Quand le grand ensemble devient patrimoine
LA PLACE DES GRANDS ENSEMBLES DANS LE LOGEMENT SOCIAL : L’APOGEE D’UN SYSTEME
En périphérie de la ville mais en lien avec celle-ci, les GE apportent ainsi le confort moderne. Cependant tout le monde n’y a pas accès. A qui les gestionnaires destinent-ils initialement les GE ? Pour Beaulieu I – Le Rond-Point, la surface moyenne de 53 m2 des logements, tout comme la typologie présentant une majorité de type 2 et 3, indiquent que l’opération est réalisée pour résoudre la crise du logement de familles n’ayant pas plus de deux ou trois enfants. François Tomas81 et André Vant82 démontrent même que ces GE sont utilisés au départ par l’office d’HLM pour résoudre la crise du logement des moins défavorisés, avec toutefois des nuances d’une opération à l’autre. 80 Avec notamment le groupe « La Piotière » à Roche-la-Molière.
Le peuplement initial des grands ensembles du sud-est.
Les visées sociales paraissent présentes dans l’opération Beaulieu I – Le Rond-Point, notamment dans le souci de ne pas alourdir les charges des familles (peu d’immeubles sont équipés du chauffage central et d’ascenseurs). Mais la réalité du peuplement est différente, comme en témoigne le graphique ci-dessous. Dans les premières années d’occupation, plus de la moitié des familles logées relève de ce que l’on peut considérer comme des catégories moyennes ou supérieures (51,2 % des premiers habitants pour seulement 25,4 % des demandeurs). L’autre groupe important est celui des contremaîtres, ouvriers qualifiés (OQ) et ouvriers spécialisés (OS). Si les parts respectives de ces deux sous-groupes ne sont pas détaillées, François Tomas affirme, sur la base de témoignages, que celle des OS n’était pas très importante83 . 1 : Patrons, cadres supérieurs, professions libérales. 2 : Cadres moyens, armée, police. 3 : Employés. 4 : Contremaîtres, OQ, OS. 5 : Manœuvres, personnel de service. 6 : Mal désigné, non indiqué. Graphique 2 : Répartition par CSP des chefs de ménages de Beaulieu en 1955 D’après VANT A., 1981, Imagerie et urbanisation. Recherches sur l’exemple stéphanois, Saint-Etienne, CEF, p 548. Il semble ainsi que, avec un dossier de plus de 11 000 demandes, l’office peut opérer une sélection de la population en fonction des critères de solvabilité et de sécurité de l’emploi. André Vant parle d’un « écrémage qui fait de Beaulieu un quartier de bonne compagnie » . Il faut d’ailleurs noter que la mise en location des premiers logements de Beaulieu intervient avant d’une part le décret du 27 mars 1954 qui fixe des plafonds de ressources, des conditions d’occupation minimales et invente le supplément de loyer pour les HLM, et d’autre part avant le décret du 20 mai 1955 qui rend le logement social accessible aux étrangers. On pourrait penser que la préoccupation sociale est alors reportée sur l’opération suivante, la Marandinière. Ce GE présente en effet des logements dont le coup de revient est inférieur à celui de Beaulieu. Il n’existe pas de données sur la population à la livraison des logements (1959), mais le recensement de 1962 donne des renseignements. Si la poussée ouvrière est indéniable, elle l’est au profit des ouvriers qualifiés. Les ouvriers spécialisés et les manœuvres commencent eux une concentration dans les deux immeubles dits de la Fausse Marandinière situés dans le prolongement de Beaulieu (actuels rue Le-Corbusier et square Renoir, voir plan 83 TOMAS F., 2003, « La naissance d’un grand ensemble : Beaulieu – Le Rond-Point », op. cit., p. 157. 84 VANT A., 1981, Imagerie et urbanisation. Recherches sur l’exemple stéphanois, op. cit., p. 548. 