Mgr Dupanloup et la Seconde République

Mgr Dupanloup et la Seconde République

L’Ami de la Religion : quel impact ?

Les tensions Ainsi quel a été l’impact du journal de Dupanloup sur les différents réseaux qui lui sont associés et plus largement sur la vie politique et religieuse de la Seconde République ? Apporter une réponse précise à cette question n’est pas évident car bien qu’il existe des travaux sur la presse durant la Seconde République, aucune synthèse n’a été publiée sur L’Ami de la religion. Le fonds épistolaire de Saint-Sulpice permet néanmoins d’avancer quelques hypothèses. Tout d’abord il est possible d’affirmer que le journal a fédéré les différents réseaux de Dupanloup. Mais il révèle aussi de nombreuses tensions entre les divers rédacteurs. Comme première source de conflits, on peut évoquer les divergences de caractères entre Dupanloup et Montalembert, le fameux duo au centre du réseau. La lutte d’influence dans la direction de L’Ami de la religion atteint même le cœur du parti Dupanloup. Ne manquons pas ainsi de citer l’une des lettres les plus acerbes que Montalembert ait écrite à Dupanloup suite à des remarques du prêtre sur l’un des articles qu’il avait publiés dans L’Ami de la Religion. Montalembert revient ainsi que les « pénibles explications » qu’il a eues avec Dupanloup la veille au matin. « Dans vos relations avec moi, vous me paraissez méconnaître trop souvent les conditions de l’autorité et celles mêmes de la nature humaine. La première condition pour exercer une autorité utile et efficace, c’est de n’en point abuser. Je vous en ai toujours reconnue une très grande sur moi, je crois même pouvoir affirmer que personne n’en a jamais exercé davantage sur ma conduite comme sur mes paroles. Mais vous avez dépassé hier la limite d’une influence légitime et acceptable. Qui tend trop la corde la rompt »567. Cet incident dont parle Montalembert intervient six jours après sa lettre ouverte à L’Ami de la Religion parue pour saluer la parution, le 17 octobre 1848, du premier numéro publié sous la direction de Dupanloup. Ce sont les articles de Montalembert dans le journal qui sont ici directement remis en cause. Montalembert concède à Dupanloup qu’il peut parfaitement lui dire sans détour son opinion sur que celui-ci dit ou écrit : « C’est votre droit, je dirais même votre devoir : c’est surtout mon désir et ma prière. Je tiens extrêmement à savoir d’avance votre opinion sur tout ce que je fais. J’en tiens toujours un très grand compte, en la rapprochant d’autres opinions et de mes propres 567 AD Côte d’Or, Fonds Montalembert, Pièce 453, Lettre de Montalembert à Dupanloup, 23 octobre 1848. 232 convictions ». « Mais, continue-t-il, je dois et je veux maintenir la liberté de mes décisions surtout quand je les couvre par la responsabilité de ma signature. Dans la circonstance actuelle, vous avez oublié que ce n’était pas moi qui vous imposais ou vous proposais même mon concours, mes idées ou mes écrits : mais bien vous qui me les avez demandés avec insistance, et que je m’y suis rendu, au risque d’exciter contre moi les susceptibilités et les inimitiés qui se prononcent déjà. Je n’en ai pas moins fait droit à presque toutes vos observations ». Charles de Montalembert s’exclame encore : « Cela ne vous a pas suffi. Pour un seul mot, qui seul pouvait expliquer ma pensée, qui exprimait une conviction fortement arrêtée dans mon esprit et enracinée dans ma vie, vous êtes venu me poursuivre jusque chez M. l’archevêque en vous aidant d’une lettre du P. de Ravignan, que je ne puis pas qualifier tant elle m’a étonné et affligé. Je vous avoue que […] je ne puis me résigner à cette violence morale qui fait intervenir la conscience, la paix et la gloire de Dieu pour un objet si chétif »568. Une guerre de mots est patente au sein de la rédaction. Si Dupanloup choisit la prudence, Montalembert est plus polémique. Pour ce dernier, Dupanloup se trompe complètement sur la manière d’utiliser les services qu’on peut rendre à la cause aimée par ce dernier : « vous voulez contraindre ma nature à se ployer à des habitudes qui sont les vôtres, et non les miennes. Si vous