Raymond Aron. De la philosophie critique de l’histoire à l’analyse politique
Connaissance et action
La révélation d’un certain déterminisme de probabilité dans la recherche historique signifie en effet qu’on doit en tenir compte dans notre attitude envers notre propre histoire. Une théorie historique, selon Aron, doit viser d’un côté à établir le lien nécessaire entre les faits, et de l’autre côté, à prendre en considération les choix et les décisions possibles face aux acteurs selon les différents contextes. En réalité, ce n’est que dans le choix et l’action enchaînée que se constitue l’action humaine, il s’agit toujours, et sans cesse, d’une évaluation et d’une décision sur l’état actuel, qui reflètent aux yeux d’Aron la relativité de la connaissance historique, à savoir, en démontrant le moment où la décision intervient. En ce sens, il n’existe jamais un chemin préétabli vers l’avenir, au contraire, ce n’est que dans l’action, après avoir « éliminé un certain nombre d’idéologies »229, qu’apparaît une sphère de validité pour l’homme concret. C’est aussi pour cette raison qu’Aron considérait sa thèse non seulement comme une théorie de la connaissance historique, mais également comme une introduction à la science politique, laquelle, en dernier lieu, a pour but de « chercher à déterminer le contenu véritable des choix possibles qui sont limités par la réalité même ». Au fond, sa théorie renvoie à une prise de conscience de nous-mêmes, d’une expérience de la vie, ou à une philosophie de l’histoire. Sa réflexion sur l’objectivité et la causalité dans les sciences sociales, cherche, d’une certaine manière, d’un côté la détermination de la connaissance historique, et de l’autre à permettre de penser et de comprendre l’action des hommes dans l’histoire dont l’action politique est la forme par excellence. Weber croyait qu’en interdisant les prises de position politiques ou les jugements de valeur, seraient garanties aussi bien la neutralité de la recherche sociologique que l’objectivité de la science, mais ce n’est pas le cas pour Aron. Aux arguments de Leo La notion d’idéologie ici fait référence à« l’idée de progrès indéfini étendue à l’ensemble social, ou à la croyance que l’activité de recherche objective et de contemplation pure épuise la vocation de l’homme », cité de Récit de la soutenance par le père G. Fessard. Voir, Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Op. cit., p. 452‐453 109 Strauss sur le fait que Weber lui-même n’évite pas de prononcer des jugements de valeur, Aron ajoute que les hommes jugent spontanément des phénomènes sociaux par rapport à leurs valeurs propres ou à celles de la collectivité, et que le sentiment qu’ils ont à propos des faits fait partie de la réalité elle-même. Le monde réel n’existe pas en tant que tel, il n’existe que par et pour l’homme. Aron ne recourt pas aux types idéaux comme instruments de rationalisation utopique pour désigner les rapports de causalité, il affirme que ce n’est que par un processus progressif, même partiel pour l’instant, que les sciences sociales parviendront à substituer à la connaissance vague de notre société une description plus élaborée, conceptuellement clarifiée. Il ne cherche pas à nous satisfaire par l’illusion des promesses du futur, ce qu’il essaye de nous dire, c’est que ce genre de recours n’existe pas, chacun d’entre nous a son destin entre les mains. Ce qu’il propose donc dans le domaine politique, c’est ce que Weber refuse de reconnaître : une politique raisonnable fondée sur une analyse équilibrée de l’ordre social. Aron résume le point de vue politique de Weber en une politique de l’entendement, selon laquelle la stratégie doit se renouveler indéfiniment en intégrant les faits nouveaux dans le réel. Comme dans le conflit éternel entre des dieux, il est impossible d’imaginer une totalité actuelle ou future qui serait fatale. Les faits se succèdent sans s’organiser, c’est « comme le pilote qui naviguerait sans connaître le port », les choses sont liées ici à une politique du hasard. Mais à l’inverse, on voit aussi une politique de la Raison, qui tente toujours d’accommoder le régime actuel à la préparation du régime futur, comme dans le marxisme évidemment qui déclare l’avènement du communisme comme un destin inévitable. Ces deux types de politique ne fonctionnent pas unilatéralement, elles sont des idéaux par rapport à la réalité. Toute