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ὀλίγος, λιτός, μικρός : un nouveau lexique de l’humilité
ὀλίγος : L’adjectif ὀλίγος revêt à plusieurs reprises dans notre corpus son sens premier de « petit » se référant à la taille d’un objet ou d’une personne88 et au sens figuré à une faible quantité, à l’intensité d’un malheur ou d’un effort, à l’âge d’une personne, à la brièveté d’une durée89 . Toutefois, en certaines occurrences, un processus de métaphorisation permet de passer de l’idée de petitesse à celle d’humilité, conformément à ce qui a été précédemment observé en latin, en français et dans le cas du grec ταπεινός90. Cet emploi métaphorique semble ne pas avoir d’antécédent dans la littérature archaïque et classique91.
Dans les vers conclusifs de l’idylle XXVIII, la quenouille offerte par Théocrite à l’épouse de son ami Nikias est désignée par le groupe ὀλίγον δῶρον (Id. XXVIII, 24-25) :
‘ἦ μεγάλα χάρις
δώρῳ σὺν ὀλίγῳ• πάντα δὲ τίματα τὰ πὰρ φίλων.’
Assurément c’est une grande amitié qui est manifestée par ce petit cadeau ; tout ce qui est offert par les amis a de la valeur.
Le locuteur anonyme souligne le décalage existant entre la χάρις, qui désigne ici probablement l’amitié réciproque qui unit Théocrite à Nikias et son épouse92, et le δῶρον lui-même, la quenouille. Il a recours, pour traduire ce décalage, à un paradoxe qui repose à la fois sur la proximité syntaxique des adjectifs antithétiques μέγας et ὀλίγος et sur leur séparation due à la rupture rythmique et spatiale causée par l’enjambement. Bien qu’il s’agisse d’un objet de petite taille, il est peu probable que soient comparés ici la taille au sens figuré d’un élément abstrait, l’amitié, et la taille au sens propre d’un élément concret, la Hymne à Apollon v. 112 et Hymne à Artémis v. 263. Intensité d’un malheur : Théocrite Id. XXII, 180. Intensité
Legrand voit dans la μεγάλα χάρις le « bon vouloir » de Théocrite, c’est-à-dire son amitié et l’intention qui préside à l’offrande du cadeau ; Gow 1965 p. 503 prend en compte cette possibilité, mais en propose également une autre, selon laquelle χάρις désigne non le sentiment de celui qui offre mais la beauté et la qualité du cadeau lui-même. Le v. 25, qui fait de l’amitié la justification de l’appréciation positive de l’objet offert, porte à penser que la première de ces deux possibilités est la plus probable. Le terme χάρις, caractéristique de la notion de don et du lien de réciprocité que celui-ci manifeste et entraîne, peut par ailleurs faire référence non seulement à l’amitié de celui qui offre, mais aussi à l’amitié réciproque qui unit les amis (auparavant soulignée par l’emploi du verbe ἀντιφιλέομαι au v. 6). Nous avons souhaité, dans notre traduction, ménager cette possibilité. Remarquons qu’à l’inverse, c’est une ὀλίγη χάρις, « humble faveur », qui est demandée à des bergers par un défunt chez Léonidas de Tarente (AP VII, 657).
quenouille – bien qu’il ne soit pas exclu que le poète joue également sur cette dissymétrie en faisant allusion, de manière secondaire, au sens concret de l’adjectif ὀλίγος. La comparaison semble bien plutôt porter sur deux éléments abstraits : il s’agit de mettre en regard la grandeur de l’amitié et la petitesse métaphorique de l’objet, signalée par l’adjectif ὀλίγος. La formule gnomique du v. 25, en incitant à apprécier l’amitié manifestée par le cadeau, qu’elle rend τιματός, suggère le sens qu’il faut accorder à ὀλίγος en indiquant τιματός comme son contraire : est ὀλίγος ce qui est a priori dépourvu de τιμή, « valeur ». De fait, au contraire de la précieuse quenouille d’or d’Hélène93, celle qu’offre le poète est une quenouille d’ivoire (v. 8) telle qu’on en trouve en grand nombre parmi les objets votifs94. En contexte, s’attachent ainsi à l’adjectif ὀλίγος des sèmes de simplicité, de banalité et de manque de raffinement et de préciosité, qui convergent dans l’idée de manque d’intérêt et de valeur a priori et peuvent de ce fait être interprétés dans le sens de l’humilité95.