pouviez réussir, vous feriez de moi un je ne sais quoi sans valeur aucune ». Montalembert défend son indépendance par rapport à Dupanloup : « Je crois sincèrement ne m’être jamais exagéré ma propre valeur ; je la crois très petite et surtout très éphémère. Mais si je vaux quelque chose, c’est en étant autre chose que ce vous êtes, tout comme ce que vous valez provient de la nature propre et indépendante de votre talent et de votre caractère. Il faut savoir prendre les hommes tels qu’ils sont et ne pas vouloir en faire des plantes artificielles et factices ». Dans le dernier paragraphe de sa lettre, Montalembert fait éclater sa colère en termes très directs : « S’il s’agissait de recommencer mon éducation, de former mon esprit […], je concevrais votre manière d’agir […]. Mais je n’ai plus dix-huit ans, j’en ai malheureusement trente-huit. C’est un âge auquel on ne se résigne plus à de pareilles luttes pour des épithètes ou des substantifs. Je vous répète donc ce que je vous ai dit hier, c’est la première et la dernière fois que j’écrirai dans L’Ami de la Religion : je vous respecte trop, vous et le P. de Ravignan, pour condamner deux hommes aussi sérieux et aussi occupés que vous l’êtes tous deux, à un métier comme celui que vous imposerait ma collaboration ultérieure ». La confrontation du tempérament de Montalembert et celui de Dupanloup faillit mettre à mal leur collaboration au sein de L’Ami. La lettre finit en des termes plus conciliants : « Je continuerai à vous donner les conseils 568 Id. 233 que vous me demanderez et je garderai le secret sur des luttes qui nous voudraient l’un comme à l’autre un ridicule considérable. J’irai vous voir dimanche à midi et quart, comme nous en sommes convenus pour le conseil hebdomadaire »569 . Dupanloup calme l’affaire en lui écrivant dès le lendemain : « Mon bon et cher ami, votre lettre ne me fait point de peine : j’y retrouve votre cœur. Votre chagrin du reste n’a point dépassé le mien. Mais croyez bien que deux prêtres ne parlent point de la conscience et de la gloire de Dieu vainement et qu’il a fallu un instant bien grave pour nous y décider. Nous serons à une h[eure] moins le quart chez vous dimanche. Le F. de Ravignan ne sort de table qu’à midi et demi. Veuillez prévenir M. Falloux. Je me charge de M. de Champagny »570 . D’autres tensions, aussi virulentes, existent au sein du journal. Toutefois, il ne s’agit plus seulement d’une divergence de caractères mais cette fois d’une différence d’opinions. Les désaccords apparaissent très vite entre les Riancey et Montalembert, notamment au sujet de la direction à donner à L’Ami de la religion dans la lutte contre leur concurrent L’Univers, qui s’oppose au projet de loi proposé entre autres par Falloux, Montalembert et Dupanloup, « M. de Valette nous a communiqué vos dernières lettres. J’ai été très heureux que vous ayez mes articles dans cette vive polémique. M. de Montalembert se prononce très énergiquement maintenant pour qu’elle cesse. En continuant, elle mettrait trop en avant, dit-il, le gros des forces catholiques, et cela sans nécessité puisque la majorité paraît acquise et ferme à l’Assemblée. Si L’Univers revenait encore, plus vivement à la charge, nous lui répondrions que nous n’avons plus le temps de nous occuper de lui ; […] qu’il nous est impossible de penser, d’ici à une solution, à ses chicanes »571 . Montalembert n’est pas favorable à une attaque frontale envers L’Univers car le journal est soutenu par le clergé de Rome, notamment par son beau-frère, Mgr de Mérode, camérier de Pie IX et directeur des prisons pontificales. Une lutte d’influence s’instaure au sein de L’Ami entre Montalembert et les frères Riancey : « Je n’ai trouvé qu’à mon retour vos lettres du 28, écrit Montalembert à Dupanloup, celle à M. de Champagny et celle à moi. J’ai lu et fort goûté tout ce que vous écrivez à M. de Ch[ampagny] à condition toutefois que vos observations sur le particularisme des catholiques de notre temps ne s’appliquent pas à moi. Vous avez toujours l’air de vous plaindre de mon indifférence pour L’Ami de la religion. Mais vous avez grand tort, proteste Montalembert.