politique en effet, comporte à la fois les qualités du prophète et celles de l’empiriste. Entre les deux, il peut exister un compromis raisonnable, un certain progressisme selon lequel « la politique est l’art des choix sans retour et des longs desseins »0 Plus concrètement, pour Aron, la politique raisonnable correspond à une politique progressiste. Elle s’oppose d’une part à la politique millénariste, qui soumet la réalité à un projet idéal, et qui ne croit plus ainsi au changement, et d’autre part à une politique conservatrice, qui met l’accent sur la constance d’un ordre, ayant horreur de tout changement. La politique progressiste au sens d’Aron ne rejette ni l’idée de fin, ni celle de constance historique, elle refuse seulement de les affirmer exclusivement l’une de l’autre, et « admet les transformations, irrégulières mais indéfinies, vers un terme situé à l’horizon, lui-même justifié par des principes abstraits »1. En d’autres termes, la politique progressiste « cherche une voie de l’action à travers chaque instant adaptée aux circonstances » entre l’idéal et le mal du changement. Pour Aron, même si on a besoin de l’idée d’une fin de l’histoire, on ne saurait la saisir concrètement à l’avance. Comme il le disait de façon plus générale lui-même, « le progressisme, est une politique qui se suffit à elle-même, aussi longtemps qu’elle se déploie dans une société stable, qui n’a pas conscience de sa singularité ou qui ne la remet pas en question. » C’est parce qu’aux yeux d’Aron, la politique est historique, et que le choix et l’action qui la constituent sont eux aussi historiques qu’il s’agit toujours de répondre à une situation précise dont l’individu ne connaît pas à l’avance l’aboutissement. Autrement dit, l’incertitude du futur est inévitable, mais cela n’implique pas une ignorance totale, car on connait au moins une partie du réel. Et si l’on agit à partir des conditions acceptées, rien ne peut nous prémunir des risques à courir, il nous faut seulement croire à une volonté historique, et non pas aux mythes. Autant que nous sachions, cette attitude se manifeste tout au long de son œuvre. Aron n’essaye pas de vanter le système occidental en son entier, il ne s’intéresse pas non plus à la construction d’un système grandiose intégrant toutes les fameuses notions abstraites de liberté, d’égalité, etc., ni à la démonstration que tel régime serait le meilleur. Ce qu’il vise, c’est plutôt une analyse cas par cas de la situation actuelle, son style d’écriture reste toujours rationnel et froid. Malgré l’incompréhension de ses contemporains, qui l’a accompagné pendant la plus grande partie de sa vie intellectuelle, il est resté fidèle à lui-même, et a gardé jusqu’au bout le même point de vue politique. Sa lutte contre les idées de tout genre du déterminisme historique tient à sa conviction que la valeur la plus précieuse est la liberté individuelle. Enfin, nous pensons que cette attitude est étroitement liée à sa position sur la philosophie de l’histoire, autrement dit, derrière sa proposition d’une politique raisonnable existe un support épistémologique, à savoir, un déterminisme de probabilité. Son attitude politique et son point de vue historique et philosophique reflètent en effet une concordance dans sa théorie. Connaissance et action qui constituent les deux versants de la pensée aronienne sont inséparables. Aron n’a pas cessé d’essayer de répondre à ces deux questions qui s’entrelacent, si l’on peut dire pendant tout son parcours intellectuel: comment pensons-nous l’histoire que nous faisons ? Et comment agir dans telle ou telle situation précise? 1ère partie : La politique raisonnable
La politique en tant que domaine humain
Avant d’entrer concrètement dans la pensée politique d’Aron, nous pensons qu’il est nécessaire de voir comment il a positionné la politique en tant que domaine d’action des hommes, car c’est ici que nous voyons la divergence de sa pensée avec celle de la gauche. D’une façon plus générale, Aron s’oppose à la description d’une société par le seul critère économico-social, sans préciser le trait spécifique du régime politique. Pour lui, le système politique a non seulement une autonomie, une efficacité propre, comme « il a ses lois propres de fonctionnement et de développement », mais également, il peut influencer à son tour, tous les autres domaines, puisque « c’est par lui que sont prises les décisions