Coévolution dans les systèmes de villes
ELABORATION DE CADRES COHERENTS POUR MESURER LES EVOLUTIONS URBAINES
La nécessité de distinguer ce qu’est une ville de ce qui ne l’est pas est une préoccupation des organismes statistiques depuis qu’ils existent. Mais quelles que soient les spécifications utilisées, la ville ne semble guère pouvoir se définir et se délimiter statistiquement par des critères immuables. « Elle est toujours plus que ce à quoi on voulait la réduire, et ce à quoi on voulait la réduire n’est même pas capable à coup sûr de la différencier d’un bourg ou de toute autre entité » (Neveux., 1998, p. 13). En outre, la manière dont on la définit contribue à contraindre la perception qu’ont le chercheur et le statisticien de ses transformations. En retour, les changements enregistrés à travers une définition de la ville – mais aussi l’absence de leur restitution dans ce cadre – appellent leur redéfinition et réactualisation. Pour rendre compte de la genèse et de la pertinence du zonage en aires urbaines (ZAU), proposé par l’INSEE en 1996, nous adoptons moins ici le regard du géographe sur le processus à l’œuvre d’étalement urbain que celui du statisticien, qui s’interroge sur la manière de définir et circonscrire un objet spatial, à la fois universel et transhistorique, dont ni la signification – géographique, économique, sociale, politique, symbolique – ni la morphologie ne sont invariables. Notre objectif est bien de disposer d’informations sur des entités urbaines homogènes, comparables et les plus adaptées à leurs configurations actuelles, plutôt que de saisir dans le détail ces configurations.
Le concept d’agglomération urbaine à l’origine de la définition statistique de la ville en France
Définir la ville par des attributs spatiaux mesurables
Les villes ont longtemps été ceinturées de remparts, disparus dans la plupart des cas au cours du XIXe siècle, et cette coupure physique fut associée à une caractéristique juridique, avec des droits spéciaux, supprimés après la Révolution Française. Pour le voyageur, le passage de l’espace rural à la ville était marqué par une rupture. A partir du moment où ces marques n’existent plus, la question de la définition et de la délimitation de la ville devient l’objet d’un discours, d’une réflexion, qui porte sur les caractères propres des villes et des campagnes, de sorte qu’il doit être possible de les distinguer au sein du territoire national. Or, la multiplicité des attributs urbains mis en avant pour définir les villes en Europe même, où le fait urbain présente pourtant de fortes ressemblances, et dans le reste du monde, donne l’ampleur de la difficulté de ce projet, dont, aujourd’hui encore, aucune étude sur les villes ne saurait s’affranchir (Le Gléau et al., 1996 ; Moriconi, 1991, 1993). Ainsi, si l’on omet le critère administratif de désignation de ce qui est ville (toujours appliqué dans certains pays), Moriconi (1991-1993), dans sa recension des définitions officielles de la ville utilisées à travers le monde, isole quatre familles de critères qui spécifient l’espace urbain : − Le dépassement d’un certain seuil de population dans une localité (seuils par ailleurs très variables d’un pays à l’autre, de 200 habitants en Scandinavie à 50 000 au Japon) ; − La spécificité des activités exercées par les citadins, activités économiques considérées comme productrices de formes spécifiques de peuplement. L’agriculture est alors considérée comme la marque du monde rural, les commerces, services et industries, celle des villes. Le critère consiste le plus souvent à mesurer le poids de la population agricole ; − La présence de fonctions spécifiquement urbaines comme certains services ou équipements (réseaux techniques, routes asphaltées…) ; − Des spécifications démographiques, très communes, comme la densité, ou plus originales, comme le taux de masculinité (qui n’a guère de sens dans les pays vieillissants et anciennement urbanisés). Ces caractéristiques doivent s’appliquer à une portion d’espace, qui correspond à une entité administrative élémentaire ou de collecte de l’information statistique. En France, la suppression d’un statut juridique propre aux villes correspond à la mise en place après la Révolution Française du maillage communal. C’est bien la commune, tout en servant aussi de cadre fin à la diffusion de l’information statistique, qui est en soi qualifiée, selon les critères choisis, d’urbaine ou de rurale. Jusqu’en 1846, pour qu’une commune soit qualifiée d’urbaine, il lui faut compter plus de 2 000 habitants dans son périmètre. Compte tenu de la diversité des superficies des communes et, selon les régions, du caractère plus ou moins concentré de la population en leur sein, ce seul critère de taille est très vite apparu inadapté pour circonscrire l’espace urbain. La définition officielle de l’agglomération de population assortie d’un seuil minimum de 2 000 habitants fait son apparition en 1846, alors que le concept est né au XVIIIe siècle (Roncayolo, 1999, fait référence à une étude de Perrot, 1975). L’agglomération suppose donc une proximité géographique des habitants de sorte qu’elle se caractérise par une certaine densité ; sa surface bâtie présente un attribut de continuité, qui renvoie à l’image traditionnelle de la ville compacte. P. Meuriot (1897) fait référence à l’exemple de la Bretagne où la prise en compte des seules populations agglomérées supérieures à 2 000 habitants en 1846 divise par deux la population comptée comme urbaine dix ans plus tôt. Au total, en France, on s’accorde sur des attributs qui tendent à définir la ville comme une concentration spatiale d’habitants, dépassant une certaine taille et formant dans le paysage une forme distincte par ses constructions. L’ensemble s’inscrit à l’intérieur des limites d’une commune, caractéristique maintenue jusqu’en 1954. Mais les villes, les plus grandes en premier lieu, ont évolué, grandi, se sont étalées, au point de déborder des limites communales, qui sont ainsi apparues comme un cadre restrictif dans la logique du bâti continu.
