Le satanisme dans Vathek (1786) de William Beckford et Les versets sataniques (1988) de Salman Rushdie
Etude du caractère postmoderne des Versets sataniques
Il s’agit dans cette sous partie de souligner combien l’œuvre de Rushdie est imprégnée des réalités postmodernes, qui constituent le cadre contextuel et conceptuel d’écriture du roman. Pour ce faire, il est important d’aider à mieux comprendre l’œuvre en retraçant les contours de son architecture romanesque, en évoquant les différents cadres de vie qui président à la défiance du religieux par certains personnages. Force est de constater que Les versets sataniques est très ancré dans la tradition postmoderne, au point qu’en montrer les principales caractéristiques, est un passage obligé pour bien réussir l’étude de l’ouvrage. Le roman est porteur des germes de l’écriture postcoloniale dont Rushdie est un adepte et qu’il faille qu’on souligne.
L’architecture des Versets sataniques
Les versets sataniques est une œuvre d’un abord très difficile, elle s’inscrit dans un cadre référentiel si dense que le lectorat se trouve dans l’incapacité de lui conférer une signification univoque. Le roman mérite plusieurs interprétations, et beaucoup de ses passages peuvent-être décontextualisés. L’œuvre est le haut lieu de plusieurs états d’âmes qui résument le désir de retour au bercail, d’oubli des malheurs et des déconvenues et les souvenirs rythmant la vie quotidienne de tout émigrant. Cette œuvre mouvementée porte 241 un grand intérêt pour la condition des émigrants en Angleterre, un des locus du déroulement de l’intrigue. D’ailleurs les deux protagonistes, Gibreel Farishta et Saladin Chamcha sont des prototypes d’émigrant qui, chacun à sa manière, traverse les calvaires du déracinement. Les protagonistes vivent un lot commun, mais, connaitront des fortunes diverses; Gibreel sera en proie à une profonde déchirure psychologique et sa déchéance mentale le poussera à se suicider, alors que Saladin Chamcha parvient à gérer ses différents moi et finit par se réconcilier avec lui-même. Leur problème de déracinement revêt la particularité d’être à la fois liés à l’espace dans lequel ils vivent et au manque de lucidité qui les plonge dans une débilitation totale. Cette folie naissante est lié au fait que ni Gibreel ni Chamcha ne parviennent à combiner une mémoire de lui-même et son désir de vivre dans la proximité de ce qui l’entourait auparavant. L’épreuve du déracinement, tel que vécu par les protagonistes, s’élabore autour d’une narration fait de contes emboités, de dialogue et de voyage onirique. A travers les labyrinthes de la mise en abime, Rushdie schématise un cheminement réflexif des idiosyncrasies des individus eu égard à leur origine (l’Inde) et à leur terre d’accueil (l’Angleterre). Dans son récit, Rushdie sort des sentiers battus en opérant une rupture d’avec une tradition d’écriture romanesque dite « des transplantés » qui se contentait de faire des descriptions de la misère matérielle et politique des immigrés. Il place son récit sur la transcendance et le déracinement, qui sont autant de questions philosophiques d’ordre existentiel. L’autre élément, qui témoigne de l’originalité de l’œuvre de Rushdie, est l’audace qu’il a en sapant les événements inauguraux de l’Islam dans une fiction burlesque. Ce geste a, évidemment, blesser les musulmans, qu’ils soient familiarisés ou non avec les procédés du roman moderne et avec le style taquin et provocateur de Rushdie. 242 Les versets sataniques s’ouvre sur l’éjection au-dessus de la manche de deux personnages Gibreel et Chamcha (ex-acteurs Indiens de Bombay). Ils étaient retenus en otage abord du Boeing 747 Bostan par des terroristes islamistes qui sont condamnés à une chute angélico-diabolique, sans fin mais finissante, ne se rendirent pas compte du moment auquel commença le processus de leur transmutation. Dans l’architecture de l’œuvre on rencontre des chapitres « réaliste » imbriqués dans d’autres, dans lesquels Gibreel se trouve hanté par des visions, des rêves et des cauchemars. Paradoxalement, dans son monde surréaliste fait de rêves, Gibreel est un spectateur ou, au meilleur des cas, un participant dans une série d’évènements historiques authentiques. Ce qui suppose que l’histoire elle-même est un moment de rêverie collective sur le passé. Le fait que Gibreel rêve à Mahound, incorpore de nombreux incidents qui rendent compte de manière galvaudée sur la vie de Mohamed. Suite à la chute Gibreel se trouve doté d’un grand rayonnement et d’une auréole qui s’intensifie au fur et à mesure que le récit se déploie. Vu de l’extérieur, c’est un personnage angélique alors qu’à l’intérieur c’est la jalousie et