L’adjectif permet également de qualifier un personnage de « socialement humble » chez Callimaque (AP VII, 89, 15) : Comme cet homme a mené dans sa maison la jeune femme de rang modeste
Un habitant d’Atarnée souhaitant se marier hésite entre deux femmes, l’une étant « de son niveau social par la fortune et la naissance » (καὶ πλούτῳ καὶ γενεῇ κατ’ ἐμέ v. 4) et l’autre « bien supérieure » (ἡ δ’ἑτέρη προβέβηκε v. 5). Dans le distique qui conclut l’épigramme, le narrateur qualifie la première, élue sur les conseils oraculaires d’enfants, de ὀλίγη (v. 15) : aucun élément ne permet d’affirmer qu’il s’agit là d’une femme d’un niveau social qui serait qualifié de « bas » dans le cadre d’une représentation de la société saisie dans sa totalité ; elle est toutefois définie comme ὀλίγη dans le cadre d’une différenciation avec un autre personnage, qui la « devance » (προβαίνω) socialement. Elle occupe, dans le cadre de cette polarisation sociale, la position inférieure96 et est caractérisée, en cela, par une forme d’humilité.
Enfin, l’adjectif est employé chez ce même poète pour qualifier la vie d’un personnage pauvre (AP VII, 460, 1) : Εἶχον ἀπὸ σμικρῶν ὀλίγον βίον, οὔτε τι δεινὸν ῥέζων οὔτ’ ἀδικῶν οὐδένα
J’ai mené, avec mon peu de ressources, une vie humble, sans accomplir d’action mauvaise ni commettre d’injustice envers quiconque.
L’adjectif substantivé σμικρός (v. 1) étant employé ici pour désigner une petite quantité, le sens de ὀλίγος apparaît lié à la faiblesse des ressources financières de Mikylos, puisqu’il qualifie son mode et son train de vie, βίος (v. 1). Aucun élément ne permet cependant de préciser davantage la signification du terme ὀλίγος dans ce contexte. Il semble de ce fait que le lecteur soit renvoyé implicitement par le locuteur à une conception culturelle de la pauvreté, qui est héritée d’une tradition à la fois élaborée et reflétée par la poésie archaïque et classique et conjugue notamment dépouillement matériel, manque d’ambition et impuissance dans le domaine social97 – il se peut que ce dernier aspect explique, outre sa vertu, de manière indirecte et implicite, le fait que Mikylos n’ait causé pendant sa vie de tort personne. Le sème de petitesse contenu dans le sens premier de ὀλίγος semble être ainsi mis au service de l’évocation d’une vie humble économiquement et socialement, c’est-à-dire à la fois pauvre et effacée.
Les formes d’humilité économique, sociale et matérielle qu’évoque l’adjectif ὀλίγος dans notre corpus semblent être présentes toutes trois, par ailleurs, chez Michel Coniatès lorsque, dans ses testimonia de l’Hécalé, il l’emploie afin de qualifier le repas servi par la vieille femme à Thésée98 et, plus généralement, le moment d’hospitalité dont l’épyllion nous fait le récit99.
Par le biais de la métaphore du « petit », l’adjectif ὀλίγος couvre ainsi des champs sémantiques propres à la notion d’humilité : l’infériorité d’une condition sociale et le manque d’éclat, la simplicité, l’« obscurité » – si l’on emploie la métaphore lumineuse présente dans la langue française pour signifier l’humilité sociale – de la vie menée par les personnes d’une telle condition, ainsi que le manque de préciosité et donc d’importance et d’intérêt d’un objet. Malgré son peu d’occurrences dans notre corpus, ce terme constituera donc un indice lexical utile à l’identification de la présence de l’humilité.
(σ)μικρός : Si l’adjectif μικρός dispose, par le biais d’une métaphore similaire à celles que nous avons examinées précédemment, du sens figuré « insignifiant, sans importance, mineur, de médiocre qualité », dont la connotation péjorative préside au sens de ses composés100, dans notre corpus il est principalement employé dans ses sens premiers de « de petite taille101 », « jeune102 », pour désigner de faibles quantité103 et dans le sens adverbial de peu104 ». Par ailleurs, il signifie « mineur » en une occurrence dans l’Hymne à Zeus de Callimaque, sous la forme du comparatif μεῖον (v. 88) : ἑσπέριος τὰ μέγιστα, τὰ μείονα δ’, εὖτε νοήσῃ.
il concrétise au soir ses décisions les plus importantes et les moindres, au moment où il les prend.
82 H : τῆς ὀλίγης τραπέζης ἐκείνης καὶ αὐχμηρᾶς.
83 H : ξενίης ὀλίγης τε μιῆς τε.
Callimaque AP IX, 336, 2 ; 566, 1 (voir également Hymne à Déméter v. 110) ; Hérondas VI, 59 ; Léonidas de Tarente AP VII, 198, 1 et 736, 4 (sous la forme dorienne/béotienne/ionenne μικκός). Remarquons également l’emploi substantivé ὁ μικκός, « l’enfant » : Théocrite Id. XV,12 et 42 ; AP VII, 663.
