Le démonstratif en latin tardif et altimédiéval
Ambiguïté du terme d’ancien italien
Il convient de préciser dès le début ce que nous entendons sous le terme d’ancien italien. On pourrait facilement transposer cette notion sur la langue française et lui assigner, comme équivalent, le terme d’ancien français. En faisant abstraction de tous les inconvénients que ce terme implique ainsi que du problème de la périodisation d’une langue, il s’agit d’un procédé conventionnel non seulement très fréquent dans toute sorte d’études diachroniques mais aussi généralement utilisé à des fins didactiques. Mais la périodisation qu’on applique communément à l’histoire du français est bien évidemment très différente de celle qu’on connaît pour l’italien. De plus, la tradition linguistique italienne n’est pas vraiment habituée à périodiser l’italien et le terme même d’ancien italien (italiano antico) est sujet à discussion (cf. Renzi et Salvi 2011). Il est plutôt commun de périodiser l’italien par siècle (la langue du 14e , du 15e siècle, etc.). De ce fait, les termes d’ancien français et d’ancien italien correspondent à des réalités non seulement bien différentes sur les plans géographique et chronologique, mais ils évoquent aussi deux conceptions différentes de la périodisation et de la perception de la langue. Ces discordances nous empêchent de nous servir du terme d’ancien italien et de le présenter symétriquement à celui d’ancien français. Ce que l’on comprend aujourd’hui par italien contemporain, ou bien par italien standard, correspond en réalité à une variante régionale parlée en Toscane, diffusée et généralisée sur toute la péninsule. Il s’agit du toscan qui représente un ensemble de dialectes locaux de la région et à l’intérieur duquel se distingue notamment la variété parlée dans la ville de Florence – le florentin. Ce dernier, codifié par Pietro Bembo dans ses Proses de la langue vulgaire (Prose della volgar lingua) en 1525, correspond à la langue des grands auteurs du 14e siècle – Boccace pour la prose et Pétrarque pour la poésie25. Le choix opéré par les auteurs du 14e siècle connaît en effet une propagation rapide. L’usage du florentin, ainsi défini, s’impose progressivement à l’écrit chez les personnes cultivées dès le 14e siècle par rapport à d’autres dialectes (cf. Redon et al. 2002 : 23). Le toscan du 14e siècle est aussi indiqué comme le modèle de la langue écrite par le premier dictionnaire de l’Académie de la Crusca publié en 1612. La particularité de l’histoire de la langue italienne est qu’elle a été pendant des siècles langue écrite de culture et non langue parlée d’usage et ce n’est qu’à partir de l’unité politique (Royaume d’Italie à partir de 1861) qu’elle est devenue très graduellement une langue vraiment parlée par tout le monde (sans que les dialectes disparaissent pour autant) (cf. Redon et al. 2002 : 24)26. Il faut bien souligner le fait qu’avant sa généralisation (d’abord au 14e siècle comme norme écrite, ensuite, à partir du 19e siècle comme norme nationale du langage parlé), le toscan n’est qu’un dialecte parmi d’autres qui sont pourtant rarement utilisés dans la production littéraire. Le terme d’ancien italien (ou bien d’italien médiéval) peut paraître en conséquence comme relativement ambigu puisqu’il peut désigner deux réalités très différentes : soit la phase médiévale (ancienne) de la langue nationale (de l’italien contemporain) qui trouve ses origines dans le toscan du 14e siècle, soit un ensemble de variétés linguistiques très distinctes les unes des autres, qui ont été employées en Italie pour l’expression écrite jusqu’au moment où la norme toscane s’impose (cf. Redon et al. 2002 : 23). 25 Il est à noter que selon Bembo Dante, même s’il fait partie des trois auteurs que l’histoire retiendra comme exemplaires, ne figure parmi les auteurs à imiter. 26 « Ce qu’on connaît généralement dans le monde francophone […] lorsqu’on se réfère au standard n’a, en rapport à l’italien aucun pendant ; car le correspondant italien du standard a été jusqu’au siècle dernier une variété dont les traits fondamentaux contredisent le signifié même de standard. En effet, c’était une variété marquée tant sur le plan diatopique que diastratique et diamésique qui, par conséquent, ne pouvait être employée que par une partie éphémère de la population » (Gaudino Fallegger 2014 : 342). Gaudino Fallegger cite aussi Poggi Salani (2010 : 726) qui dit que l’italien vraiment standardisé n’existe pas. 115 Il y a deux problèmes méthodologiques qui résultent de cette ambiguïté du terme d’ancien italien. Une bonne partie des études diachroniques sur la langue italienne se résument souvent à une histoire du florentin. La preuve en est que le terme d’ancien italien (italiano antico) peut être remplacé par celui d’ancien