 Les difficultés de fonctionnement

Une synthèse sur les numéros de L’Ami de la Religion parus entre février 1848 et décembre 1851 serait intéressante à réaliser. Elle permettrait de rendre compte de l’importance de son activité à partir de 1848 et de son essoufflement à partir de 1850. En effet, si en 1848 et 1849, la correspondance de Dupanloup se calque sur l’actualité politique et religieuse du pays, en 1850 elle fait surtout état des nombreuses difficultés du journal, notamment financières et administratives. En l’absence de données précises sur le nombre d’abonnements au journal de Dupanloup, comment évaluer son succès ? Le fonds de Saint-Sulpice révèle une situation ambivalente. La lettre écrite par Montalembert le 8 mars 1850 souligne les difficultés du journal : « Je vous engage à ne pas prendre un parti au sujet de L’Ami de la religion avant d’y avoir bien réfléchi, conseillet-il à Dupanloup. Je suis toujours étonné de l’extrême brusquerie de vos résolutions ! Je n’ai jamais partagé vos illusions sur le succès de L’Ami, mais je serais désolé de vous voir abandonner tout à coup une entreprise aussi importante. Ce sont des allures, permettez-moi de le dire, à la Lacordaire. Notre loi n’a jamais couru plus de dangers qu’en ce moment et pourtant j’ai la confiance qu’elle y échappera »598 . Dans sa correspondance à Montalembert, Charles de Riancey évoque lui aussi des problèmes liés au renouvellement des abonnements à L’Ami de la religion qui mettent en cause le succès et la pérennité du journal : « vous avez, je pense, reçu de bonnes nouvelles du renouvellement. [..] Il faut dire encore que la réclamation adressée à beaucoup de personnes qui n’avaient pas été inscrites comme ayant payé, nous a fait du tort. Toute la correspondance de M. de Valette en témoigne. Le fait est qu’on n’aime pas à se voir demander deux fois le prix d’un 598 Archives Saint-Sulpice, Fonds Dupanloup, lettre de Montalembert à Dupanloup, 8 mars 1850. Le texte en italique est souligné dans la version manuscrite. 245 abonnement qui d’ailleurs a été mal servi.»599 . À cela, il faut ajouter des problèmes au niveau de l’administration du journal : « Notre administration marche donc, quoique non constituée ; elle marche grâce à l’oeil et à la main de M. de Valette qui y sont sans cesse ». Bien que M. de Valette ne soit pas lui-même un homme d’affaire, précise Charles de Riancey, « il nous fait un homme qui comprenne l’affaire, qui en tienne à tout instant tous les ressorts, qui lui donne un corps et qui ait les moyens matériels de subvenir, à tel moment donné, soit par quelques avances, soit par crédit, à telles ou telles éventualités. C’est ce que nous n’avons pas »600. Des progrès semblent ainsi être réalisés dans la gestion financière du journal. Le fonds Dupanloup de Saint-Sulpice ne comportant que deux lettres de Valette, il n’a pas été possible de vérifier plus en avant cette gestion administrative du journal. L’évolution de la périodicité de L’Ami est un indicateur de la perte d’influence du journal. Il est vrai que la périodicité du journal est plusieurs fois remise en question de 1848 à 1851. En juin 1849, Henry de Riancey plaide auprès du directeur pour une parution quotidienne : « J’espère que vous serez plus content des numéros derniers et que la vie politique intérieure et extérieure s’y sera fait jour plus compl[ète]ment encore : mais Dieu seul saura ce que ce travail me donne de peines et de tortures : je dis tout m[ai]s à dessin parce que nous sommes […] avec une difficulté inouïe qui est celle de l’actualité : quand les jours sont des siècles, rien au monde n’est dur […] comme de se résigner à parler le lundi de l’histoire du samedi et du dimanche. La périodicité quotidienne nous serait un lit de roses. Mais cela vaut plus d’examen et de réflexion qu’une lettre n’en comporte »601. Charles de Riancey écrit à Dupanloup dans le même sens. Selon lui, il devient chaque semaine plus difficile à faire dans son cadre si