77 x p. 66). Les « autres catégories », en fait policiers et militaires principalement, sont également bénéficiaires, si bien que les couches moyennes se maintiennent aussi dans ce GE. 1 : Patrons, cadres supérieurs, professions libérales 2 : Cadres moyens 3 : Employés 4 : Autres catégories 5 : OQ 6 : OS, manœuvres, services 7 : Retraités, étudiants Graphique 3 : Répartition par CSP des chefs de ménages à la Marandinière en 1962 D’après VANT A., 1981, Imagerie et urbanisation. Recherches sur l’exemple stéphanois, Saint-Etienne, CEF, p. 549. L’opération suivante, Montchovet (1962-1965), comporte des logements bien plus grands, ce qui peut laisser place à l’accueil de catégories plus populaires. Et, effectivement, la poussée ouvrière continue, puisque, en 1968, 51,5 % des chefs de ménages de Montchovet appartiennent au monde ouvrier ou au personnel de service. Mais, là aussi, les cadres moyens et employés se maintiennent (15,9 et 11,2 % des effectifs, contre 9 et 8,4 % dans la ville). Les logements étant plus grands, ils sont attribués en priorité aux familles agrandies des deux premières opérations. Si bien que Montchovet se caractérise par ailleurs par la jeunesse de sa population : 50,5 % de moins de 20 ans en 1968. Patrons Cadres sup. Ainsi, avec ces chiffres, il est possible de formuler un constat de sélection rigoureuse des locataires, en suivant en cela André Vant85 : « que l’OPHLM ait pu choisir, trier, tamiser ses locataires, cela ne fait aucun doute. Fin 1962, ne possède t-il pas encore un fichier de 10 000 demandes en attente, pour un parc immobilier de 3 219 logements ? Et face à la dégradation constante de l’aide de l’Etat, comment ne pas . sélectionner pour le meilleur équilibre du budget ? Quitte parfois à en oublier sa fonction sociale, quitte à se retrouver dans de multiples conflits locataires-office, office-municipalité, office-Etat. Conflits que laisse supposer en 1967 la démission du maire du CA de l’office : ‘je dois dire également, pour être franc, qu’étant maire, je préfère prendre un certain recul par rapport à l’office afin de pouvoir présenter le cas échéant et lorsque je le jugerai convenable des observations tant en ce qui concerne la conduite des affaires de l’office que le choix des locataires’ (La Tribune-Le Progrès, 30 mai 1967) ». Pour André Vant86, trois mécanismes de présélection de la population opèrent, à commencer par le mécanisme économique. A Montchovet, un certain nombre de ménages prioritaires n’ont pu emménager en raison des sommes nécessaires à l’installation : frais de provision pour chauffage, chauffe-eau, compteurs bleus et d’eau, auxquels s’ajoutent un mois de loyer d’avance et la caution, ainsi que les plâtres et peintures. Car l’office décide de livrer les logements avec les murs et plafonds non peints et non enduits, sauf dans les salles de bains, cuisines et WC. Cette absence de finitions ne différencie pas Montchovet des deux opérations précédentes, mais elle n’était par contre pas prévue et tient à des questions d’aides au financement non obtenues : afin de garder le contrôle sur le peuplement de l’opération, l’office refuse une aide de la CAF . L’absence de finitions provoque une vague de mécontentement qui se traduit par un refus de 30 % des demandeurs contactés. L’achèvement d’un 4 pièces plus cuisine coûte en effet 1 500 F88, somme dont les familles les moins aisées peuvent difficilement s’acquitter (la crise du logement est toutefois telle que l’occupation est rapide). Par ailleurs, toujours dans le mécanisme économique, les montants de loyers, élaborés pour une gestion équilibrée, peuvent aussi être dissuasifs, en particulier dans les dernières opérations : 25,68 F annuels au m2 à Montchovet, 23,88 à Beaulieu – la Marandinière, contre 19,80 dans les HBM de Solaure par exemple. Le second mécanisme est d’ordre politique. En 1949, l’office met en place un système de traitement des demandes qui exclut celles des étrangers. Il faut attendre 1961 et l’application du règlement 15 de la