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Ce que sont les « réseaux » sociaux19 :
Les réseaux » sociaux sont un terme technique de méthodologie en Sciences Humaines et Sociales pour signifier les relations interpersonnelles, ou entre groupes humains, influant sur les comportements d’un ensemble de personnes.
Selon l’historienne Claire Lemercier, il s’agit d’expliquer des engagements des individus autrement que par des attributs propres à tel ou tel individu.20 Ainsi la première génération des analyses en termes de réseaux s’est surtout attachée aux déterminations des choix individuels (s’engager ou non, dans un camp ou dans l’autre, poursuivre ou non cet engagement), mettant en évidence le fait que ces choix sont en partie liés à une position définie en termes de position dans des réseaux sociaux, et non pas seulement à des attributs plus classiques propres à telle ou telle personne (niveau social, âge, sexe, personnalité,…). L’étude en termes de réseaux sociaux peut permettre de mieux comprendre des comportements qui impliquent un choix d’engagement ou encore d’adoption d’une innovation21. Ce mot « innovation » montre tout l’intérêt que peut avoir ce type d’analyse dans le domaine de la recherche. La même auteur met cependant en garde contre une analyse qui donnerait, aux carrières ou aux institutions, la structure des liens, un poids trop déterministe, au détriment de la vision des acteurs et au caractère conscient et contingent de leurs stratégies22. Pour Michel Lussault, un géographe, l’analyse des réseaux sociaux étudie le placement de personnes ou de groupes dans l’espace de leurs relations23.
Comme l’historienne Isabelle Rosé le précise, « Depuis les années 1970, la notion de ‘réseau’ est au centre de nombreux travaux en sciences sociales. Le concept de ‘réseau social’ (social Network) a été décrit et utilisé pour la première fois par un ethnologue britannique, John Barnes (1954) »24 . Ce John Arundel Barnes (1918-2010) est un anthropologue et sociologue australo-britannique. Il utilise le terme et le concept pour étudier le fonctionnement d’une paroisse en Islande, dans un article publié en 195425.
Pour Isabelle Rosé « le terme réseaux sociaux désigne ‘des ensembles de relations entre personnes ou entre groupes sociaux’. [La réflexion sur l’analyse des réseaux, avec ses outils informatiques et sa représentation graphique des résultats quantitatifs des analyses, doit permettre de] cerner comment un comportement individuel est modelé par l’appartenance [d’un individu] à différents [groupes sociaux, et en retour de comprendre], comment ces comportements contribuent à modeler les structures sociales. »26
Quant à l’usage de la méthode par les historiens, Isabelle Rosé indique que Influencés par l’évolution globale des sciences sociales, les historiens se sont également emparés de cette notion [de méthode d’analyse des réseaux sociaux]. Depuis les années 1990, notamment dans le champ des études anglo-saxonnes, plusieurs chercheurs se sont attelés à adapter les techniques informatiques et les grilles d’analyse sociologiques des réseaux aux sociétés du passé 27». En ce qui nous concerne, nous regrettons dans cette formulation, et nous y reviendrons plus loin, que pour cette auteur le domaine disciplinaire spécifique des historiens soit réduit à une question de sociétés du passé », comme si l’histoire du temps récent n’en faisait pas partie, et comme connaître et comprendre celui-ci était laissée aux bons soins des sociologues.
Le laboratoire que nous allons analyser peut être vu comme une société où sont à l’œuvre : en interne, les relations entre les enseignants-chercheurs de l’Enseignement supérieur, les chercheurs-doctorants qui sont encore des étudiants, et les chercheurs permanents rattachés au CNRS ; en externe, les relations avec l’université, les écoles Revista hispana para el análisis de redes sociales Vol. 21, #5 Diciembre 2011, p. 199 ; Cet auteur est historienne l’Université de Rennes-2. Elle a travaillé à adapter la méthode d’analyse des réseaux aux besoins de la démarche des historiens. Son domaine de recherche est la transition au Xe siècle entre le monde carolingien et la société seigneuriale d’ingénieurs et le CNRS qui sont les autorités de tutelle, avec les industriels et avec d’autres laboratoires ou universités. C’est un champ encore peu travaillé qui ouvre d’intéressantes perspectives historiques.
Cette étude répond donc à l’objectif donné au RESUP, fournissant ainsi une première légitimité à ce Mémoire de Master-2 en Histoire Appliquée Contemporaine28. Une seconde légitimité se trouve dans les nombreux travaux qui ont montré que le fonctionnement des laboratoires est un point central pour l’étude de la recherche. L’historiographie montre la fécondité de la méthode de l’analyse des réseaux sociaux dans ces laboratoires. On peut ainsi citer les travaux de Michel Callon (1989)29, de Bruno Latour (1989)30, de Michel Grossetti (2003)31, de Dominique Raynaud (2016)32, ou de Pascal Griset (2007)33 et Dominique Pestre (2015)34, ces deux derniers auteurs étant des historiens. Nous verrons aussi comment une autre historienne, Valérie Schafer, s’est penchée sur le fonctionnement des laboratoires de recherche en informatique35.