restreint et avec le manque absolu de périodicité quotidienne qui le fait accuser de manquer d’actualité et d’être en retard d’au moins quatre à sept jours. On reproche aussi à L’Ami de reproduire des nouvelles déjà vues autre part, même si ce n’est que brièvement. Il souligne également les « coups de malheurs des styles d’imprimerie », les typographes multipliant coquilles et serpents, ce qui le vexe grandement. Aux reproches à faire à l’imprimerie, Charles de Riancey ajoute le fait que souvent les numéros ne sont pas cousus. Il est également arrivé que le journal ne parte pas à l’impression alors que les matières à y insérer ont 599 Archives Saint-Sulpice, Fonds Dupanloup, lettre de Charles de Riancey à Dupanloup, 5 avril 1850. Le texte en italique est souligné dans la version manuscrite. 600 Id. 601 Archives Saint-Sulpice, Fonds Dupanloup, lettre de Henry de Riancey à Dupanloup, 21 juin 1849. 246 été envoyées de très bonne heure, à cause du metteur des pages602. Il lui semble nécessaire de trouver rapidement une solution, sous peine de voir le journal devenir une « énigme irraisonnable, et pour ceux qui la rédigent, et pour ceux qui ne lisent que lui, et pour ceux qui veulent bien le lire attentivement »603 . La périodicité de L’Ami de la Religion a, en effet, variée en fonction des périodes : de deux fois par semaine de 1814 à juillet 1830 ; elle passe à trois fois par semaine d’août 1830 au 13 octobre 1849. Henry obtient satisfaction car du 16 octobre 1849 au 31 mai 1850, le journal paraît quotidiennement. Toutefois, il redescend à trois numéros par semaine du 1er juin 1850 au 15 mars 1859 pour redevenir un quotidien du 16 mars 1859 à 1862, qui marque la fin de la parution de L’Ami de la Religion. Dès le 1er mai 1850, Charles de Riancey, propose de transformer le journal en revue : « Henry a parlé hier à M. N. Il lui a dit que selon les vœux de plusieurs évêques, on songeait à donner plus de gravité et d’autorité à L’Ami de la religion en le transformant en une revue ; qu’on ne voudrait pourtant pas laisser ses doctrines sans écho dans la presse quotidienne ; qu’on avait donc […] eu l’idée de donner les abonnés actuels à un journal qui se rapprocherait le plus de notre ligne, et notamment l’Opinion P[ublique] ; qu’il y aurait seulement quelques conditions telles que : 1°- l’obligation pour ce journal d’avoir un Bulletin religieux tous les jours pour répondre aux sollicitudes spéciales des abonnés de L’Ami. 2°- comme conséquence naturelle la nécessité de contribuer aux frais de la rédaction de ce Bulletin en payant un ou deux rédacteurs. Le service gratuit des abonnés de L’Ami et une contribution quelconque à la revue comme par exemple des droits de Poste payés par L’Opinion. M. N. lui a répondu qu’en principe ces propositions lui souriaient beaucoup ; qu’elles réaliseraient un de ses rêves ; qu’il avait toujours imaginé une revue où les grandes doctrines seraient frappées tandis que le journal quotidien en donnerait tous les jours la monnaie ; Il a beaucoup insisté sur l’avantage de l’alliance entre une revue qui recommanderait un journal, un journal qui propagerait une revue. Il serait fin, je crois, de collaborer aussi par des articles à la revue » 604 . Et Charles de Riancey de continuer : « Aujourd’hui nous aurons peut-être quelque chose de plus positif. Mais il faut de notre côté que nous soyons prêts à donner sur l’étendue, le format, etc. de la revue, tous les éclaircissements nécessaires. Il n’y a donc pas de temps à perdre ». Pour être sûr de faire passer son idée, Charles de Riancey mobilise aussi les autres principaux membres du parti Dupanloup, en même temps qu’il cherche à persuader Dupanloup directement : « M. de F[alloux] est à Paris d’hier. Il est descendu chez Alb[ert] de Rességuier, rue d’Aguesseau 11. Je suis allé hier chez lui sans le trouver. J’y retournerai aujourd’hui. Je n’ai pas voulu vous écrire avant d’avoir quelque chose à vous 602 Archives Saint-Sulpice, Fonds Dupanloup, lettre de Charles de Riancey à Dupanloup, 26 janvier 1850. 