Si l’adjectif marque une hiérarchie entre deux types de décisions du souverain, elles ne peuvent être qu’également louées et le terme ne revêt pas ici de connotation négative : il s’agit bien plutôt d’une différence entre les domaines d’application des décisions ou leur envergure sur le plan politique. Le thème de l’humilité comme simplicité, infériorité, manque d’importance et de valeur ne semble donc pas être présent dans ce passage.
Cependant, le fait que les noms de personnages porteurs de différentes formes d’humilité soient dérivés de μικρός de manière récurrente dans notre corpus105 suggère qu’à cet adjectif s’attachent des sèmes d’humilité, en raison probablement de son sens premier ayant trait à la petite taille. Conjointement, au-delà des éléments pour lesquels la petitesse physique ou la petite quantité peuvent constituer un marqueur d’humilité en influant sur leur prestige ou leur valeur106, l’abondante présence d’objets et d’êtres vivants de petite taille auprès de personnages humbles semble confirmer que la petite taille demeure attachée à l’idée d’humilité. L’absence presque totale d’occurrences au sens figuré de cet adjectif dans notre semble traduire une volonté d’éviter la connotation négative que revêt l’adjectif dans cet emploi. Les poètes de notre corpus en mobilisent exclusivement les sens propres, qui n’acquièrent leurs sèmes d’humilité que par le biais du contexte dans lequel l’adjectif apparaît, phénomène dont la récurrence permet d’inscrire μικρός au sein d’un nouveau lexique de l’humilité.
λιτός : L’adjectif λιτός, de λίς, « lisse », est employé à partir du IVe siècle et pendant la période hellénistique pour qualifier de « simples » divers éléments tels que des objets ou des aliments, une manière de vivre ou des personnes108, ou encore le style littéraire109. S’il n’apparaît dans notre corpus ni chez Théocrite ni chez Hérondas110, λιτός est néanmoins présent chez Callimaque et chez Léonidas de Tarente, ce dernier en faisant un emploi régulier (six occurrences111).
λιτός dans le paradigme de la pauvreté
Dans notre corpus, λιτός apparaît principalement dans des contextes caractérisés par la pauvreté. Chez Callimaque, l’adjectif qualifie le sel dont s’est nourri un homme alors qu’il était accablé de dettes et qui lui a permis de survivre (AP VI, 301, 1) :
Τὴν ἁλίην Εὔδημος, ἐφ’ ἧς ἅλα λιτὸν ἐπέσθων χειμῶνας μεγάλους ἐξέφυγεν δανέων, θῆκε θεοῖς Σαμόθρῃξι
Cette salière, grâce à laquelle, en mangeant du simple sel, il a échappé à de grandes tempêtes de dettes, Eudêmos l’offre au dieux de Samothrace
Le sens premier de λιτός permet partiellement de comprendre la signification de l’adjectif en cette occurrence : l’adjectif est employé par Callimaque dans l’Hymne pour le bain de Pallas pour qualifier l’huile d’olive dont la déesse s’oint avant le jugement de Pâris, substance « pure » qu’Athéna préfère aux onguents mélangés112 ; or, le sel est, lui aussi, une substance naturelle qui a subi une transformation minime de la main de l’homme et est en cela « pur », de manière comparable à l’huile d’olive 113 . La mise en valeur dans notre épigramme de cet adjectif par l’allitération en liquides (λ, μ) et par la paronomase liant ἁλίην au groupe ἅλα λιτὸν (v. 1), suggère toutefois que ce terme revêt un sens plus riche, que le contexte de son emploi éclaire. La thématique de la pauvreté est introduite par le biais de la mention des dettes (δανά v. 2). Dans ce cadre, le sel est présenté comme un aliment d’ultime recours au moyen du verbe ἐπεσθίω, qui signifie « manger sur/avec », d’où « manger comme antidote », ce qui correspond à la représentation qu’offre de cette denrée Léonidas de Tarente, chez lequel elle constitue un élément crucial de l’alimentation de l’individu confronté à des
Voir ci-dessous.
Il s’agit des λιτὰ χρίματα (Hymne pour le bain de Pallas, 25-26), qui s’opposent aux χρίματα μεικτὰ (v. 16).