CEE pour que soit traitées les demandes des ressortissants de la Communauté. Quand aux personnes originaires du Maghreb, elles sont sélectionnées sur recommandations des assistantes sociales ou réparties, comme il sera vu plus loin, sur d’autres immeubles du parc. Le dernier mécanisme est d’ordre budgétaire. D’une part, la contribution « 1 % Fonds d’employeurs » versée en vertu du décret du 9 août 1953 permet aux entreprises d’obtenir la réservation de logements. D’autre part, l’Etat lui-même, par l’intermédiaire des prêts qu’il accorde, est autorisé à se constituer un parc de logement assez large dans les GE pour le bon fonctionnement des grandes administrations (police, armée, Education nationale, PTT…). Sur ce dernier point, André Vant soulève d’ailleurs une question ici essentielle, en se demandant s’il n’y a pas89 : « [un] rôle spécifique assuré ‘ par’, sinon assigné ‘ à’ cette zone dans le fonctionnement global de la ville ? N’y a-t-il pas là un espace permettant la rotation d’un personnel administratif toujours entre deux régions, ou l’accueil, avant redistribution selon les différents marchés du logement, de ménages soit nouvellement constitués soit nouvellement arrivés sur le plan local ? Car, ne l’oublions pas, si 80,1 % des Stéphanois étaient originaires de la Loire ou de la Haute- 86 Idem. 87 En 1960, pour financer l’opération, l’office demande un prêt à la CAF qui se montre disposée à fournir une participation financière importante. Mais, comme à son habitude, la CAF met comme condition le droit de désigner elle-même un certain nombre de locataires de son choix. L’office refuse la condition et donc l’apport financier. 88 Les travaux pouvant même s’élever au double de cette somme dans les plus grands appartements. 89 VANT A., 1981, Imagerie et urbanisation. Recherches sur l’exemple stéphanois, op. cit., p. 556. F. TOMAS, 1986, « De la cité spécifique au grand ensemble : le travail social comme pierre de touche », dans : VANT A. (dir.), Marginalité sociale, marginalité spatiale, Paris, Editions du CNRS, pp. 64-74. 79 Loire en 1970, ce taux n’était guère que de 67,8 % dans les grands ensembles du sud-est en 1972 ».
Le logement des plus pauvres
Cette photographie de l’occupation sociale initiale des trois premiers GE du sud-est montre que, comme l’affirme A. Vant, « les défavorisés sont en quelques sortes exclus du système HLM » 90, ou tout du moins des GE. Où ces catégories, soient les familles étrangères (en particulier maghrébines) et / ou dont le chef est manœuvre ou OS (voire ouvrier qualifié quand il est seul à subvenir aux besoins d’une famille nombreuse), sont-elles donc logées ? François Tomas montre dans différents travaux91 qu’elles sont en fait soit laissées en attente dans les taudis des quartiers anciens dégradés et les bidonvilles (leur résorption ne commence réellement qu’au début des années 1970), soit logées dans des logements et cités d’HLM bas de gamme spécifiquement construits pour elles. > Le taudis dans les années 1950-60. S’il n’est pas nouveau92, le problème des taudis est particulièrement important à Saint-Etienne dans les années 1950-1960. Sa médiatisation et la sensibilité de la société le sont tout autant, voire plus que par le passé93. La ville tient d’ailleurs un rôle central dans un film réalisé en 1954 par des militants du logement social (La crise du logement94), rôle qui participe à lui donner le surnom de « capitale des taudis » 95 . Taudis Médiocres Acceptables Confortables Marseille 10 % 24 % 58 % 8 % Lyon 19 % 25 % 40 % 16 % Nantes 23 % 23 % 48 % 6 % Saint-Etienne 20,5 % 56 % 17 % 6,5 % Tableau 3 : Situation du logement dans quatre villes françaises en 1946. THOMAS E., 1992, Politiques urbaines et transformations socio-spatiales, l’exemple stéphanois 1977-1991, Thèse de doctorat de géographie, Université