603 Archives Saint-Sulpice, Fonds Dupanloup, lettre de Charles de Riancey à Dupanloup, 21 juin 1849. 604 Archives Saint-Sulpice, Fonds Dupanloup, lettre de Charles de Riancey à Dupanloup, 1 er mai 1850. Le texte en italique est souligné dans la version manuscrite. 247 annoncer, mon cher Seigneur ; il me tardait hier cependant de vous remercier comme je vous le dois, de votre si bon, si parfait accueil. J’ai été bien sensible à la contrainte avec laquelle vous avez bien voulu me parler de toutes vos indispositions pour L’Ami et pour tous ceux qui y ont participé. Quant à moi ce que vous m’avez dit, en témoignages si tendres, si intimes, si paternels de votre affection, tout cela m’a été au cœur quoique, préoccupé principalement et de la transformation de l’affaire actuelle, et de bien des souvenirs. Je ne vous aie point du tout ou je vous ai mal exprimé mes sentiments de reconnaissance. Mais vous n’en doutez pas. Votre bien respectueusement et tendrement dévoué, Charles de Riancey ». Il ajoute : « ce renouvellement-ci ne se fait pas mal. Il ne sera certainement pas désastreux comme l’autre. M. de Montalembert peut-être toujours dans le vœu que l’on reste quotidien ou trihebdomadaire. Si la combinaison avec L’Op[inion] se faisait, c’est alors qu’il jetterait les hauts cris. Ne le pensez-vous pas ? »605 . Adopter un nouveau format de diffusion, voilà la solution proposée par Charles de Riancey aux difficultés de L’Ami de la religion, quand survint un autre obstacle majeur, les lois restrictives sur la liberté de la presse qui sont votées en juin 1850 : « Le rapport sur la loi de la Presse a enfin été présenté hier. Il nous est favorable. Le cautionnement de 24 000 f[rancs]. Pour les quotidiens, de 18 000 seulement pour 3 fois de semaine. On en est revenu à l’idée du Timbre -poste, c’est-àdire un timbre de 6 centimes, moyennant lequel les journaux seraient affranchis du droit de poste qui est de 4 centimes. En réalité, c’est 2 centimes de timbre. Comparativement la charge ne sera pour L’Ami que comme 3 est à 7 et les autres journaux ne me paraissent pas pouvoir s’empêcher d’augmenter leur prix actuel d’abonnement. Cela est, sans aucun doute, très grave pour le clergé » 606. Paradoxalement le parti Dupanloup, bien qu’essentiellement conservateur, paie aussi pour la politique réactionnaire du parti de l’Ordre qui domine alors le pourvoir.

 Le parti Dupanloup et sa périphérie

Après avoir étudié le cœur du parti Dupanloup, c’est-à-dire cet ensemble de réseaux organisés principalement autour de Dupanloup et axés sur la défense de la liberté de l’enseignement, nous élargissons notre observation à la périphérie de ce parti Dupanloup et particulièrement à l’un de ses principaux pôles, les légitimistes*. Dupanloup compte déjà dans son cercle proche des légitimistes tels que les frères Riancey. Il en est un lui-même. Mais avant d’être des représentants d’une couleur politique, Dupanloup et les Riancey sont avant tout des représentants et des défenseurs de l’Église de France. Certes les légitimistes sont les alliés naturels des catholiques, mais tous ne font pas forcément de la cause catholique leur cheval de bataille, à l’instar du comte Mathieu de Molé, peu intéressé par les questions religieuses. La Révolution de 1848 déclenche une coalition plus forte entre les catholiques et les légitimistes pour le maintien de « l’Ordre ». Ambitionnant une véritable réforme de la législation en vigueur sur le plan de l’enseignement, Dupanloup cherche le soutien des légitimistes en tant que parti politique. Or, à partir de juin 1848, les légitimistes s’organisent au sein d’un vaste réseau, le « parti de l’Ordre », pour contrer les révolutionnaires les plus radicaux et les plus socialistes. Dans le cadre de ce « parti de l’Ordre », ces défenseurs de la monarchie des Bourbons s’appuient notamment sur le clergé en voyant dans le catholicisme, seule religion reconnue officiellement