visant à atteindre les objectifs de la collectivité tout 112 entière ». Pour comprendre cette proposition, il faut voir avant tout la définition qu’il a donnée de la notion de politique : «le mode d’exercice de l’autorité, le mode de désignation des chefs qui contribue plus que toute autre institution à façonner le style des relations entre les individus » . D’après Aron, il est évident que toute coopération entre les hommes implique une autorité, ce qui renvoie tout naturellement au mode d’exercice et au choix des gouvernants qui représentent en effet l’essence de la politique, la « politique » comprise principalement au sens de la coopération collective entre les hommes, caractéristique majeure de la collectivité tout entière. D’une façon générale, «la politique constitue une catégorie éternelle de l’existence humaine, un secteur permanent de toute société »5. Il a pu dire aussi que «la théorie du politique chez Marx est une théorie de la négation du politique en tant que domaine spécifique de la réalité humaine ou historique. »6 Nous pensons que sur ce point, Aron arrive à une conclusion, nous semble-il, d’une manière un peu arbitraire. Puisque, en effet, Marx a écrit lui-aussi sur la politique concrète, dans le 18 Brumaire ou dans La guerre civile en France par exemple, ou encore dans les articles sur la politique anglaise, il analyse de façon détaillée toutes les formes du politique. Or, comme notre objet ici n’est pas la théorie de Marx elle-même, mais seulement ce qu’en dit Raymond Aron, nous nous conformerons aux choix qu’il opère dans les textes de Marx, sans chercher à les corriger ou à les compléter. Il s’agit ici de reconstituer sa lecture et non pas de lui opposer une autre lecture possible. Et comme la politique concerne plus directement tout le monde, Aron lui confère alors une certaine primauté, « j’ai plutôt mis en lumière une primauté des phénomènes politiques par rapport aux phénomènes économiques »7, et il souligne qu’il s’agit d’ terme. D’abord, ce primat ne signifie point une détermination politique unilatérale, en effet, Aron désapprouve les explications sociales unilatérales de tout genre, parce qu’un seul critère, peu importe qu’il soit économique ou politique, ne suffit pas à clarifier la complexité de la société. Il prend principalement comme cible le déterminisme de type marxiste selon lequel les transformations de l’économie déterminent nécessairement la structure sociale et l’organisation politique. Si les forces de production déterminent le mouvement de l’histoire, comme le prétend la doctrine marxiste, qu’est-ce qui détermine alors leur mouvement propre ? À ses yeux, il n’y a pas de cause authentique dans la société humaine, pas de cause spontanée, une cause économique doit avoir à son tour une cause. En plus, dans la société humaine, beaucoup de facteurs s’entrelacent et il serait difficile de conclure que tel effet est issu exactement de telle cause et que tel régime économique correspond parfaitement à tel régime politique. Il serait alors plus raisonnable d’admettre que les différents éléments de la société agissent et réagissent indéfiniment les uns sur les autres, selon un jeu de forces résultantes. Aron réfute donc, sur le plan sociologique et historique toute généralisation empirique englobante, de la même manière qu’il ne croit pas à l’existence d’un primum movens du devenir historique. En réalité, ce qui caractérise selon lui la politique, ce n’est pas une primauté causale mais plutôt une priorité de valeur. L’importance du facteur politique comporte deux significations. D’une part, quand nous faisons une recherche sur les sociétés industrielles, comme elles manifestent déjà maintes caractéristiques communes, surtout au niveau économique, c’est plutôt au niveau de l’organisation des pouvoirs publics que nous pourrons les distinguer, par exemple par la nature du type de régime, car ce dernier influence non seulement les relations entre les groupes mais aussi plusieurs traits du système économique. D’autre part, la politique, par définition, concerne plus directement le sens de l’existence par rapport à l’économie, puisque l’organisation de l’autorité engage plus directement la façon de vivre que tout autre aspect de la société. Comme le disait Aron, « Vivre humainement, c’est vivre avec d’autres hommes. »8 Néanmoins, malgré toute l’importance qu’il lui accorde, Aron ne tient pas