Il est possible que le poète attribue par cette allusion une connotation positive à l’adjectif difficultés économiques114. S’il semble difficile de préciser le sens de cet adjectif au-delà de l’idée de simplicité et de manque d’apprêt, ces deux caractéristiques et le contexte de pauvreté et de dénuement qui les accompagne le dotent de sèmes d’humilité matérielle propres à une situation de pauvreté. C’est probablement en raison de cette valeur sémantique que l’adjectif apparaît dans l’Hécalé, bien que l’on ignore ce qu’il qualifie en raison de la corruption du texte115.
Les occurrences de λιτός chez Léonidas de Tarente confirment le lien privilégié qui unit cet adjectif à la thématique de la pauvreté. Il qualifie en effet à plusieurs reprises des aliments explicitement liés à cette dernière : c’est le cas de la φυστή, sorte de focaccia qui devient l’un des éléments d’un mode de vie pauvre que l’homme, dans son premier mouvement, pourrait souhaiter fuir 116 (AP VII, 736, 5). Λιτός fait alors référence à la simplicité grossière de l’aliment, son manque de complexité et de raffinement, comme c’était le cas pour le sel dans l’épigramme de Callimaque analysée précédemment117. L’adjectif est également employé pour qualifier plus globalement les aliments dont dispose le poète pauvre dans sa cabane (AP VI, 302, 3) :
Φεύγεθ’ ὑπὲκ καλύβης, σκότιοι μύες• οὔτι πενιχρή μῦς σιπύη βόσκειν οἶδε Λεωνίδεω.
αὐτάρκης ὁ πρέσβυς ἔχων ἅλα καὶ δύο κρίμνα• ἐκ πατέρων ταύτην ᾐνέσαμεν βιοτήν.
τῷ τί μεταλλεύεις τοῦτον μυχόν, ὦ φιλόλιχνε, 5
οὐδ’ ἀποδειπνιδίου γευόμενος σκυβάλου; σπεύδων εἰς ἄλλους οἴκους ἴθι–τἀμὰ δὲ λιτά– ὧν ἄπο πλειοτέρην οἴσεαι ἁρμαλιήν.
Fuyez hors de ma cabane, souris amies de l’obscurité ; la pauvre huche de Léonidas ne saurait nullement nourrir des souris. Le vieillard a tout ce qu’il lui faut avec du sel et deux pains d’orge ; de cette vie, que mes aïeux m’ont léguée, nous nous sommes toujours satisfaits. Alors, pourquoi creuser ce trou, fin museau, alors que tu n’as même pas de miettes de dîner à déguster ? Hâte-toi vers d’autres maisons – ce que j’ai est sans intérêt –, d’où tu tireras davantage de nourriture. L’adjectif λιτός sert ici à résumer la description du mode de vie frugal du vieil homme, détaillée au v. 3 par les mentions du sel et des deux pains d’orge (ἅλς καὶ δύο κρίμνα). Si ces éléments peuvent apparaître, de fait, comme peu raffinés et travaillés, il semble peu probable que le vieil homme fasse référence à ce manque de raffinement, cet argument n’étant pas apte décourager des rongeurs affamés. Si τἀμὰ désigne spécifiquement les aliments susceptibles d’intéresser les rongeurs dans la cabane de Léonidas, il semble que λιτός renvoie moins à ce type de simplicité qu’à une incapacité à susciter l’intérêt plus générale, dont la raison n’est pas précisée. En outre, bien que l’idée de faible quantité ne soit pas explicitement évoquée et ne puisse pas épuiser le sens de l’adjectif, elle semble entrer en ligne de compte au regard du contraste créé par le chiasme structurant le dernier distique : à l’incise associant les possessions de Léonidas (τἀμὰ v. 7) et l’adjectif λιτός (λιτά v. 7) s’oppose la promesse de trouver dans d’« autres maisons » (ἄλλοι οἴκοι v. 7) « davantage de nourriture » (πλειοτέρη ἁρμαλιή v. 8). Ce dernier élément faisant référence à la quantité, le sens le λιτός comprend probablement des sèmes de faible quantité, qui lui permettent de s’opposer à πλείων. L’idée plus globale d’humilité, qui n’est pas ici caractérisée avec précision mais comprend des références au manque d’élaboration et d’intérêt et une allusion à la faible quantité, semble correspondre à cet emploi.
Ce sens large de λιτός, évoquant l’humilité propre au mode de vie du pauvre, permet d’avancer une seconde lecture de τἀμὰ, qui peut désigner, au-delà des aliments, l’ensemble des biens du poète dans le cadre d’une généralisation conclusive. Il correspond probablement également à son emploi concernant la vigne du pauvre Cleitôn (AP VI, 226), où l’adjectif apparaît comme une variante d’ ὀλίγος.