la trahison qui le travaillent. Gibreel, de par son vécu quotidien, se trouve à cheval entre un « vrai » monde où le miraculeux se passe et un monde onirique ou le miraculeux est relégué à un passé historique certes imagé mais largement vérifiable. Au fur et à mesure qu’il plonge dans la schizophrénie, Rushdie complique davantage, la possibilité de distinction de la réalité matérielle de celle créative déjà confuse, en montrant la frontière entre le monde onirique et la réalité. Ni Gibreel, ni le lecteur ne peuvent être certains du début et de la fin de l’un ou de l’autre de ces deux mondes. La confusion qui en résulte peut être libératrice ou destructrice. Rushdie conçoit que: “The imagination can falsify, demean, ridicule caricature and 243 wound as effectively as it can clarify intensify and unveil.”162 D’autre part, il révèle son propre préjugé, lorsqu’il insiste uniformément sur le fait que: “The opposition of imagination to reality…reminds us that we are not helpless; that to dream is to have power.”163Gibreel acquiert le don de tropicaliser Londres. Les autorités politiques Britanniques transforment les immigrants en ‘‘(waterbuffalo), slippery snakes a manticore” (SV 168). Quant à Chamcha, il est doté de cornes, de sabots, d’une toison abondante et d’une queue. C’est un personnage qui éprouve constamment une sensibilité aigue de douleur et qui, souvent, se trouve dans des situations où il est victime d’incompréhension. Lors de la chute, des interrogations sont posées: ‘‘How does newness come into the world how is it born of what fusions, translation, conjoinings is it made”. (SV, 8) Ces questionnements permettent un glissement vers un des thèmes phare de l’œuvre. Toutes ces questions peuvent se résumer en une seule, celle de savoir: « comment naît une nouvelle religion? » Dans la situation en l’état, la réponse évidente est à la fois le fruit de la « transplantation » et d’un éclairage sur la nouveauté de la fiction littéraire. En effet, le roman est le haut-lieu de profondes reformulations du langage, de la forme et des idées. Inspiré par ce qu’implique le mot anglais novel, Rushdie, à travers le roman, apporte sa vision du monde d’un œil nouveau. Il fait allusion à la volonté de force qui sous-tend la volonté de vérité créatrice de la fiction. Il en ajoute que: “Unreality is the only weapon with which reality can be smashed so that it may subsquently be reconstituted.”164 De prime abord, par voie d’appropriation, le discours fictionnel exerce son pouvoir de contrainte sur les autres discours totalisants, qui s’opposent à lui. 162RUSHDIE, Op. Cit., p.143 163Ibid. 164Ibid. p 122 244 Il les incorpore dans son propre discours qui remet ostensiblement en question toutes les vérités proclamées. Alors que les musulmans croient fermement que l’archange Gibreel dictait les versets de Dieu à Mohamed, dans la version subversive de Rushdie des origines du Coran, ce dernier exerce une forme de télépathie. Il hypnotise Gibreel en lui dictant, ce dont il a besoin en d’autres termes, Rushdie substitue les mots anonymes de Dieu par une interaction psychologique entre le prophète nécessiteux et sa prétendue bouche angélique. Il exerce ainsi une projection interne. Puisque Gibreel est chargé de murmurer à la demande de Mahound, à la fois les versets sataniques et leur réplique angélique, le discours fictionnel le place dans une position qui jette l’anathème sur Mahound et ses prétentions de réception de la parole divine. ‘‘Being God’s…postman I’ve been” (SV 11). Moulé dans le carcan d’une forme discursive fictionnelle et sapé par l’utilisation de Rushdie d’un ton folâtre et banal, le propre de l’absolutisme de la foi islamique est de mythifier et de relativiser. La simple substitution de « courtier » à « messager » réduit le sublime au mondain. A plusieurs reprises, Rushdie exploite la nature polysémique du langage, pour nous conscientiser sur la possibilité de lectures alternatives présentes au moment où le discours de l’islam privilégie l’une d’entre elles, à des fins personnelles. Rushdie crée la dualité, et c’est à dessein que Bostan est le nom de choses antithétiques : le nom d’un jardin du Paradis, et aussi le nom de l’avion qui a explosé du fait des terroristes Sikh dans le chapitre initial du roman. Dès lors, le paradis, dans le cadre d’un discours fictionnel, n’offre aucun havre de paix. La vision de la perfection qu’Allie Cone entrevoit sur le Mont Everest est perçu par ce personnage qui représente le postmoderne comme une chose d’inaccessible dans ce monde terrestre. Selon Allie, le parfait impose un silence absolu : ’‘why speak if you can’t manage perfect thoughts, perfect sentences” (SV, 296)..