florentin (fiorentino antico). Il n’y a en effet rien d’étonnant dans cette démarche lorsque nous nous rappelons que la tradition philologique italienne du 19e /20e siècle (comme partout en Europe d’ailleurs) prend comme objet d’étude les textes littéraires et que ceux-ci sont rédigés (ou aspirent à l’être) selon la norme toscane. Le deuxième problème apparaît quand on considère l’ancien italien comme l’ensemble des variétés linguistiques médiévales. Dans ce cas, l’historiographie linguistique italienne fait largement appel au terme très générique de vulgaire (volgare), et il est même d’usage de parler des vulgaires médiévaux (volgari medievali) pour souligner la diversité dialectale. Le volgare englobe donc la langue de la production littéraire et de la pratique qui s’étend du 8e siècle jusqu’à la généralisation du modèle linguistique toscan sur toute la péninsule. Comme nous l’avons déjà signalé, le propos sur l’importance du toscan à l’époque médiévale doit être atténué. Il est vrai que l’Italie s’est toujours caractérisée par une décentralisation politique qui a assuré une vitalité aux dialectes jusqu’à l’époque moderne. Mais avant que la norme codifiée du toscan ne s’impose, les dialectes italiens jouissaient d’un statut relativement égal, et ni le toscan, ni le florentin, malgré toute l’importance qu’ils ont dès les origines, ne constituent encore un choix « élevé », qui serait opposé à un choix « bas ». Tous les dialectes sont sur un pied d’égalité (cf. Redon et al. 2002 : 27). De plus, l’époque de la Renaissance, à l’inverse de ce qui se passe en France, est vue comme un ralentissement de l’expansion de la langue italienne. L’humanisme italien, au moins dans sa première phase, était entièrement focalisé sur la langue latine. La prédominance du latin comme langue de culture, au détriment de la langue vernaculaire, a été très claire pendant presque tout le 15e siècle (Guglielmino et Grosser 2000 : 255). Il faut attendre le dernier quart du 15e siècle pour observer un regain d’intérêt pour la langue vulgaire, ce que l’on appelle dans la tradition italienne un humanisme vulgaire (umaneismo volgare). Nous ne sommes donc plus à l’époque médiévale quand le dialecte toscan se voit attribuer le rôle bien assuré de norme supradialectale. 116 Étant donné que les différences entre les dialectes tendent à s’accentuer très tardivement dans l’histoire de l’italien (à l’époque que l’on ne peut plus caractériser comme médiévale) et que le terme de langues vulgaires (volgari), de même que celui d’ancien italien, de par son ambiguïté, peut recouvrir aussi bien le toscan médiéval que d’autres dialectes, nous croyons qu’il est légitime de nous servir du terme d’ancien italien dans un sens très générique qui peut désigner aussi bien le toscan médiéval que d’autres dialectes. C’est dans ce sens que nous nous en servons. L’ancien italien correspond pour nous à un diasystème qui englobe tous les dialectes italiens de l’époque médiévale sans que les choix de nature sociolinguistique en privilégient un au détriment des autres. Différence qualitative entre ancien italien et ancien français Nous avons établi dans la section précédente que le terme d’ancien italien peut être utilisé pour désigner aussi bien la phase ancienne du toscan avant sa codification et sa généralisation que d’autres dialectes médiévaux coexistants puisque jusqu’à une époque relativement tardive aucun dialecte ne l’emporte sur les autres d’une manière décisive. Il reste pourtant à élucider un autre aspect du terme d’ancien italien. Il y a en effet une différence entre l’ancien italien et l’ancien français qu’on pourrait qualifier de qualitative et qui exige un commentaire si on veut se servir des deux termes (ancien français et ancien italien) d’une manière symétrique dans notre explication de la transition du latin vers l’ancien français/l’ancien italien. Dans l’histoire de l’Italie, il faut attendre le 13e siècle pour que la nouvelle scripta apparaisse d’une manière systématique (Palermo 2015 : 165-166). Tandis que le 13e siècle constitue le moment à partir duquel nous pouvons parler d’une véritable littérature en Italie, la France, au contraire, possède une littérature dès la fin du 11e siècle. Les textes en langue vulgaire italienne sont très rares jusqu’au 12e siècle et il s’agit majoritairement de textes courts et étrangers aux préoccupations littéraires (actes juridiques, textes liturgiques, inventaires, sermons, souvenirs consignés dans des livres de compte). L’absence d’une littérature italienne entre le 10e et le 12e siècle pose ainsi un problème puisque les premières traces de la scripta romane sont à peu près simultanées en France et en Italie (Bec 1982 : 23-25). La documentation littéraire est par conséquent la seule à constituer