Sur la pertinence du modèle thermomécanique dans la rotation Lehmann des gouttes cholestériques et nématiques
Effet Lehmann : texture des gouttes
Dans ce chapitre, nous étudions la texture des gouttes intervenant dans l’effet Lehmann. Connaître leur texture est fondamentale pour prédire leur vitesse de rotation à partir du modèle thermomécanique comme nous le montrerons dans le chapitre 5. Dans un premier temps, nous présenterons des observations de ces textures sous le microscope. Dans un second temps, nous présenterons une méthode numérique permettant de calculer ces textures de manière très efficace, ainsi qu’une analyse détaillée de leur structure interne. Le travail de ce chapitre a donné lieu à la publication d’un article.
Observations au microscope
Méthode expérimentale
Durant cette thèse, nous nous sommes intéressés à l’effet Lehmann dans trois types différents de mélange cristal liquide. Le premier type de mélange est constitué du cristal liquide 7CB (4,4’-n-heptyl-cyanobiphenyl, Frinton Laboratories, USA) dopé avec les mêmes molécules chirales de R811 que dans le chapitre précédent. Dans ce mélange, la phase cholestérique et la phase isotrope coexistent à une température typique TChI ≈ 43 ◦C. Le deuxième type de mélange est identique à celui du chapitre précédent puisqu’il s’agit du CCN-37 dopé avec des molécules chirales de R811 ou de CC. On rappelle que pour ce mélange, la phase cholestérique et la phase isotrope coexistent autour d’une température typique TChI ≈ 54.1 ◦C. Enfin, le dernier type de mélange correspond à une suspension aqueuse du colorant alimentaire Sunset Yellow FCF (SSY). Notons que le SSY est le nom commercial du sel disodique de l’acide 6-hydroxy-5-[(4-sulfophenyl)azo]- 2-naphtalenesulfonique. Ce composé a été acheté chez Sigma-Aldrich et purifié par recristallisations successives de solutions aqueuses saturées en utilisant de l’éthanol absolu glacé. Le précipité humide est ensuite séché à 120 ◦C sous vide pendant une journée. Les suspensions aqueuses de SSY sont préparées avec une fraction massique typique de 28 %, résultant en une coexistence entre la phase nématique et la phase isotrope à une température typique TNI ≈ 45 ◦C. Structurellement, ce type de mélange est très différent des deux précédents mélanges formés de molécules en forme de bâton. À cause de leur cœur aplati formé de cycles polyaromatiques, les molécules de SSY ont en effet tendance à former des agrégats en s’empilant face à face dans l’eau. Ces agrégats alongés peuvent ensuite s’autoassembler en une phase ordonnée, formant ce qu’on appelle un cristal liquide lyotrope chromonique (LCLC, lyotropic chromonic liquid crystal). Soulignons que contrairement aux deux mélanges précédents, les suspensions de SSY sont achirales et ne donnent donc pas de phase cholestérique. La procédure pour préparer les échantillons est identique à celle décrite dans le chapitre précédent. Notons simplement que les plaques de verre des échantillons de 7CB et CCN-37 sont systématiquement traitées avec une couche de polymercaptan comme décrit dans la partie précédente, tandis que les plaques de verre des échantillons de SSY sont systématiquement traitées avec une fine couche d’alcool polyvinylique (PVA) étalée à la tournette, puis recuite à 120 ◦C pendant une heure. Ces deux traitements favorisent la phase isotrope qui va mouiller la surface au détriment de la phase cholestérique ou nématique qui va démouiller. En ajustant la température moyenne de l’échantillon T¯ afin qu’elle soit comprise entre la température Tsol à laquelle la phase cholestérique ou nématique commence à fondre et la température Tliq à laquelle il ne reste plus que la phase isotrope, on favorise ainsi la nucléation de gouttes cholestériques ou nématiques. La taille de la zone de coexistence Tliq − Tsol est typiquement de 0.5 ◦C pour les mélanges de 7CB, 0.1 ◦C pour les mélanges de CCN-37, et 10 ◦C pour les mélanges de SSY. Le rayon des gouttes peut être ajusté en changeant T¯. Chaque échantillon est visualisé à l’aide du même montage que celui représenté sur la figure 1.5. Nous nous intéressons ici seulement à la texture d’équilibre thermodynamique des gouttes (T+ = T− = T¯, où T+ et T− sont les températures des deux fours définies sur la figure 1.5). La rotation de la texture interne des gouttes lorsqu’un gradient thermique est appliqué sera étudié en détail dans les trois chapitres suivants.