Outre des éléments concrets, l’adjectif est employé par Léonidas pour qualifier des éléments abstraits, dont la pauvreté elle-même (AP VI, 355, 4) :
αἰ δὲ τὸ δῶρον
ῥωπικόν, ἁ λιτὰ ταῦτα φέρει πενία.
et si le cadeau est de mauvaise facture, ce sont ces offrandes que fait l’humble pauvreté. L’épigramme se clôt sur la mention de la pauvreté, πενία, qualifiée de λιτά (v. 4). Si les sens concrets de « non mélangé, pur » ou « peu travaillé » élucidaient en partie l’emploi de l’adjectif dans les occurrences précédemment étudiées, cela n’est pas le cas ici, où λιτός caractérise un concept. Il est possible que l’épigrammatiste joue sur un effet réflexif et métaphorique par lequel l’adjectif qui qualifie naturellement les objets de la pauvreté qualifie la pauvreté elle-même ; cette lecture pourrait s’appuyer sur l’hypothèse d’un hypallage attachant à πενία un adjectif qui serait lié en réalité à ταῦτα : le fait que le pronom démonstratif soit au pluriel alors que l’offrande de la dédicante consiste en un unique objet permettrait in fine d’inscrire ce tableau de mauvaise facture dans un ensemble correspondant un type d’objets, caractérisés par leur inintérêt et leur manque de valeur, type qui serait ici spécifiquement lié au contexte de la pauvreté118. Une autre lecture semble toutefois possible, deux autres occurrences dans notre corpus attestant l’emploi de λιτός indépendamment du seul contexte de la pauvreté.
Hors les emplois faisant explicitement référence à la pauvreté, l’adjectif λιτός apparaît chez Léonidas pour qualifier la vie que doit mener l’homme conscient de sa faiblesse et de la brièveté de son existence (AP VII, 472, 14) :
ἠοῦν ἐξ ἠοῦς ὅσσον σθένος, ὦνερ, ἐρευνῶν εἴης ἐν λιτῇ κεκλιμένος βιοτῇ
Matin après matin, homme, en cherchant à comprendre quelle est ta force, mène humblement une vie modeste
Dans cette épigramme d’inspiration cynique, l’idée de « bas », « proche du sol », est introduite par le biais du verbe κλίνομαι, « être étendu » ; le mode de vie de l’homme qui se trouve ainsi en position basse est désigné par l’expression λιτὴ βιοτή (v. 14). Si la métaphore de la position basse renvoie en grec comme en français à la mauvaise condition sociale, elle semble ici ne pas s’y limiter : l’épigramme contient probablement une allusion au mode de vie dépourvu d’ambition sociale, mais également de richesses matérielles, d’orgueil personnel et de spéculation intellectuelle119 que prônent les cyniques à la suite de Diogène.
La signification de l’adjectif λιτός, même dans ce contexte, reste cependant imprécise et le fait que l’épigrammatiste fasse la satire des excès sordides auxquels peut mener la mise en œuvre concrète de cette doctrine (AP VI, 293 et 298120) rend peu probable que Léonidas exhorte ici son lecteur à adopter un mode de vie proprement cynique121 et attribue de ce fait λιτός un sens spécifiquement adapté à cette philosophie. Le contexte de cette occurrence suggère cependant que le sens de λιτός adjoint à l’allusion à la pauvreté l’idée plus générale d’absence d’ambition et d’orgueil, qui prend corps dans un mode de vie adéquat.
C’est en ce sens que Callimaque l’oppose à μέγας, « élevé, honoré, glorifié », dans l’Hymne à Apollon (v. 10-11) :
ὅς μιν ἴδῃ, μέγας οὗτος• ὃς οὐκ ἴδε, λιτὸς ἐκεῖνος• 10 ὀψόμεθ’, ὦ Ἑκάεργε, καὶ ἐσσόμεθ’ οὔποτε λιτοί.
Il est élevé, celui qui voit Apollon ; abaissé, celui qui ne le voit pas ; nous te verrons, Archer, et ne serons jamais abaissés.
L’adjectif λιτός revêt ici une connotation péjorative : si l’apparition d’Apollon, accordée à un individu, lui permet de devenir μέγας (v. 10), comme le suggère le futur ἐσσόμεθα (v. 11), qui évoque une dynamique correspondant à l’accession à un statut, cette même apparition, non accordée, rend l’homme λιτός, « humilié122 » ; l’adjectif peut être spontanément traduit, en français, par « rabaissé », la métaphore de la grandeur introduite par μέγας suggérant par antinomie celle de la petitesse. Le sens de l’adjectif ne semble ici lié à aucune donnée concrète telle que le mode de vie ou la possession de biens, mais valoir par l’articulation avec μέγας et renvoyer à un manque de prestige global, le fait social se confondant avec le fait religieux dans le contexte de l’hymne.