Les unités urbaines sont créées en 1954
Au XIXe siècle, la croissance démographique des villes se traduit dans l’espace par la construction sur les terres agricoles environnantes d’espaces résidentiels et industriels, en continuité avec les noyaux urbains plus anciens. L’extension spatiale des villes suit une forme globalement radioconcentrique. La ville se perçoit alors comme un centre historique associé à une périphérie plus récente et qui s’affranchit peu à peu des délimitations administratives. Pour prendre l’exemple de Paris, après que certaines communes contiguës comme Belleville ou Montmartre ont été annexées au territoire parisien, le statisticien Paul Meuriot notait en 1897 l’inadéquation entre l’extension effective de l’agglomération urbaine et les limites, plus restreintes, de la commune. En cela, il posait déjà le problème de la comparaison internationale des villes, dans la mesure où la superficie de la commune de Paris, même élargie, n’atteignait pas 8 000 hectares alors que, par exemple, la définition administrative la plus restrictive de Londres (Inner London) était déjà quatre fois plus grande (31 000 hectares) (Meuriot, 1897, Le Gléau et al., 1996). Néanmoins, les limites de la plupart des villes françaises ont, au moins jusque dans les années 1950 si l’on fait exception des plus grandes, correspondu à celles de la commune, la population agglomérée étant entièrement comprise à l’intérieur de ce périmètre. C’est pour pallier cette difficulté de la non-concordance de plus en plus patente entre le maillage administratif le plus fin du territoire et l’emprise spatiale des agglomérations urbaines, que l’INSEE a proposé en 1954 la notion d’unité urbaine, qui, tout en maintenant le critère du bâti continu, s’affranchit partiellement des contraintes du zonage communal. Si l’agglomération morphologique s’étend sur plusieurs communes, alors celles-ci sont regroupées pour former une unité urbaine multicommunale, au sein de laquelle une commune centre7 , la plus peuplée, est distinguée des autres, qualifiées de banlieue. Si l’agglomération reste comprise dans le périmètre d’une seule commune, alors l’Institut parle de « ville isolée ». Le critère de continuité du bâti reste défini par l’absence de rupture supérieure à 200 mètres entre deux constructions, une fois exclus les rivières, jardins et autres zones non constructibles. Le seuil minimal de population de 2 000 habitants est également maintenu, ce qui apparaît aujourd’hui comme un seuil assez peu discriminant (Le Jeannic, 1998). Ainsi, à chaque recensement de la population, le contour des unités urbaines est réévalué à l’aide de la lecture de photographies aériennes et de déplacements sur le terrain, afin de tenir compte des nouvelles constructions dans l’évolution de leur périmètre. La ville devient statistiquement un objet aux contours évolutifs. Ce zonage reste encore la principale référence de ce qu’est l’urbain et a été à nouveau mis en œuvre pour le dernier recensement de la population en 1999. Recommandé par l’office statistique de l’ONU, on lui associe en France plus de deux cents lois et décrets. Pour autant, dès 1960, soit quelques années seulement après la mise en place des unités urbaines, la perception de la ville s’inscrivant exclusivement dans le territoire de l’agglomération fait débat, compte tenu des nouvelles modalités prises par le peuplement.