un corpus de textes suffisamment riche et 117 diversifié pour pouvoir étudier la transition entre le latin tardif et l’ancien français/l’ancien italien. Dans les deux cas il y a un laps de temps qui sépare les débuts de cette documentation et l’époque du latin tardif/altimédiéval, mais cette période semble particulièrement étendue dans le cas de l’Italie. Avant de préciser le problème que pose cette émergence littéraire très tardive pour notre explication de la transition latin tardif-ancien italien, il convient de s’interroger sur les raisons de cette apparition relativement tardive puisqu’elle peut nous renseigner aussi sur la situation linguistique en Italie en général. Raisons possibles de l’apparition très tardive d’une littérature vernaculaire en Italie À l’heure actuelle, le débat sur cette question n’est pas encore clos et les chercheurs avancent divers arguments pour expliquer ce phénomène. On postule souvent que c’est l’usage très répandu du latin qui a stoppé l’émergence d’une littérature en langue vernaculaire. Bec (1982 : 23-25) remarque pourtant à juste titre que l’usage du latin en soi ne peut pas être la cause de la naissance tardive d’une littérature puisque l’usage du latin n’a jamais fait obstacle à l’émergence des littératures romanes en France27. Le chercheur constate pourtant (en suivant le propos de Migliorini 1978) que, contrairement à la situation française, l’emploi du latin en Italie est plutôt lié à l’étude de la médecine et du droit et non à l’étude des lettres latines. En outre, dans les premiers siècles qui suivent l’an 1000, l’Italie tend vers une civilisation communale de notaires et d’hommes d’affaires. Ces derniers constituent pour ainsi dire des « poètes de l’action » (Migliorini 1978). Les hommes de lettres sont d’abord des magistrats (notaires, chanceliers, officiers, etc.) dans leur commune (cf. aussi Nicolaj 2003) et les écrits qu’ils produisent sont davantage pragmatiques que littéraires. Pour notre part, nous ne croyons pas que la spécificité de la classe des hommes de lettres soit à elle seule l’origine du ralentissement de l’essor d’une littérature en 27 Bec ajoute aussi, pour expliquer l’absence de littérature en langue vernaculaire, que l’Italie des 10e , 11e et 12e siècles ne connaît non plus ni grand poète, ni grande littérature en latin. Ce jugement nous paraît un peu excessif et subjectif, il peut faire croire qu’aucune production littéraire en latin n’a lieu à cette période, ce qui n’est pas vrai. 118 langue vernaculaire. En effet, la plupart des registres administratifs, fiscaux et judiciaires continuent à être rédigés en latin également jusqu’au 15e siècle. On trouve dans ces textes l’indication que les procès-verbaux de tel ou tel conseil ou les actes de tel tribunal rapportent en latin des propos qui ont été prononcés en vulgaire (Redon et al. 2002 : 12-13). L’apparition d’une littérature au 13e siècle n’a donc rien changé en ce qui concerne la langue des actes de la pratique. De ce fait, l’apogée d’une civilisation communale, d’ailleurs simultanée à la codification à Bologne entre le 12e et le 13e siècle du notariat public, constitue plutôt un facteur qui a retardé l’emploi du vernaculaire dans les écrits documentaires et non dans les écrits littéraires. La spécificité de la classe des hommes de lettres qu’a connue l’Italie à cette époque ne peut donc pas suffire pour expliquer l’émergence tardive d’une nouvelle littérature. Selon nous, elle ne peut être tout au plus qu’une conséquence d’une réalité sociolinguistique très complexe qui trouve ses origines encore à l’époque du haut Moyen Âge. Il semble que dans l’Italie de l’époque altimédiévale et des premiers siècles suivant l’an 1000, en l’occurrence jusqu’au 13e siècle (qui offre une production qui contraste avec le vide des siècles précédents (Bec 1982 : 25)), il y ait une cohabitation entre deux langues. Nous avons déjà postulé (Płocharz 2017) que le latin des homélies était compris au 9e siècle en Italie du Nord non seulement par les lettrés mais aussi par les fidèles. Cette compréhension du latin paraît possible grâce à sa proximité avec la langue maternelle des fidèles qui constitue une forme de très ancien italien archaïque (nous reviendrons ci-après sur ce terme). Nous avons appuyé notre hypothèse sur d’autres recherches selon lesquelles le registre le plus avancé du latin parlé de la péninsule italienne (celui qui à long terme nécessitera une graphie bien différente de celle du latin et qui pourra être considéré comme une langue à part selon le critère quantitatif de Banniard28) semble rester proche du latin écrit et enseigné des clercs jusqu’à une époque très tardive. Selon Banniard (2001), cette intercompréhension reste 28 Banniard (2018), en parlant du stade final du changement