Contrairement à ce qui est le cas pour les termes précédemment analysés, le sens de λιτός ayant trait à l’humilité n’est pas lié à une métaphore de la faible taille ou de la faible quantité, mais à une métaphore du « lisse », du « simple », d’où est également issu le sens positif de « pur ». Il ne s’inscrit pas, en cela, dans un système scalaire vertical induisant l’idée de position basse, comme cela est le cas pour ταπεινός, ou de petitesse, comme cela est le cas pour ὀλίγος et μικρός, bien qu’on trouve des allusions à ces deux métaphores dans certaines de ses occurrences. De ce fait, λιτός ne revêt pas spontanément la connotation négative induite par un certain positionnement au sein de ce système. Dans l’emploi qu’en font les poètes de notre corpus, on identifie toutefois plusieurs axes sémantiques propres à l’humilité : pour des éléments concrets, le manque de raffinement, lié au sens premier de l’adjectif, et le peu de valeur et d’intérêt ; pour des éléments abstraits, l’absence d’ambition et d’orgueil et le manque d’envergure et de prestige. La coexistence de ces valeurs sémantiques justifie probablement l’emploi privilégié de λιτός dans des contextes marqués par la pauvreté, cette dernière étant liée à des objets et des modes de vie regroupant ces différentes caractéristiques. La nouveauté de cet adjectif à l’époque hellénistique ainsi que sa malléabilité, due notamment au fait qu’il ne revêt pas de connotation péjorative a priori, expliquent par ailleurs peut-être sa participation à l’élaboration d’un nouveau paradigme de la pauvreté, résumé par l’expression λιτὰ πενία présente chez Léonidas123. L’adjectif devient, de ce fait, chez les Susan Stephens voit en ces adjectifs les indicateurs d’états antérieurs à l’apparition, cette dernière révélant la valeur de l’individu, et non de nouveaux états liés à une dynamique (Stephens 2015 p. 84).
Voir à la fin de cette étude la synthèse consacrée à l’emploi de cet adjectif chez Léonidas de Tarente épigrammatistes ultérieurs un mot-clef récurrent dans les imitations des poètes du début de l’époque hellénistique124.
Conclusion
Il ressort de ce rapide parcours lexical que les termes qui assumaient avant l’époque hellénistique des valeurs sémantiques propres à l’humilité, définie comme manque d’une caractéristique positive, sont quasiment absents de notre corpus. Des trois termes ὀλίγος, λιτός, μικρός dont les emplois dans notre corpus attestent un lien avec cette notion, seul μικρός était employé pour signifier l’humilité antérieurement à notre corpus ; cependant cette signification spécifique n’est pas explicitement mobilisée par nos poètes, qui cantonnent son emploi à la signification de la petite taille et ne le relient qu’indirectement à la notion d’humilité. L’emploi d’ὀλίγος pour signifier le manque de valeur et l’humilité sociale semble quant à lui se diffuser à l’époque hellénistique, comme cela est le cas pour λιτός, que son sémantisme large rend particulièrement souple, le rattachant autant à la thématique de la pauvreté qu’à celles de la vie effacée et d’un caractère dépourvu d’orgueil, prônées notamment sous l’influence du cynisme.
Ces choix lexicaux complexes, mettant en œuvre un sémantisme encore mouvant, laissent à penser que les poètes de notre corpus souhaitent engager un renouvellement du paradigme de l’humilité. Ils développent à cette fin un nouveau lexique, qui permet la suppression des sèmes négatifs attachés à cette notion par le sémantisme des termes auparavant employés pour la désigner, termes absents, en grande mesure, de notre corpus125 : tout en s’appuyant, pour ὀλίγος et μικρός, sur la métaphore de la petitesse et de la faible quantité traditionnellement associée à cette thématique, cette innovation lexicale se fonde sur l’affaiblissement des sèmes négatifs et la mise au premier plan des sèmes positifs, processus dont l’emploi de l’adjectif λιτός, qui se diffuse de manière inédite à l’époque hellénistique et est lié originellement à l’idée d’une simplicité positive et de pureté, offre l’exemple le plus marquant.