la politique en haute estime, comme le faisait la philosophie politique classique, par exemple, Aristote pense que l’homme est par nature un animal politique. Pour lui, son analyse vient de l’expérience historique, et sa conclusion, évidemment, ne dépasse pas le domaine empirique. Sur ce point, il est moins idéaliste que certains de ses prédécesseurs. Parce qu’il sait bien que dans la société moderne, la politique ne détermine pas toutes les réactions des hommes dans la collectivité. En tant que secteur particulier, la politique est un système social parmi d’autres, mais observé d’un certain point de vue, elle peut signifier l’ensemble social, parce qu’elle fournit un aspect englobant de la collectivité. En ce sens, elle est par elle-même une section autonome qui contient tous les aspects sociaux. Comme il le précisait dans un ouvrage anglais, « Each of disciplines – economics, sociology, politics, social psychology – uses a vocabulary and a system of concepts of its own. Each aspires to a partial social reality or if you like, approaches the whole of a society from a particular angle »9 En effet, il ne s’oppose pas à une théorie sociale proprement économique ou politique, il est plutôt contre tout déterminisme unilatéral à propos de la société. Pour lui, dans les sociétés complexes, la dépendance réciproque des secteurs sociaux ou des activités de l’homme est inévitable, puisque aucune partie n’en est isolée, et chaque secteur peut être à la fois déterminant et partiellement déterminé. En ce sens, la priorité de l’économie ne doit pas équivaloir à une causalité unilatérale ou à un primum movens, elle ne sert que de modèle d’analyse. Quant à la relation entre l’économie et la politique, il s’agit plutôt, si l’on peut dire, d’une coexistence par l’interaction indéfinie, sans qu’on puisse préciser laquelle est le facteur prédominant. En plus, la réciprocité entre les deux secteurs sociaux est aussi évidente, puisque « toute activité qui vise à créer ou accroître les ressources du groupe comporte une politique, puisqu’elle exige la coopération des individus. De même, un ordre politique comporte un aspect économique, puisqu’il répartit les biens entre les membres de la collectivité et s’harmonise avec un mode de travail en commun. » On peut seulement dire que, à un moment donné, on attache plus d’importance à tel ou tel facteur. Le matérialisme historique n’est rien d’autre en ce sens qu’un des systèmes d’interprétation possible, et il n’est scientifique qu’en tant qu’il a eu comme théorie, sa propre fonction pendant une période donnée. II. La sociologie politique Bien qu’Aron mette l’accent sur la politique, il n’empêche qu’il est un sociologue avant d’être un critique politique. En effet, son analyse politique ne repose pas sur l’évaluation des mérites propres de chaque régime politique visant à déterminer soit le régime le meilleur soit un principe de légitimité, elle est par contre basée sur une étude des faits. L’étude sociologique se différencie, de plus, de la plupart des sociologies contemporaines en ce qu’elle ne refuse pas la prétention au jugement de valeur. Bien au contraire, comme nous l’avons évoqué précédemment, l’historien ou le sociologue ne peuvent pas entrer dans leurs domaines de recherche sans être influencés par leurs philosophies propres. « Je n’en tirerai pas la conclusion que le sociologue doit éviter les jugements de valeur, mais qu’il doit tirer au clair ceux, diffus et implicites, de son milieu et, autant que possible, préciser les siens propres. »1 Nous croyons que c’est en ce sens qu’Aron peut estimer qu’« il est préférable de constituer une sociologie scientifique, ou d’autres domaines humains non par la neutralité mais par l’équité »2 Ce genre de pratique, comme la nommait Aron lui-même, est en réalité une « sociologie politique », qui s’attache étroitement à l’analyse politique, et qui ne va pas au-delà de l’historique et de l’empirique, tout en gardant son intention axiologique. Prenons comme exemple son analyse des sociétés modernes. Comme Alexis de Tocqueville, le philosophe français à qui il montre beaucoup d’affection, il considérait que toutes les sociétés industrielles ont une tendance démocratique, mais par le terme démocratie, il fait référence à un état de la société, ou à un type social, et non à une forme de gouvernement, un état dont «égalité des conditions, régimes représentatifs, liberté