par la monarchie absolue, un rempart contre la remise en cause de l’ordre social établi. Dupanloup devient, pour eux, un précieux allié. La collaboration entre Dupanloup et le comte Alfred de Falloux retient tout particulièrement notre attention pour illustrer ce rapprochement. Pour étudier cette alliance, les fonds épistolaires de Saint-Sulpice et des archives de la côte d’Or se sont montrés insuffisants car peu de lettres de légitimistes ont été retrouvées, du moins pour la période qui nous concerne. Les biographies (ou autobiographies) des légitimistes concernés, telles que la biographie du comte Mathieu Molé ou celle du comte Alfred de Falloux, ont été des compléments nécessaires612. Ces récits biographiques sont à prendre avec précaution car ils mettent en scène, d’une façon qui n’est pas toujours objective, des relations d’amitié et de sociabilité idéalisées entre les différents personnages évoqués en atténuant les intérêts politiques de leurs alliances. Notons que si la correspondance privée de Dupanloup comporte peu de lettres 612 Cf. les ouvrages suivants, Alfred de Falloux, Mémoires d’un royaliste, T. I, Paris, Perrin et Cie, 1888, 600 p. Louis de Loménie, M. le Comte Molé par un homme de rien, Paris, Imprimerie de la Soye, 1852, 36 p. Marquis de Noailles, Le comté Molé, 1781-1855, sa vie, ses mémoires, Paris, Champion, 1922-1930, 6 volumes. 252 échangées avec les légitimistes, le nom de l’évêque d’Orléans figure systématiquement dans leurs biographies. Autre source fondamentale pour notre analyse des relations entre parti Dupanloup et parti de l’Ordre : le fonds épistolaire d’Alfred de Falloux. Ce fonds constitue en effet une source abondante d’informations permettant de mettre en exergue l’étroit partenariat qui s’établit entre Dupanloup et le comte Alfred de Falloux dès l’hiver 1848. Ce fonds épistolaire a été récemment édité en ligne par l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)613. Cette édition scientifique de la correspondance active et passive d’Alfred de Falloux repose essentiellement sur le fonds “Falloux” de la Bibliothèque nationale de France (NAF 28125). Le reste de la correspondance est conservée aux Archives nationales, dans plusieurs fonds d’Archives privées, et aux Archives départementales du Maine-et-Loire. Ce site évolutif est placé sous la direction de Jean-Louis Ormières, qui a beaucoup travaillé sur la Contre-Révolution, la chouannerie, le catholicisme libéral et la sécularisation en France et en Europe. Destiné “aux chercheurs, aux enseignants, aux étudiants et à un public de curieux”, le site est régulièrement alimenté par un lot de correspondances au fur et à mesure de leur retranscription et de leur annotation.

Table des matières

Partie I. Dupanloup et les catholiques libéraux : genèse du réseau Dupanloup
Chapitre 1. Dupanloup, l’Église de France et la Contre-Révolution de 1815-1830
A. Dupanloup et la Restauration
Le contexte historique de son enfance : la question de l’héritage de la Révolution et de la ContreRévolution
De la pieuse Savoie au Paris irréligieux
B. Dupanloup et le réseau sulpicien : du catéchisme à la catéchèse
Le catéchisme de Saint-Sulpice
Au petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet
Au grand séminaire
C. Dupanloup et la pensée libérale : des « catholiques romantiques » aux « catholiques libéraux »
Courcelles et La Roche-Guyon
Romantiques catholiques et catholiques libéraux (Lamartine, Lamennais, Montalembert,
Lacordaire)
Chapitre 2. Dupanloup et la Révolution de Juillet : le combat pour les libertés de l’Église
catholique
A. Dupanloup face aux Trois Glorieuses
La maison des Bourbons
La maison des Orléans
Une sphère d’influence grandissante : de l’abbé au directeur de Saint-Nicolas-du-Chardonnet
B. Révolution politique et « réveil catholique » : le débat sur la liberté religieuse
Les prémices du « catholicisme libéral »
Les catholiques libéraux sous la monarchie de Juillet
L’Avenir, un journal « révolutionnaire » ?