Table des matières
Introduction
1.1. Délimitation
1.2. Définitions
1.3. Étude lexicale
1.3.1. ταπεινός, φαῦλος, εὐτελής, ἐλλιπής et ἐνδεής : un état des lieux
φαῦλος
εὐτελής
ἐλλιπής et ἐνδεής
1.3.2. ὀλίγος, λιτός, μικρός : un nouveau lexique de l’humilité
ὀλίγος
(σ)μικρός
λιτός
1.3.3. Conclusion
1. Formes d’humilité
1.1. Petitesse
1.1.1. Êtres humains
1.1.2. Tombes
1.1.3. Terres agricoles
1.1.4. Petits animaux
a) Abeille : un lien explicite entre petitesse et faiblesse physique
b) Mouche, souris et sauterelle : un lien implicite entre petitesse et faiblesse physique
▪ La mouche chez Hérondas
▪ Le motif du petit animal pris au piège chez Théocrite et Hérondas
c) Le traitement des petits animaux dans le contexte hellénistique : insectes et oiseaux
d) Conclusion : la petitesse des petits animaux comme forme d’humilité.
1.2. Enfance
1.2.1. Désignation de l’enfant humble
1.2.2. Soins, faiblesse et dépendance
a) Le corps de l’enfant
▪ Impuissance et vulnérabilité
▪ Dépendance physique
b) Dépendance affective
▪ Vulnérabilité émotionnelle
▪ Larmes
▪ Dimension affective de la petitesse liée à l’enfance
436
1.2.3. Défauts intellectuels
a) Hylas ou le héros inaccompli
b) L’infans : enseignement et silence
1.2.4. L’enfant pathétique
a) Menaces
b) Mort
c) Une violence atténuée
1.2.5. Le domaine érotique, une apparente exception
1.3. Vieillesse
1.3.1. Défauts et infirmités
Diminution de la vigueur sexuelle
Dos voûté
Ouïe et vue déficientes
Peau ridée et cheveux blancs
1.3.2. Affaiblissement général
a) La canne
b) Le travail des personnes âgées
▪ La personne âgée au travail
▪ La cessation du travail
1.4. Pauvreté
1.4.1. Les mots de la pauvreté
a) La famille de πενία
b) L’expression de la pauvreté : ressources lexicales et stylistiques
▪ Alternatives au substantif πένης
ἀχήν
λιπερνῆτις
▪ Périphrases
Famille de βίος
οἰζύς
▪ Métaphores
1.4.2. Traits distinctifs du personnage pauvre
a) Ἀμηχανία
b) Labeur
▪ Pêche
▪ Artisanat
▪ Métiers agricoles
c) Alimentation
▪ La menace de la faim
▪ Nourriture de pauvres
d) Biens matériels
▪ Bas salaires des travailleurs humbles
▪ Privation de biens
▪ Vêtements
▪ Habitat
▪ Petitesse et modicité des objets possédés
e) Curiosité comptable et émotions négatives : inquiétude, plainte, exaspération
1.4.3. Figures de miséreux
a) Philosophes errants : ascèse excessive ou vraie misère ?
b) Les Charites théocritéennes
1.4.4. Allusion au regard négatif porté par la société sur le pauvre
1.5. L’humilité sociale
1.5.1. Qui est en bas ? Distinction et hiérarchisation de groupes sociaux
a) Une société par strates : la cité vue par un métèque proxénète chez Hérondas
b) La polarisation riches/pauvres
c) Groupes socio-professionnels
▪ L’humilité des professionnels à l’échelle de la société : le cas des activités urbaines et halieutiques
De la pluralité des métiers à la catégorie sociale chez Léonidas
Du mépris à l’insulte chez Hérondas
▪ L’humilité sociale à l’échelle du groupe professionnel : la question de la hiérarchie des pâtres
Hétérogénéité de la société rurale chez Léonidas
Une hiérarchie sociale des pâtres chez Théocrite ? La place du chevrier.
d) κακοί et ἀγαθοί
▪ Modèle homérique
▪ Différenciation des comportements
1.5.2. L’esclave, figure extrême de l’humilité sociale
a) Servitude et dépendance
b) Stratégies discursives de domination
▪ L’ordre
▪ Les reproches
▪ Les menaces
1.5.3. La féminité, humilité plurielle
a) La voix des femmes
▪ La femme face à l’homme, ou le silence
Silence féminin et violence masculine
La femme réduite au silence
L’impossibilité du dialogue
▪ La voix féminine dans l’épigramme : une identité définie par le rapport au masculin
Fille, épouse, mère
Une mise en lumière critique de l’approche traditionnelle de l’identité féminine en contexte funéraire ?