personnelle et intellectuelle» sont les éléments fondamentaux. Et cet angle d’analyse, selon Aron, nous le devons d’abord à Aristote, qui avait défini les différents régimes de cités grecques par le nombre de détenteurs du pouvoir souverain, les différences entre régime monarchique, oligarchique ou démocratique se trouvent dans le fait de savoir à qui appartient le pouvoir, à un seul, à plusieurs ou à tous ? Mais nous le devons surtout à Montesquieu, qui y rajoute d’autres critères sociaux, par exemple, le mode d’exercice de l’autorité, conforme ou pas aux lois, et le principe de gouvernement. Montesquieu énumérait, pour son époque, le régime républicain, monarchique et despotique, s’appliquant respectivement à une société de petite taille, de taille moyenne ou de grande taille. Sociétés dans lesquelles c’est soit le peuple en corps qui gouverne, soit un seul homme mais d’après une loi fixe, soit un seul homme mais sans loi, à quoi correspondent le principe de vertu, le principe de l’honneur ou la peur régnant dans la société.4 Malgré ces différences, nous voyons que c’est toujours par rapport aux sociétés dans lesquelles ils vivent que ces philosophes conçoivent le critère pour classifier le régime politique, et, sur ce point, Aron se réclame plus directement de Tocqueville. Revenons tout d’abord à la société de l’époque de Tocqueville, un homme issu d’une famille aristocratique mais qui pressentait déjà comme inévitable l’effacement progressif des distinctions de statut et donc la démocratisation des sociétés. Aron fit de ce pressentiment la base d’un jugement énonçant la tendance de plus en plus démocratique des sociétés modernes. Il approuva également Tocqueville sur un point essentiel relevé par celui-ci, à savoir qu’en dépit de la tendance démocratique, les sociétés modernes n’en sont pas pour autant forcément plus libérales, et qu’elles risquent au contraire de se dégrader en tyrannie. Pour juger un régime, il faut donc non seulement voir qui gouverne, mais aussi comment gouverner, parce que, dans n’importe quel régime, à n’importe quel échelon, c’est toujours l’homme concret, en dernier lieu, qui détient le pouvoir. Ce qui distingue vraiment les régimes, c’est, comme le disait Aron « les procédures du choix des chefs politiques, les modes de désignation des possesseurs du pouvoir de fait, les modalités selon lesquelles on va de la fiction de la souveraineté à la réalité du pouvoir», la modalité de gouverner, basée non pas sur l’espérance d’un homme idéal mais sur la connaissance de la nature humaine. En ce qui concerne la modalité de la démocratie, nous y reviendrons ultérieurement. Pour l’instant, nous voulons seulement évoquer ici la nature du régime politique selon la formule d’Aron : « Tous les régimes sont essentiellement définis par la lutte pour le pouvoir, par le fait qu’un petit nombre d’hommes exercent le pouvoir». 6 En suivant la méthodologie de Tocqueville, c’est-à-dire, à partir de la division entre un régime libéral et un régime autocratique ou tyrannique, Aron a divisé les sociétés modernes en deux groupes, d’un côté, un régime constitutionnel-pluraliste et de l’autre, un régime monopolistique, basés sur deux types idéaux, les partis multiples et les partis monopolistiques, qui renvoie en effet à l’opposition de la concurrence libérale en politique et du monopole. Cela conformément à sa présupposition de départ selon laquelle la légitimité du pouvoir dans les régimes contemporains repose toujours sur la démocratie, de la même façon qu’il est irréfutable que « c’est du peuple que vient le pouvoir, c’est dans le peuple que réside la souveraineté. », alors que ce n’est qu’au niveau institutionnel que se trouvent les différences entre régimes démocratiques. Aron reprend en même temps l’antithèse un-plusieurs qu’il avait appliquée aux détenteurs de la souveraineté, pour l’appliquer aux partis eux-mêmes, puisque l’ancien critère ne correspond plus à l’état actuel des sociétés politiques. Le régime anglais, par exemple, apparaît à la fois comme monarchique, aristocratique et démocratique. Ce qui explique, enfin, sa position en général, comme la sociologie 5 Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, Op. cit., p.56 6 Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, Op. cit., p. 49 118 politique d’Aron porte sur la réalité et non pas sur l’idée, l’accent est plutôt mis dans l’analyse