Observations Mélange de 7CB
La figure 2.1 montre trois photos d’une même goutte cholestérique de rayon R ≈ 14 µm observée dans un échantillon de 7CB + 0.6 % R811 d’épaisseur d ≈ 50 µm. Ces trois photos correspondent respectivement à une observation de la goutte en lumière naturelle et deux observations entre polariseur et analyseur croisés pour deux orientations différentes du polariseur par rapport à la goutte. En lumière naturelle, des bandes parallèles sont clairement visibles. Ces bandes sont la trace d’une périodicité dans le champ vectoriel du directeur, sachant qu’elles sont liées à des effets de déviation de la lumière. Ces déviations sont dues à la biréfringence de la phase cholestérique. En effet, une modulation d’orientation du directeur entraîne une modulation de l’indice optique effectif associé aux rayons extraordinaires, ce qui provoque leur déviation comme l’a montré Grandjean dès 1919 [36]. Sachant que le HTP de ce mélange est q/(2πC) ≈ 12.1 µm−1 [21], on observe que le demi-pas cholestérique P/2 = 1/(2 HTP C) ≈ 7 µm est environ égal à la période du réseau de bandes. On en déduit que la texture interne de cette goutte, représentée de Lumière naturelle A P A P Figure 2.1 – À gauche, trois photos d’une goutte de rayon R ≈ 14 µm observée dans un échantillon de 7CB + 0.6 % R811 d’épaisseur d ≈ 50 µm, en lumière naturelle et entre polariseur et analyseur croisés. La barre noire représente 10 µm. À droite, représentation schématique du champ vectoriel du directeur de la même goutte. manière schématique sur la droite de la figure 2.1 correspond à une hélice cholestérique peu déformée dans le centre de la goutte [20]. Une étude systématique menée par Yoshioka et al. [25] confirme que cette observation reste vraie quelle que soit la taille de la goutte ou la concentration de molécules chirales. Entre polariseur et analyseur croisés, on observe toujours les bandes, avec un contraste plus faible lorsque le polariseur est parallèle à l’axe hélicoïdale. Cela est attendu, car pour une hélice cholestérique non déformée et un faisceau d’éclairage parallèle (lorsque le diaphragme d’ouverture du microscope est fermé au maximum), le contraste doit être nul si la polarisation est perpendiculaire aux bandes, car seuls se propagent les rayons ordinaires pour qui l’indice optique est constant, égal à l’indice ordinaire. Ici, le contraste n’est pas parfaitement nul pour deux raisons. Premièrement, le faisceau de lumière n’est jamais parfaitement parallèle, même lorsque le diaphragme d’ouverture est fermé au maximum, et des effets de réfraction sur la surface de la goutte peuvent se manifester. Deuxièmement, l’hélice cholestérique est déformée proche de la surface de la goutte à cause des conditions d’ancrage oblique à l’interface cholestérique/isotrope du 7CB [37], ce qui implique que les rayons ont une composante extraordinaire qui peut être déviée par la modulation d’indice optique. Dans la suite, nous appellerons texture cholestérique en bandes ou texture CB (cholesteric banded) la texture des gouttes cholestériques de 7CB similaires à celle de la figure 2.1. D’autres types de texture existent dans les mélanges de 7CB, mais ils ne nous intéresseront pas ici. Notons qu’en présence d’un gradient thermique orthogonal aux plaques de l’échantillon, la texture des gouttes CB reste qualitativement inchangée, mais s’oriente spontanément avec l’axe hélicoïdal perpendiculaire au gradient. Mélange de CCN-37 La figure 2.2a montre trois photos d’une goutte cholestérique de rayon R ≈ 19 µm observée dans un échantillon de CCN-37 + 5.9 % CC d’épaisseur d ≈ 50 µm. À nouveau, ces 47 CHAPITRE 2. EFFET LEHMANN : TEXTURE DES GOUTTES Lumière naturelle (b) A P A P Lumière naturelle (a) A P A P Figure 2.2 – (a) À gauche, trois photos d’une goutte de rayon R ≈ 19 µm observée dans un échantillon de CCN-37 + 5.9 % CC d’épaisseur d ≈ 50 µm, en lumière naturelle et entre polariseur et analyseur croisés. La barre noire représente 10 µm. À droite, représentation schématique du champ vectoriel du directeur de la même goutte. (b) Comme (a) avec une goutte de rayon R ≈ 11 µm orientée différemment. La barre noire représente 5 µm. trois photos correspondent respectivement à une observation de la goutte en lumière naturelle et à deux observations entre polariseur et analyseur croisés pour deux orientations différentes du polariseur par rapport à la goutte. Bien que les effets de déviation de la lumière soit plus faible dans le CCN-37 que dans le 7CB 1 , on observe toujours en