entrée de jeu, il faut relever que la peinture des mœurs liées à la recherche du bonheur matériel est, chez Twain, un prétexte bien commode pour présenter, dans une perspective didactique, sa vision idéaliste du monde. Naturellement, il est impossible de traiter des écueils de la quête du bonheur matériel, en particulier, et de la société industrielle et capitaliste, en général, sans évoquer Twain dont le titre de l‘ouvrage, The Gilded Age (1873), a donné son nom, en Amérique, à la période qui a suivi la Guerre civile (1861-1865). Véritable œuvre de critique sociale, le roman expose, sur la place publique, les misères dans les villes et faubourgs, la fraude politique, l‘escroquerie, le travestissement de la justice et le pourrissement moral des nouveaux riches. L‘auteur y touche ici au fond des transformations radicales, advenues aux plans économique, social, moral et politique, à la suite d‘une industrialisation vigoureuse et incontrôlée. 291 Ensuite, il va falloir attendre trois ans plus tard, pour voir Twain publier The Adventures of Tom Sawyer (1876) qui, comme il le précise dans la Préface, se fixe, entre autres objectifs, de présenter aux adultes une photographie fidèle et authentique du monde des enfants, afin qu‘ils puissent le comparer au leur. Par cette mise en miroir, le lecteur se rend compte, de toute évidence, que le monde des adultes et celui des enfants sont plus antagonistes que concordants. La première contradiction réside dans le fait que, comme le dit Saint-Exupéry, « les enfants seuls savent ce qu‟ils cherchent »269, c‘est-à-dire ce qui est apte à les rendre heureux. Incapables de taire leur insatisfaction et leur angoisse, ils se différencient nettement des adultes qui, face à la même situation, se trompent eux-mêmes et trompent les autres en se masquant. L‘autre divergence marquée est que l‘Âge d‘or a brutalement jeté les adultes dans le cyclone de l‘ambition immodérée, de la recherche des gratifications et du statut social élevé, pour ne citer que ces nouvelles passions génératrices d‘abus. L‘ironie est que les enfants rient de tout cela. Mais, c‘est véritablement dans son roman historique, picaresque et d‘apprentissage, qui l‘a révélé au monde entier, The Adventures of Huckleberry Finn (1884), que Twain pousse à l‘extrême son analyse sur la problématique de la morale par rapport à la poursuite du bonheur matériel, surtout dans son royaume d‘enfance, le « Antebellum Hannibal » ou Hannibal, Missouri, tel qu‘il existait avant la Guerre civile. Cette fidélité au lieu et au temps justifie le recours à l‘approche traditionnelle pour comprendre le roman, car celle-ci prend en compte les considérations biographiques, historiques, philosophiques et morales. D‘un point de vue onomastique, le vrai nom d‘Hannibal est Saint Petersburg, c‘est-à-dire Saint Peter‘s burg, normalement donc une sorte de paradis terrestre. Cependant, au rebours du qualificatif « saint », le village renvoie à un inconscient collectif et à une culture axant le bonheur sur la civilisation, l‘esclavage, la suprématie de la race blanche, la richesse, le rang social élevé, ainsi que le culte de la gloire, de l‘honneur et de la renommée. Cet ancrage référentiel est important, puisqu‘il permet de mieux comprendre les injustices et dégradations humaines sur lesquelles a germé l‘humanisme de Twain et de ses héros, Huck et Jim. C‘est pour cela qu‘on peut lire dans Technique in Fiction : « Location is the crossroads of circumstances, the proving of what happened ? Who‟s here ? Who‟s coming ? » . À travers Huck, le héros – narrateur, l‘écrivain, participant actif et victime de la chasse à la prospérité, pointe un double regard accusateur sur lui-même et sur sa propre société. Chose remarquable, son approbation des progrès, nés du développement de l‘industrie et du commerce, ne l‘empêche pas, réalisme oblige, de critiquer sévèrement l‘Âge d‘or pour les excès, grossièretés, feintes, injustices sociales, la nature vicieuse, la violence, la rapacité et l‘individualisme, en résumé tous les malheurs qui constituent une sérieuse entrave au bonheur, le concept envisagé sous un triple angle: individuel, collectif et spirituel. Pour se convaincre de la prédominance de ces fléaux, caractéristiques de l‘Âge d‘or, il suffit d‘examiner, attentivement et avec un esprit critique, la curieuse conduite de Widow Douglas, Miss Watson, Aunt Polly, Aunt Sally et Judge Thatcher. Ces personnages ont des comportements ambivalents, d‘où la nécessité de les analyser