L’EFFET-PERSONNAGE ROBBE-GRILLETIEN
Nouvelle poétique de la représentation
Les romans de Robbe-Grillet s’affirment dans le refus de ce qui symbolisait jusqu’alors la praxis littéraire. Alain Robbe-Grillet se démarque, avec radicalisme, de l’écriture traditionnelle. Les règles qui sous-tendaient la figuration romanesque ont été contestées, comme le souligne d’ailleurs l’auteur: « Loin de respecter les formes immuables, chaque nouveau livre tend à constituer ses lois de fonctionnement en même temps qu’à produire leur destruction » 63 . Alain Robbe-Grillet récuse cette tâche de simple médiateur devant perpétuer une tradition livresque. Que ce soit La Jalousie, Dans le labyrinthe ou Les Gommes, chaque univers romanesque passe pour une nouvelle expérience scripturale. L’œuvre devient, alors, le lieu d’expérimentation d’une nouvelle esthétique. Rien que « la disposition suspensive des fragments narratifs (…) tend à produire une métamorphose ».64 Faut-il sommairement rappeler que le Nouveau Roman n’en est pas arrivé là ex nihilo. A la base de cette contestation de la technique figurative traditionnelle se trouve le délaissement de la mimésis. Comme dans le théâtre ou les autres genres littéraires, l’évolution des mentalités a imposé une nouvelle esthétique. La mimésis telle qu’énoncée par Aristote dans sa Poétique (330 avant Jésus Christ) coïncidait avec la foi en la raison de consolidation et de justification du monde. Jusqu’au début du XXème siècle, l’homme était, sans conteste, considéré comme le centre du monde. La nature humaine était appréhendée comme le témoin de l’universel. Mais depuis que la raison humaine a cautionné une dégénérescence, la première activité des romanciers a été de choisir l’engagement d’une forme, pour parler comme Roland Barthes. Ce choix s’est opéré en décentrant l’esthétique littéraire de la conception de l’homme comme point d’ancrage. Et cela pour une multitude de raisons dont nous n’évoquerons que quelques unes. Depuis la seconde moitié du XIXème siècle, l’esthétique romanesque a cherché à s’affranchir de quelques considérations classiques qui régissaient l’écriture. Gustave 63 Pour un nouveau roman, op. cit., p.11. 64 Problèmes du Nouveau Roman, op. cit., p. 168. 37 Flaubert dans Madame Bovary, exprime son enthousiasme débordant pour le travail du style. Le roman tel qu’il le conçoit devient le lieu d’expérimentation du réalisme subjectif. En atteste ce fragment textuel : « Souvent, elle variait sa coiffure: elle se mettait à la chinoise, en boucles molles, en nattes tressées; elle se fit une raie sur le côte de la tête et roula ses cheveux en dessous, comme un homme» 65 . A considérer ce fragment textuel, nous lisons une démarcation de Flaubert du réalisme populaire prôné par Honoré de Balzac. Il s’agit, pour l’auteur de Madame Bovary, d’inscrire non seulement l’expression du réel social au second plan, mais cette expression du réel établit une relation entre l’objet perçu et le sujet qui perçoit. C’est ainsi que dans la scène que nous venons de citer, la description de la coiffure d’Emma est faite par son amant Léon. Nous tirons essentiellement deux leçons de cette ingénieuse technique mise en œuvre par Gustave Flaubert: par le biais de la technique du réalisme de point de vue, l’auteur fait du travail du style le premier objet du roman, mais aussi cette technique lui permet de taire ses sentiments personnels. Cette éthique trouve son expression dans ces propos d’Erich Auerbach: « Flaubert tait son opinion sur les personnages et les événements, et lorsque ses personnages s’expriment eux-mêmes, l’auteur ne s’identifie jamais à eux et ne fait rien non plus pour que le lecteur s’identifie à eux» 66 . Ce décentrement de l’écriture romanesque de la peinture minutieuse de l’homme au profit du travail du style trouvera son expression la plus parfaite chez André Gide qui affirme par le biais de son personnage Edouard : «Je commence à entrevoir ce que j’appellerai le « sujet profond » de mon livre. C’est, ce sera, sans doute, la rivalité du monde réel et de la représentation que nous nous en faisons. La manière dont le monde des 65 Madame Bovary, op. cit., p. 218. 66 Mimésis, traduction française de Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1968, p. 481. 38 apparences s’impose à nous et dont nous tentons d’imposer au monde extérieur notre interprétation particulière, fait le drame de notre vie » 67 . Autrement dit, dans la fiction de ce romancier novateur du XXème siècle, il n’est plus question de partir des faits et causes sociaux, comme le faisait jadis le romancier réaliste, mais de «transporter notre construction idéale dans le rêve, l’espérance, la vie future en laquelle notre croyance s’alimente (…) » 68 . Cet art de la fugue, qui se traduit dans le texte des Faux-Monnayeurs (1925) par une écriture subversive, fait d’André Gide un disciple de Flaubert. L’œuvre met à nu un travail du langage qui devient l’essence même du texte. A la suite de Gide, Albert Camus, dans L’Etranger, exprimera, par le biais d’un retournement ironique de certains principes du roman classique, la conscience sociale de son époque. Outre cette nouvelle conception de l’écriture que Robbe-Grillet a héritée de ses prédécesseurs, il y a la déchirure de la conscience de l’écrivain liée au trauma des guerres. Essentiellement, comme l’affirme Maurice Nadeau : « Le temps du nihilisme, dont on attendait et redoutait la venue, cette fois nous le vivons. La faim, les ruines, les exactions, les tortures, les millions de cadavres, l’assassinat délibérément perpétré des masses humaines (…) tendaient à l’homme européen une image de lui-même qu’il ne reconnaissait pas » . La lutte des classes des siècles précédents et les deux Grandes mondiales viennent d’ébranler l’idéologie du progrès. Les croyances morales et éthiques, fruits d’une quête dure et patiente des esprits de tous les siècles, ont été englouties avec l’avènement de la guerre. Il y a un sentiment de révolte qui emplit l’âme des hommes de lettres de cette période.