lumière naturelle un contraste non nul à l’intérieur de la goutte, faisant apparaître une structure en amande avec deux pincements situés sur la surface de la goutte en deux positions diamétralement opposées. L’existence de ces pincements est aisée à interpréter sachant que l’ancrage à l’interface cholestérique/isotrope du CCN-37 est planaire [27] : en effet, pour un ancrage planaire infiniment fort, il existe nécessairement un nombre non nul de défauts surfaciques dont la somme des rangs topologiques doit être égale à la caractéristique d’Euler de la sphère 2 , soit 2. On peut donc interpréter les deux pincements de la texture de la goutte comme deux défauts de rang +1. Notons que l’ancrage étant fini, ces défauts sont purement virtuels, car le directeur peut « s’échapper dans la troisième dimension » en 1. La biréfringence est en effet beaucoup plus faible dans le CCN-37 (∆n ≈ 0.015 [27]) que dans le 7CB (∆n ≈ 0.1 [37]). 2. Ce résultat est formalisé mathématiquement avec le théorème de Poincaré-Hopf. sortant du plan de la surface de la goutte. Dans la suite, nous appellerons axe polaire l’axe reliant ces deux défauts. Comme la phase est chirale, les lignes de champ du directeur sont des lignes torsadées joignant les deux défauts polaires. Une représentation schématique de ces lignes sur la surface de la goutte est montrée sur la droite de la figure 2.2a. La figure 2.2b montre trois photos d’une autre goutte observée dans le même échantillon. Cette goutte diffère de la précédente par sa taille (R ≈ 11 µm) et par son orientation : l’axe polaire est, cette fois, parallèle à la direction d’observation. En lumière naturelle, on observe clairement les effets de déviation de la lumière au niveau des défauts polaires au centre de la photo. De plus, on remarque que la texture est invariante par rotation autour de l’axe polaire. Entre polariseur et analyseur croisés, on observe à l’intérieur de la goutte une croix noire qui tourne dans le même sens que le polariseur et l’analyseur quand on tourne ces derniers. Cette croix respecte bien la symétrie C2 attendue pour une telle texture : en effet, le principe de Curie implique que l’image entre polariseurs croisés doit être de symétrie C2 ∩ C∞ ∼= C2, où C∞ correspond à l’invariance par rotation autour de l’axe polaire de la texture et C2 correspond à la symétrie du système de polariseurs. Dans la suite, nous appellerons texture cholestérique bipolaire torsadée ou texture CTB (cholesteric twisted bipolar) la texture des gouttes cholestériques de CCN-37 similaires à celles de la figure 2.2. En présence d’un gradient thermique orthogonal aux plaques de l’échantillon, la texture des gouttes CTB reste qualitativement inchangée, mais s’oriente spontanément avec l’axe polaire parallèle ou orthogonal au gradient. Suspension de SSY Comme dans les mélanges de CCN-37, l’ancrage est planaire à l’interface nématiqueisotrope dans les suspensions de SSY [38]. On s’attend donc à une structure bipolaire pour la texture des gouttes, avec à nouveau deux défauts +1 diamétralement opposés. Bien que les suspensions de SSY soient achirales et donnent une phase nématique plutôt que cholestérique, les lignes de champ du directeur reliant les deux défauts sont encore torsadées. Cela est dû à l’anisotropie élastique géante de ce produit : en effet, dans ce LCLC, les déformations de torsion coûtent très peu d’énergie par rapport aux déformations de flexion et en éventail (i.e. K2 K1,3 [39]) ; torsader les lignes de champ permet alors de diminuer significativement l’énergie libre des défauts +1 et donc de la goutte. Comme la phase est achirale, on observe autant de gouttes avec une torsion positive que de gouttes avec une torsion négative. La figure 2.3a montre trois photos d’une goutte nématique de rayon R ≈ 29 µm observée dans un échantillon d’eau + 28 % SSY d’épaisseur d ≈ 110 µm, ainsi qu’une représentation schématique de la texture associée. Comme la biréfringence est élevée dans le SSY (∆n ≈ 0.08 [40]), le contraste en lumière naturelle est plus marqué que dans le CCN-37. Notons aussi que le signe de la torsion dans la représentation schématique à droite de la figure 2.3a est complètement arbitraire, car celui-ci ne peut pas être déduit aisément à partir d’une observation statique de la goutte. Les mêmes remarques que précédemment s’appliquent à la figure 2.3b, où sont montrées trois photos d’une goutte de rayon R ≈ 48 µm observée dans le même échantillon, avec l’axe polaire parallèle à la direction d’observation.
Introduction |