C. Dupanloup et les catholiques libéraux : un ralliement improbable ?
Dupanloup et les « Pèlerins de la Liberté »
Le « parti catholique »
Le tandem Dupanloup-Montalembert
Chapitre 3. Dupanloup face à la Révolution de 1848
A. Loin de l’agitation parisienne
Une fuite en Savoie ?
La polémique autour de la lettre du 15 mars de Mgr Affre et de ses suffragants
B. L’épiscopat et le spectre de la « Terreur »
Le Bref du pape
Un ultramontanisme exacerbé
C. Dupanloup : silence ou contre-attaque ?
Du repos à la riposte
Dupanloup et le « parti de la Providence »
Partie II. La mise en place d’un « parti Dupanloup » : un parti, des réseaux d’alliance
Chapitre 1. Au centre du parti Dupanloup
A. Le tandem Dupanloup-Montalembert à l’Assemblée
Le parti Dupanloup face à la Révolution
La mobilisation du clergé au sein de l’Assemblée constituante
Une ouverture vers les catholiques libéraux de gauche ?
B. Dupanloup et ses « Amis de la religion »
La fondation de L’Ami de la Religion
Les rédacteurs de L’Ami
Les frères Riancey
C. L’Ami de la Religion : quel impact ?
Les tensions
Les difficultés de fonctionnement
Chapitre 2. Le parti Dupanloup et sa périphérie
A. Parti Dupanloup et Parti de l’Ordre : quelles interactions ?
Le comte Berryer
Le comte Molé
B. Falloux : de la périphérie au centre
Falloux, le ministre de Dupanloup ?
Une réforme de l’épiscopat ?
La réforme de l’enseignement
Chapitre 3. L’élaboration d’une nouvelle loi sur l’enseignement : des alliances inattendues ?
A. La Commission extraparlementaire de 1849
Les polémiques sur le système scolaire en 1848
La lutte contre le monopole de l’Université
Dupanloup, représentant de l’Église de France ?
B. Guerre et paix
L’instruction primaire : un premier pas vers la paix
643
L’instruction secondaire : le nerf de la guerre
Clergé vs Université
Partie III. La bataille autour du projet de loi Falloux : contestations, réorganisations et
impacts des réseaux de Dupanloup ?
Chapitre 1. Les alliances du parti Dupanloup contestées
A. La réception du projet de loi Falloux : un compromis dénoncé par la gauche
Le projet de loi à l’épreuve de la nouvelle Assemblée (mai 1849)
L’opposition de la gauche républicaine et démocratique
B. Des catholiques divisés
Louis Veuillot et le parti Dupanloup
L’Ami de la Religion face à L’Univers
Défense et illustration du projet de loi
Le « Concordat de l’Enseignement »
C. Les répercussions de la bataille journalistique sur les réseaux de Dupanloup
Les tensions internes
Consolider l’entente avec les libéraux
La démission de Falloux : une faille dans l’alliance avec les légitimistes ?
Chapitre 2. Le parti Dupanloup et ses réseaux romains
A. Paris et Rome, 1848-1849
Ultramontains et gallicans
La « Question romaine »
B. Dupanloup et l’aristocratie romaine
La famille Borghèse
Dupanloup et le clergé romain
La question de l’enseignement à Rome
C. Le mémoire de Dupanloup
Pourquoi un Mémoire ?
Le contenu du Mémoire
La réception du Mémoire
D. Dupanloup et ses amis vus de Rome ?
Le parti Dupanloup et l’entourage de Pie IX
Les réseaux de Dupanloup et la « Question romaine »
Chapitre 3. La fin du parti Dupanloup ?
A. 1850 : la résolution du conflit autour du projet de loi sur l’enseignement
Le projet de loi devant l’Assemblée
Les adversaires du parti Dupanloup
B. Le vote de la loi Falloux
La deuxième délibération
La troisième délibération
C. Les réseaux de Dupanloup après la loi Falloux
Dupanloup au Conseil Supérieur de l’Instruction publique
Le Comité pour l’enseignement libre
Les « pèlerins de liberté de l’enseignement à Rome »
Le coup d’État de 1851 : la rupture entre le paon et le geai

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