LE PERSONNAGE ROBBE-GRILLETIEN
L’examen de la fiction d’Alain Robbe-Grillet, nous a conduits à certaines remarques tributaires de l’évolution de l’histoire humaine et de la pratique littéraire. Les crises sociales qui ont culminé avec les deux guerres mondiales ont fini de détériorer l’identité de l’homme et les rapports sociaux. Consubstantiel à ces remous sociaux, l’esthétique littéraire n’a pas manqué de se redéfinir et de se rénover constamment. La conception de l’univers et du personnage qui l’explique et qui l’implique s’inscrit dans une dynamique instable. De ce fait, la trame romanesque de Robbe-Grillet « interroge, déchire le monde et se déchire elle-même, repoussant inlassablement les traditions, les dogmes, les certitudes, tout ce qui, voilant l’angoisse humaine, trahirait la vie et par conséquent l’œuvre d’art » 103 . 103 Françoise Calin, La Vie retrouvée, étude de l’œuvre romanesque de Nathalie Sarraute, Paris, Lettres Modernes, Minard, « Situation » numéro 35, 1976, p. 238. 62 2.1. L’amorphie du personnage Dans la perspective d’une expression de « l’homo absurdus » 104 contemporain, l’esthétique romanesque de La Jalousie, des Gommes ou celle du Labyrinthe nous dévoile une régression radicale du personnage. Ces univers fictifs s’inscrivent dans une consolidation et une justification qui tantôt dévoile des personnages quasi lucides, tantôt des personnages ineptes et amorphes. L’écriture novatrice, ou plus spécifiquement Alain Robbe-Grillet, adopte cette technique de déconstruction du héros pour signifier son délaissement des conceptions zoliennes ou balzaciennes du personnage. Par amorphie, nous entendons, « le caractère d’une personne amorphe » ; c’est-à-dire un personnage « qui paraît sans structure, sans organisation perceptible ».105 De fait, en abordant la notion de l’amorphie du personnage robbe-grillétien, nous voulons examiner et démontrer que le personnage robbe-grillétien souffre d’une crise de personnalité. Ses préoccupations sont sans cesse déjouées et trahies par ses instincts. C’est l’expérience que fait, ici, le docteur Juard: « Il croyait qu’on allait lui poser des questions précises auxquelles il s’est préparé et voilà qu’on le laisse se débrouiller tout seul, comme s’il était dans son tort » (G, 80). Toutefois, nous ne saurons mener à bien cette étude de l’amorphie du héros sans jeter un coup d’œil sur le vécu social. Il faut mentionner que par cette régression du culte du personnage, Alain Robbe-Grillet n’intente pas un procès frivole à la société. Ce virulent procès que l’œuvre romanesque des nouveaux romanciers intente au personnage trouve son fondement dans la métamorphose du comportement de l’humain dans la société. Afin de mieux apprivoiser le lecteur et l’instruire sur le référent de sa production littéraire, Alain Robbe-Grillet fait de son univers romanesque le « miroir » des problèmes de la réalité ambiante. Le lecteur, ou plus spécifiquement l’exégète de l’effet-personnage, doit en préambule reconnaître que La Jalousie, Les Gommes et Dans Le labyrinthe ont pour 104 Bernard Pingaud, L’Etranger de Camus, Paris, Hachette, 1971, P. 92. 105 Le Grand Robert de la langue française, Paris, Parmentier, 1985, t. I, p.325. 63 cadre d’ancrage la société des années cinquante. D’ailleurs, François Mauriac l’a bien compris quand il précise que « les héros de roman naissent du mariage que le romancier contracte avec la réalité ».106 Comme l’a montré Michel Zéraffa, c’est l’homme de société qui donne vie au personnage. D’ailleurs, Denis Diderot notait à l’intention du lecteur qu’il ne doit pas s’effrayer devant les « bêtises » du personnage de Jacques 107 car, en réalité, elles ne sont rien d’autres que la peinture du vécu du lecteur. Ce qui revient à préciser que la prégnance, dans le roman robbe-grillétien, de la désacralisation de l’humain, n’est rien d’autre que l’expression de la faillite de l’ordre social. C’est ce qui, d’ailleurs, atteste cette perdition du personnage : « Wallas ne sait plus d’où lui revient cette image. Il parle – tantôt au milieu de la place – tantôt sur des marches, de très longues marches – à des personnages qu’il n’arrive plus à séparer les uns des autres, mais qui étaient à l’origine caractérisés et distincts » (G, 