b) Objet de désir, objet de discours : la femme comme personne grammaticale
▪ La femme comme objet de l’action de l’homme
▪ La femme comme sujet dans le discours masculin
2. La mise en réseau des éléments humbles : élaboration d’analogies
2.1. Indices d’humilité
2.1.1. À la recherche du point d’analogie : la mise en relation des humbles par le biais des figures de ressemblance
a) Les figures de ressemblance in absentia
b) Les figures de ressemblance in praesentia
▪ Animaux et personnages humbles
Petits animaux en fonction de comparant/signifiant
Autres animaux humbles en fonction de comparant/signifiant
▪ Les comparaisons entre femmes et enfants
Simaitha et la mise en abyme de l’enfance
Kynisca et le regard rétrospectif
2.1.2. L’humble et son espace : un rapport métonymique
a) Petits espaces et pauvreté
b) Réduction de l’espace et humiliation
2.1.3. La poly-caractérisation des figures humbles : le cas des pauvres
a) Pauvreté et métier : le dénuement des humbles sociaux
b) Caractérisation conjointe du personnage par la pauvreté et par une autre forme d’humilité
2.2. Modalités structurales d’élaboration des analogies
2.2.1. Le récit comme syntagme
a) D’une figure à l’autre, la circulation des sèmes d’humilité
▪ Comportements et émotions : les femmes et les enfants dans les idylles XV et XXIV de Théocrite
▪ Dans l’intimité de l’humble : les petits animaux et les personnages humbles
Insectes, enfants et féminité
La corneille de l’Hécalé
Les souris chez Léonidas
b) L’intime, espace de l’humilité
▪ Vieillesse, enfance et cadre domestique
▪ Intimité et masculinité dans l’idylle XXIV de Théocrite
2.2.2. La description d’oeuvres d’art : vieillards et enfants
2.2.3. La collection épigrammatique : le cas des épigrammes dédicatoires d’outils de travail chez Léonidas de Tarente
a) Analogie structurelle de la présentation des métiers
▪ Le métier comme ensemble de tâches
▪ Description exhaustive des métiers et des domaines professionnels
Techniques et domaines complémentaires
De la matière première au produit fini
Conclusion
b) Analogies lexicales et sémantiques
▪ Réseau lexical
▪ Réseau sémantique
2.3. Un réseau onomastique : les sèmes de petitesse dans les noms propres de personnages humbles
2.3.1. Noms dérivés de μικρός
2.3.2. Hypocoristiques
a) Spécialisation dans la caractérisation de personnages humbles
▪ Humilité sociale
▪ Humilité sociale liée au contexte
▪ Humilité liée à l’âge
▪ Autres formes d’humilité
b) Une valeur affective des hypocoristiques ?
c) Conclusion
2.4. Le paradoxe syntaxique : de l’axe syntagmatique à l’axe paradigmatique
2.4.1. Le paradoxe. Sur l’humilité comme état et les moyens de la compenser
a) Compensation ponctuelle
b) Compensation pérenne
2.4.2. L’usage philosophique du paradoxe chez Léonidas de Tarente
a) Aller au-delà de l’apparence
b) Supporter pour un plus grand bien
3. Enjeux métapoétiques du traitement de l’humilité
3.1. Préambule : la parole de l’humble
3.1.1. L’humble et le silence : une parole problématique
a) Un antécédent homérique : Thersite réduit au silence par Ulysse
b) Parole dépréciée : marmonnement et bruit
c) Parole interrompue
▪ Par l’interlocuteur
▪ Par le locuteur lui-même
3.1.2. Le poète comme humble
3.2. Se contenter de peu : Le choix de l’humilité matérielle ou sociale comme métaphore de choix poétiques
3.2.1. Se choisir une épouse humble (Callimaque AP VII, 89)
3.2.2. Rester chez soi malgré sa pauvreté
a) Errer ou rester chez soi ? Maison et spécificité poétique chez Théocrite (Id. XVI)
b) L’humble habitat : le refus de l’errance chez Léonidas de Tarente (AP VII, 736)
3.3. Humbles et création poétique
3.3.1. Pauvreté, mère de poésie (Léonidas de Tarente AP VI, 355)
▪ Une épigramme ekphrastique : γραψαμένα et ῥωπικός
▪ Auto-référentialité de l’épigramme : le portrait de Mikythos
▪ La dédicante comme personnification de la Pauvreté
▪ La prière à Bacchus : élever Mikythos, exalter le poème
▪ Du poète πενέστης à la Pauvreté
3.3.2. Artisanat, musique et poésie
a) Mélô et Satyra, « ouvrières des Muses » (Léonidas de Tarente AP V, 206)
▪ Ταὶ Μουσέων εὔκολοι ἐργάτιδες, musique et artisanat
▪ Banquet, musique et poésie amoureuse
b) Thêris, « faiseur de merveilles » (Léonidas de Tarente AP VI, 204)
3.4. Humilité et discours métapoétique : lexique des confins
a) λεπτός
b) λιτός
4. Conclusion
5. Bibliographie
6. Index locorum
7. Annexes
7.1. Annexes iconographiques
7.2. Les confrontations directes de personnages féminins et de personnages masculins
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