de Saint-Etienne, p.21. L’introduction du rapport « Le problème des taudis » 96 (Autechaud, Tomas) est consacrée à la définition du terme « taudis ». Elle montre des réalités différentes tant les causes et composantes sont variées. Celles-ci peuvent être regroupées en deux catégories. Celles d’abord qui tiennent à l’insalubrité de l’habitat : sont considérés comme taudis les bidonvilles et toutes les constructions en dur dont les conditions d’hygiène laissent à désirer. L’insalubrité est patente quand le logement manque de lumière, est humide, ne peut être chauffé sans nuisance pour l’habitant (cave, sous-sol, combles, pièces dépourvues d’ouverture vers l’extérieur) ou est vétuste. Suivant les définitions, les logements qui ne disposent pas d’un poste d’eau sont aussi parfois considérés comme des taudis. La seconde catégorie de causes et composantes est liée à l’habitant. La tendance à la taudification peut en effet être déterminée ou accentuée par le surpeuplement ou le mauvais entretien. F. Tomas et A-M. Autechaud proposent une cartographie des taudis stéphanois pour les années 1960. Le centre de la ville est ambivalent, avec d’une part des îlots bourgeois (avenue de la Libération, entre les places Jean-Jaurès et Jacquard) et d’autre part des îlots dégradés (entre les places du Peuple et Chavanelle, autour de la place Boivin, rues Tarentaize, Polignais, Paul-Sémard avec forte population nord-africaine et portugaise). Les GE en périphérie, ainsi que les quelques lotissements de villas (Bergson, l’Etrat), permettent progressivement de soulager le centre. Ce dernier fait l’objet de quelques opérations d’assainissement dans l’après-guerre (quartier du Soleil après le bombardement) et les décennies suivantes (îlot Boivin en 1966, Grand’Poste en 1969 ou encore Prison – Tréfilerie et Tarentaize au début des années 1970). Les quartiers environnants sont eux aussi contrastés, avec des quartiers populaires (Côte-Chaude, Soleil, Durafour, Valbenoîte, la Rivière) et des quartiers bourgeois (Bel-Air, Mulatière). Le plus grand bidonville se situe à Méons (nord). Il n’est détruit que dans les années 1970 et sa population (maghrébine) transférée pour partie importante dans la cité de transit de Reveu. Quelques lieux parmi les nombreuses poches de mal-logement de la ville semblent emblématiques, si l’on en croit les personnes interviewées pour cette recherche et la littérature scientifique : le bidonville de Méons, le quartier de Tarentaize (qui sera présenté plus loin), la cité des Batignolles et d’autres cités dites de transit ou spécifiques, ou encore les nombreux cantonnements construits à la hâte dans toute la région stéphanoise. Il est possible d’en donner un aperçu en mobilisant différentes sources d’informations : un rapport scientifique, un entretien avec une ancienne habitante de la cité des Batignolles, des romans parus récemment et le fonds photographique Leponce des Archives municipales de Saint-Etienne. Tels Le gône du Chaaba d’Azouz Begag, roman autobiographique dont le cadre est un bidonville à Villeurbanne, des ouvrages littéraires parus ces dernières années donnent une (re)présentation de ces lieux et contribuent à les fixer dans la mémoire locale. Stefano Moscato, professeur de Lettres né en Sicile en 1948, émigre à Lorette (Loire) à l’âge de six mois avec sa mère pour rejoindre son père qui trouve un emploi aux Aciéries de la Marine, à l’usine d’Assailly. Il passe six années de sa vie dans l’un de ces baraquements édifiés pour abriter des prisonniers durant la Première Guerre mondiale et qui servent ensuite à loger la main d’œuvre immigrée. Le cantonnement, écrit en 2008, est un ouvrage qui raconte ce passage de sa vie. L’inconfort et l’exiguïté des lieux y sont décrits avec force .
Observateur et participant, une position particulière |