238). Le personnage narrateur semble ici avoir perdu toute sa faculté analytique. Il est comme pris dans un tourbillon qui désagrège sa personnalité. Comme sus-mentionné, le mythe de l’humain s’étant émietté, il est inconcevable de chercher à peindre des figures-miroirs jouissant d’une parfaite lucidité dans le roman. Le personnage de Robbe-Grillet, à l’image de celui de Nathalie Sarraute, vit un néant profond, une quasi absence qui l’oppose au personnage classique. Ainsi, dans l’approche de cette translation du personnage, Nathalie Sarraute mentionne : «Il était très richement pourvu, comblé de biens de toute sorte, entouré de soins minutieux ; rien ne lui manquait, depuis les boucles d’argent de sa culotte jusqu’à la loupe veinée au bout de son nez. Il a, peu à peu, tout perdu : ses ancêtres, sa maison soigneusement bâtie, bourrée de la cave au grenier d’objets de toutes espèces, jusqu’au plus menus clichés, ses propriétés et ses titres de rente, ses vêtements, son corps, son visage, et surtout, ce bien précieux entre tous, son caractère qui n’appartenait qu’à lui, et souvent jusqu’à son nom » 108 . 106 Le romancier et ses personnages, op. cit., p.96. 107 Héros éponyme de Jacques le fataliste (1796), Paris, Gallimard, 1989. 108 L’ère du soupçon, op. cit., p. 57. 64 Sociologiquement parlant, nous sommes d’avis que le seul mythe qui devrait prévaloir dans cette écriture romanesque est celui de la société et la seule réalité que l’homme puisse et doive concevoir est celle des rapports sociaux. Et puisque l’idée de société et de ses liens n’est plus qu’un mot vide de sens et qui ne tient que parce qu’il concourt à produire pour le marché, la fiction offre au lecteur des rapports sociaux extravertis. C’est le cas entre cette femme anonyme et le soldat : « La jeune femme ne précise d’ailleurs jamais la parenté qui les unit » (Lab, 223). Cette femme qui partage sa demeure avec le soldat affirme, elle- même, qu’elle ignore le lien de parenté qui les unit. Nous constaterons que cette relation fait l’objet d’une quête pour l’héroïne dans les pages suivantes. C’est dans ce contexte que Lucien Goldmann précise : « Le héros « démoniaque » du roman est un fou ou un criminel (…) un personnage problématique dont la recherche dégradée (…) de valeurs authentiques dans un monde de conformisme et de convention, constitue le contenu de ce genre littéraire que les écrivains ont créé dans une société individualiste et qu’on a appelé le « roman » ».109 Nous constatons, en parcourant La Jalousie, Dans le labyrinthe ou Les Gommes que ces personnages n’ont pas de liens familiaux solides tels que les avaient les personnages du roman zolien. Les liens parentaux entre les individus ne sont plus francs. Et L’Etranger d’Albert Camus nous en donne une illustration avec Meursault qui précise en parlant de son père : « Je ne l’avais pas connu. Tout ce que je connaissais de précis sur cet homme, c’était peut- être ce que m’en disait maman : il était allé voir exécuter un assassin » 110 . 109 Pour une sociologie du roman, op. cit., p. 290. 110 L’Etranger, op. cit., pp. 167- 168. 65 Nous nous attendions à une filiation beaucoup plus précise, mais l’adjectif démonstratif « cet » permet de lire une certaine indifférence entre ces deux personnages. Il est peut-être question dans La Jalousie d’un mari qui épie sa femme mais, du reste il ne s’agit que d’une déduction de l’exégèse. Toutefois, il reste que les personnages, entre eux, n’ont pas défini les rapports parentaux qui les unissent. La raison, devrons-nous comprendre, c’est qu’Alain Robbe-Grillet, pour inscrire dans notre intellect son esthétique de la réception et nous obnubiler, n’hésite point à anéantir ces qualités du personnage. Autrement dit, dans ces textes, l’entreprise critique consistera à retourner la figure documentaire du romancier pour en déceler les diverses connexions et filiations qui existent entre les personnages. Dans son analyse de ces écarts de perception, Roland Barthes mentionne « qu’aux antipodes du texte moderne qui a pour référent le langage, le texte balzacien a pour sujet la butée, l’origine, l’autorité, le père d’où dériverait son œuvre, par une voie d’expression »
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