langagier (il s’agit en effet d’une modélisation de la transition du latin parlé classique au français parlé archaïque mais rien n’empêche de l’appliquer à l’histoire de l’italien) constate que « les formes anciennes sont en voie d’expulsion du diasystème (elles ont régressé à un stade probabiliste). C’est alors le moment où, tout le diasystème s’étant de fait inversé, les locuteurs parlent une autre langue. […] En définitive, le changement de langue est avant tout une question non pas de qualité, mais de quantité : une large part des traits qui caractériseront la morphologie de ce « latin moderne » étaient déjà disponibles à l’origine, mais aux marges du diasystème. En huit siècles, ces traits sont passés au centre. Cela implique inversement que la nouvelle langue, même structurée de façon neuve, porte en elle de fortes rémanences de l’ancienne ». 119 possible jusqu’aux environs du début du 10e siècle, mais on avance aussi la fin du 10e siècle (Van Uytfanghe 2008b). Qui plus est, cette cohabitation semble durer même jusqu’au 13e siècle – moment où on traduit la Bible en italien (Richter 1979). Bien sûr cela ne veut pas du tout dire que jusqu’au 13e siècle les habitants de la péninsule italienne parlent latin. Cela signifie qu’ils possèdent une compétence passive de cette langue suffisante pour comprendre les lectures bibliques auxquelles ils sont exposés dès leur enfance dans une société fortement christianisée (Płocharz 2017). Somme toute, nous croyons que cette longue cohabitation de ce qui constitue d’abord deux registres puis deux langues et la spécificité locale de l’Italie (le fait qu’il s’agit d’une civilisation communale dotée d’une quantité de magistrats lettrés maîtrisant et produisant mieux les écrits pragmatiques que les œuvres littéraires) constituent deux facteurs expliquant l’émergence très tardive de la littérature italienne. Il faut pourtant souligner que la particularité des communes italiennes où domine l’hégémonie du latin n’est qu’une conséquence de la cohabitation des deux langues et non la cause principale. Enfin, il nous faut aussi revenir sur la présence d’autres langues littéraires sur la péninsule italienne. Nous songeons en particulier à l’ancien français dont l’emploi a été largement répandu au cours du Moyen Âge. On pourrait facilement croire que le choix de l’ancien français comme langue littéraire constitue aussi une raison de l’émergence tardive d’une littérature en italien. Bec (1982 : 25) constate que les progrès de l’expression en italien au 13e siècle correspondent également au recul des langues d’oïl et d’oc. Mais la production littéraire en ancien français se porte en réalité très bien au 13e siècle et elle perdure jusqu’au 14e siècle – moment où elle est détrônée par la littérature toscane. Qui plus est, on trouve encore une production littéraire en ancien français même au 15e siècle dans certaines régions du Nord (cf. Meyer 1904). Il nous semble que la littérature d’expression française très en vogue dans l’Italie médiévale peut être également perçue comme un indicateur de la cohabitation linguistique dont nous venons de parler. En effet, en admettant que les deux langues (le latin et le vernaculaire italien) cohabitent jusqu’au 13e siècle de par leur proximité mutuelle, la présence d’une littérature « d’origine étrangère » paraît être tout à fait possible et s’expliquer par les besoins croissants de nouveaux groupes sociaux. En revanche, nous savons aujourd’hui que la langue de cette littérature franco-italienne connaîtra à plus long terme une sorte d’hybridation et de koinéisation. Colin (2009 : 120 9) dans sa thèse sur l’œuvre de Nicolas de Vérone (un poète italien du 14e siècle) caractérise le franco-italien comme « un idiome (…) présent[é] comme du français mais qui est en fait un langage hybride, probablement jamais parlé, exclusivement littéraire » 29. Aslanov (2000), en étudiant un manuscrit du début du 14e siècle contenant une version franco-italienne de la Chanson de Roland, a démontré que le copiste adapte le texte à son propre environnement linguistique. Il évite ainsi certaines formes françaises et préfère les équivalents italiens. Enfin, le choix du langage franco-italien reflète aussi une certaine conception de l’œuvre littéraire. Il semble que le franco-italien soit un mode d’écriture perçu comme spécifique à l’épopée. La question de la langue apparaît ici inséparable du projet littéraire (Colin 2009 : 49). Tous ces arguments témoignent à notre avis que l’hybridation de l’ancien français employé en Italie se produit progressivement dès le moment où la cohabitation entre le latin et la langue vernaculaire atteint un point critique permettant l’élaboration d’une littérature en langue vernaculaire (ancien italien).
PARTIE 1 : FONDEMENTS THÉORIQUES |