des régimes sur l’étude des institutions et non pas sur les justifications idéologiques des régimes Malgré les modalités multiples d’institutions, de pratiques et de mœurs parmi les régimes constitutionnels-pluralistes, ceux-ci ont en réalité deux caractéristiques fondamentales, indiquées par les termes : « pluralistes » et « constitutionnels », et qui sont suffisants, aux yeux d’Aron, pour les distinguer de ceux de type monopolistique, surtout de celui de type soviétique, parce que ce dernier exclut le pluralisme partisan et l’exercice constitutionnel du pouvoir. Mais à l’inverse, ce qui caractérise les régimes occidentaux, c’est « la pluralité des sphères (privées et publique), pluralité des groupes sociaux (dont certains s’érigent en classes), pluralité des partis en compétition». Corrélativement à cette distinction, il existe aussi d’autres antithèses, comme la constitution/la révolution, le pluralisme des groupes sociaux/l’absolutisme bureaucratique, ou l’état de partis/l’état partisan. Mais nous ne voulons pas entrer dans le détail de son analyse, puisque la situation politique évoluant au fil du temps, on ne parle plus de la même façon qu’Aron parle de son époque, certaines de ses remarques correspondent en effet à une situation périmée, comme, par exemple, la mentalité de la « guerre froide », à savoir, la division entre le régime occidental et le régime soviétique. Bien que nous ne puissions pas savoir comment Aron aurait réagi à la chute de mur de Berlin, et à la désagrégation du régime soviétique, nous pouvons être certains qu’il voyait déjà la limite de chaque théorie. Pour lui, chaque théorie ne reste pas scientifique éternellement, et n’a de fonction que pour une période donnée. La philosophie de Hobbes, par exemple, était fondée sur l’obsession de la paix civile, qui était le fait d’un homme ayant vécu une période de révolution, de la même façon que pour Rousseau, la théorie du consentement des citoyens renvoyait au principe déterminant de la légitimité du pouvoir. Il est donc compréhensible que, dans l’ambiance d’un monde divisé en deux camps, la pensée d’Aron puisse montrer un certain dualisme. Même si Aron tient énormément à la valeur centrale du régime occidental, à savoir, la pluralité des régimes, des valeurs et des institutions politiques, il ne croit pas pour autant que cette valeur soit éternelle, pas plus qu’il ne croit que le régime occidental puisse en être le meilleur exemple. Il disait qu’« il serait déraisonnable d’affirmer qu’une de ces règles est bonne et l’autre mauvaise. »8 Aux yeux d’Aron, s’il existe un régime de parti monopolistique, c’est parce qu’il y a des circonstances qui le favorisent, par exemple, pendant les périodes d’accumulation rapide des richesses, ou encore de transition entre la société traditionnelle et la société moderne. Comme il le soulignait, « les diverses phases de la croissance économique favorisent plus ou moins tel ou tel régime, et les sociétés industrielles ne comportent pas seulement un type de régime »9 Selon Aron, « tous les régimes sont imparfaits », et ceux des sociétés industrielles courent le même risque, celui de « l’extension de la sphère administrative, la croissance de la bureaucratie ». Chacun a son propre défaut, l’imperfection pour l’un est « l’efficacité de l’État et le respect des règles dans le tumulte des passions et des intérêts concurrents», et donc le risque d’excès d’oligarchie, de démagogie ou de la limitation d’efficacité, pour l’autre l’imperfection réside dans le fait qu’il faut « justifier de manière permanente le monopole d’une minorité »250, l’interdiction de la liberté d’expression contredisant du même coup le soi-disant régime démocratique. Mais cette équivalence dans l’imperfection, n’empêche pas qu’Aron ait sa préférence, l’imperfection des deux régimes étant, pour lui, différente en nature l’imperfection du régime de parti monopolistique lui paraît fondamentale, puisqu’il lui manque les valeurs essentielles pour un citoyen, et même pour l’existence humaine, à savoir, « la sécurité, les libertés de pensée, de participation au souverain »251 Enfin, si pour Tocqueville, la tendance démocratique signifie l’effacement progressif des distinctions de statut, restreint au domaine politique, la conclusion d’Aron était cet effacement jusqu’à l’atténuation des différences dans les revenus et dans les façons de vivre.
REMERCIEMENTS |