Les définitions fonctionnelles de la ville en France pour saisir l’étalement urbain : des ZPIU au ZAU
L’INSEE a été pionnier dans la prise en compte de l’existence d’autres réalités urbaines, qui ne s’inscrivent pas exclusivement dans le cadre du bâti continu. Dès le recensement de 1962 est proposé le concept de zone de peuplement industriel et urbain (ZPIU) auquel s’est substitué celui d’aire urbaine en 1996. Pourquoi fournir d’autres délimitations de la ville ? Quelles sont les spécificités de ces zonages par rapport aux agglomérations urbaines ? La notion permet d’identifier plusieurs communes centres pour une seule unité urbaine, afin de tenir compte de la configuration particulière de villes de formation récente, le plus souvent situées sur des gisements et formant plutôt des conurbations, sans qu’émerge un centre dominant.
Comment délimiter la ville aujourd’hui ?
Moins que la définition statistique en soi de la ville, c’est bien celle de ses limites qui pose aujourd’hui le plus problème, dans le contexte de disparition d’un monde rural identifié par une population paysanne. Roncayolo note à ce propos l’ancienneté de ce questionnement, puisqu’on rapporte dès 1917, lors de l’exposé des motifs d’un projet de loi sur les « régions économiques », que si les pôles se repèrent aisément, les limites périphériques sont plus floues, incertaines et variables (Roncayolo, 1990). Plusieurs constats enregistrés sur les nouvelles localisations des zones de croissance démographique, d’abord aux Etats-Unis et dans les pays anglo-saxons, puis en France dans les années 1970, ont conduit à s’interroger sur les aires d’extension de la ville et la limite qui la sépare du monde rural. En France, c’est à la lecture des résultats du recensement de la population de 1982 que l’on prend pleinement la mesure du changement qui s’opère quant aux localisations des zones en croissance démographique, dont l’interprétation reste alors trouble (Boudoul et Faur, 1982). On enregistre l’affaiblissement des soldes migratoires à destination d’un grand nombre de villes, alors définies comme unités urbaines, et dans le même temps le fort accroissement de communes rurales, pas toujours contiguës aux agglomérations. Le mouvement de périurbanisation prend pleinement son essor. Phénomène très étudié (pour la France, citons entre autres Bauer et Roux, 1976 ; Dézert, Metton, Steinberg, 1991 et Guérois, Pumain, 2001 pour un état de la question), il se caractérise par l’installation d’habitants aux modes de vie plutôt urbains (à la fois pour ce qui est du travail, des modes de consommation et des loisirs), de plus en plus loin des agglomérations urbaines, privilégiant comme logement le pavillon, isolé ou en lotissement. Le phénomène touche dans une moindre mesure certaines activités économiques lorsque leurs établissements sont gros consommateurs d’espace. Les explications de ces extensions discontinues, produisant un territoire urbain plus fragmenté, font intervenir divers facteurs. Il semble que la diffusion de l’automobile, rendue possible par la hausse considérable des niveaux de vie qui s’enregistre pendant les années 1960, associée aux équipements de transport urbain (train et surtout voies routières rapides) ont permis, pour les urbains, des choix de localisation plus éloignés des centres historiques. Le choix d’habiter plus loin des centres-villes, des lieux de travail, se comprend par la conjonction des mécanismes de la rente foncière (les prix des terrains sont généralement d’autant plus faibles que l’on s’éloigne du centre-ville) et des aspirations des habitants pour leur logement (maison individuelle, cadre de vie…). Ces populations nouvelles ont assurément des comportements d’urbains, d’autant plus que leur travail se situe encore le plus souvent dans les agglomérations, dissociation conduisant à l’augmentation du nombre et de la portée des migrations alternantes ou navettes domicile-travail (Talbot, 2000). Pourtant, ces communes conservent des caractéristiques rurales : faiblesse du nombre total d’habitants, paysages maintenant de vastes superficies agricoles ou forestières, peu de commerces et d’équipements… Elles sont donc qualifiées de rurales lors de la réactualisation des unités urbaines, bien que la majeure partie de la population n’en ait plus guère les caractéristiques, tant elle est intégrée à la ville proche. La rupture entre les deux mondes urbain et rural s’est estompée, la dichotomie a fait place à un continuum. La ville s’est-elle diluée, fragmentée de sorte que l’urbain est partout ? Est-ce encore un acte légitime que de donner des limites aux villes ? « Dans un monde moderne de la communication où tout s’organise de plus en plus en réseaux, enfermer la dynamique de la ville dans un cadre territorial strict ne peut relever que du compromis » (Terrier, 1998).
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