méticuleusement, pour pénétrer dans leur univers intime. C‘est d‘autant plus impératif que, si le lecteur n‘y prend garde, il risque naïvement d‘être enthousiasmé, voire séduit par leur prétendue gentillesse. Heureusement, le narrateur aide le narrataire à arracher aux personnages adultes leur masque, en lui faisant découvrir des indices indiquant, clairement, comme l‘eau de roche, que le prétendu humanisme de la famille Douglas est plutôt synonyme de mascarade. Derrière leurs allures, gestes, paroles et pensées, se cachent, telle une bête vorace, tapie dans les buissons, l‘avidité, l‘égoïsme, la duplicité, la fourberie, les mensonges, etc. Tous ces vices, qui se propagent comme une maladie contagieuse et incurable, poussent immédiatement Huck à prendre conscience que le monde des adultes est totalement différent du monde des enfants, du monde tel qu‘il se le représente et tel qu‘il est en réalité. Aussi cette débauche provoque- t-elle la chute fatale de ses dieux ou parents par substitution trompeurs. Au demeurant, les impuretés qui salissent la société éveillent chez Huck, l‘enfant candide et intègre, un immense et irrésistible désir d‘exister autrement, de changer les hommes malhonnêtes et égocentriques et, plus urgent encore, d‘« aller trafiquer avec l‟inconnu », comme le dit Rimbaud271 . L‘égoïsme : le mot est lâché. Dans la fiction romanesque des écrivains réalistes, comme Twain et Howells, il apparaît clairement que cette tare est la plus visible et la répandue dans la société capitaliste. Sans doute, la raison de cette déviation, par rapport aux sociétés traditionnelles, est le changement radical dans le système de valeurs qui réglaient les comportements quotidiens. Ajoutée à cela, et peut être avant même, la manie de faire de la matière et non de l‘individu ou de la société le centre de gravité de toutes les préoccupations. La nouveauté, chez l‘homme moderne, est qu‘il recherche, à travers son corps, un moyen d‘auto-valorisation, de perfectionnement et de raffinement. Charles Dickens ne dit pas autre chose à travers sa définition très opportune du terme d‘égoïsme : Le moi, le moi ardent, aux mains crochues, à la vision étroite, à l‘âpre volonté de vaincre ; avec son long cortège de soupçons, de mauvais soupçons, de mauvais désirs, de tromperies, et toutes leurs conséquences qui se développent, voilà les racines de l‘arbre immonde. Un cas d‘espèce: dans The Rise of Silas Lapham (1884), qui est une allégorie de la quête du bonheur matériel, telle qu‘elle est présentée dans le Rêve américain, Howells donne la parole à une philanthrope, Miss Kingsbury qui s‘en prend aux capitalistes avec des mots d‘une aigreur à jeter le froid dans le dos. Très confortable dans sa posture de moralisatrice, elle estime, comme A. de Musset, dans La Coupe et les lèvres (1831), que ceux-ci vivent mal, car ils ne vivent que pour eux. Ainsi s‘indigne-t-elle des agissements impudents, insouciants et hautains des riches qui font de folles dépenses, au moment où des milliers d‘indigents luttent, impuissants, pour leur survie. C‘est l‘exemple des millionnaires et des nouveaux riches, comme Silas Lapham qui, dans leur recherche aveugle de distinction, font étalage de leur fortune en érigeant sur la côte des châteaux inhabités. Signe d‘aisance matérielle, ce phénomène, à la mode, est d‘autant plus critiquable que les sommes faramineuses injectées dans la construction de ces luxueuses villas, souvent closes, auraient pu servir à apaiser la souffrance, soulager les inquiétudes et dissiper les angoisses des populations nécessiteuses, donc à les faire accéder à un minimum de bien-être. Toujours, dans The Rise of Silas Lapham, le narrateur montre que l‘expression la plus manifeste de l‘individualisme et de l‘ingratitude se reflète dans l‘attitude de Silas Lapham lui-même. Au début du récit, le narrataire apprend que, faute de moyens suffisants, celui-ci est contraint de trouver un associé en la personne de Rogers, pour mettre sur pied son entreprise spécialisée dans la peinture. Pour le lecteur avisé, cette révélation est extrêmement importante, car elle permet déjà d‘anticiper sur le comportement ultérieur du chef d‘entreprise. En bon dramaturge, l‘auteur prépare l‘action à venir. D‘une part, il insinue que Silas Lapham est lié à son partenaire par un devoir de reconnaissance. D‘autre part, il laisse entendre que rien n‘est moins sûr que l‘homme d‘affaires, pour ne pas dire l‘affairiste, pourra honorer cette dette morale.
INTRODUCTION |