En portant notre choix sur un laboratoire de recherche en Automatique et informatique, domaine qui touche à la technique davantage qu’à la science, on peut analyser ses relations avec l’université et les écoles d’ingénieurs, et aussi avec les entreprises privées du secteur industriel, au niveau national et à l’international. Car une première problématique d’étude d’un laboratoire universitaire concerne l’évolution des équilibres qui y existent entre recherche fondamentale et recherche appliquée. La recherche en informatique en donne un bon exemple. Au début elle consiste seulement en une démarche technique, et ce n’est qu’ensuite qu’ont été introduits dans les recherches informatiques des éléments propres à la science36 37. Technoscience est alors le terme utilisé pour montrer que très tôt, mais au moins dès le milieu du XXe siècle, le développement des technologies devient tributaire et inséparable de l’utilisation d’une démarche scientifique.38 39
Evaluer dans quelle mesure une recherche, globalement technique et appliquée, utilise une démarche scientifique demande de l’étudier au niveau des détails techniques. Ce type d’étude n’est pas l’objectif de notre Mémoire qui veut en rester au niveau des relations humaines ou sociales et des mécanismes du fonctionnement de la recherche universitaire. C’est l’analyse de l’évolution des modalités de ces relations qui révèlera quelles évolutions se voient dans les équilibres entre recherches appliquée et fondamentale.
Avec ses recherches dans le domaine de l’informatique et de l’automatique, le Laboratoire d’automatique de Grenoble, le LAG, présente la singularité d’être un laboratoire universitaire, mais qui a des liens très forts avec l’industrie, et qui mène des recherches techniques plutôt que fondamentales, mais n’en excluant pas les technosciences. Il nous offre de rassembler, en une unité de lieu, plusieurs missions. D’une part y est présente la mission de recherche confiée à l’Enseignement supérieur, mission des enseignants-chercheurs de l’université et des enseignants-chercheurs des écoles d’ingénieurs. Ils ont une mission de recherche donc, mais ils ont aussi en priorité assurer un service d’enseignement supérieur. Il y a aussi au sein du laboratoire des chercheurs permanents du CNRS, une l’institution qui joue un rôle de supervision pour les activités de recherche du laboratoire. A ces deux catégories s’ajoutent les chercheurs-doctorants, des d’étudiants encore pour un temps dans l’Enseignement supérieur en 3ème cycle, une catégorie qui demande au laboratoire universitaire de remplir une mission de « formation par la recherche ». Toutes ces catégories ont des liens forts avec l’industrie, mais le LAG leur laboratoire reste bien universitaire.
A cette diversité de missions s’ajoute la diversité des applications de l’Automatique. Le rapport scientifique 1987 du LAG affirme que « La variété des compétences des équipes du LAG, imposée par la diversité des applications de l’Automatique, est un facteur d’enrichissement mutuel d’autant plus grand que chacun s’intéresse à ce que fait son voisin. C’est un des intérêts de l’existence de tels laboratoires. Chaque année les membres du laboratoire se réunissent durant deux journées à l’extérieur du laboratoire pour avoir des discussions scientifiques inter-équipes et écouter les jeunes chercheurs présenter leurs travaux »40. Notons que cette pratique de séminaires réunissant dans les années 1980 les apprentis chercheurs et les chercheurs confirmés est une bonne pratique qui selon Marie-Laure Viaud, une agrégé d’histoire et une spécialiste des sciences de l’éducation, tranche avec la situation qui prévalait trente ans plus tôt, de doctorants peu encadrés41. Selon cette auteur la création des thèses de 3ème cycle en 1958 a favorisé le développement des séminaires de recherche42.
Le cadre chronologique de notre étude va de 1979 à 1999. Ce choix prend en compte d’une part la situation technique de l’Automatique dans une période où cette dernière constitue un volet majeur de l’informatique, et d’autre part l’importance durant cette période des évolutions imposées par le gouvernement en France dans l’enseignement supérieur et les organismes publics de la recherche.
L’étude de cette période riche en changements venant perturber le fonctionnement de la recherche universitaire, vue comme une « profession » constituée en système, va avoir l’avantage de nous donner le type de situation qui, selon Andrew Abbott un sociologue américain de l’école de Chicago et historien renommé des professions dans l’analyse systémique de leur pérennité, nous permet de décrire dans un récit narratif le fonctionnement de cette profession. Nous espérons que nous saurons utiliser cet avantage pour bien décrire le fonctionnement et les évolutions de la recherche universitaire43. Quelles en étaient les institutions ? Quels événements externes ont changé la situation ? Comment leurs activités ont-elles évolué ?44
Dans le domaine technique des recherches menées au LAG, la période choisie est une période stable. Les temps héroïques des années 1950 à 1970, lorsque les machines et les logiciels de l’informatique étaient tirés par les besoins en calculs numériques, sont révolus45 46. Au début de notre période d’étude, l’industrie informatique est déjà bien installée. Aux Etats-Unis, Larry Ellison crée en 1977 la société Software Development Laboratories, à l’origine d’ORACLE le leader mondial actuel des bases de données. Les bases de données relationnelles SQL remplacent alors les premières « banques de données » si utiles aux gestionnaires du monde industriel et administratif47. En 1978, le rapport Nora-Minc dont nous avons déjà parlé annonce à l’avance l’arrivée de l’ère de la télématique », un mot regroupant les télécommunications et l’informatique48. L’apport principal de ce rapport est de faire prendre conscience, aux dirigeants du pays, que le mariage de l’informatique et des réseaux électroniques de transmissions des données est inéluctable, porteur de défis à venir, et pour s’y préparer il faut lancer des programmes d’infrastructures et de recherche. Mais ce rapport décrit comme déjà acquise l’automatisation des systèmes de production49 . C’est l’époque où, avec l’informatique, les machines et procédés industriels s’automatisent et permettent d’industrialiser des produits de plus en plus complexes et de plus en plus diversifiés50. Au début de la période de notre étude, ce domaine technique qui est au centre des activités de recherche du LAG, le Laboratoire d’automatique de Grenoble le lieu de notre analyse, est donc sorti de l’enfance et est stabilisé. C’est un domaine pour lequel doivent être menées des recherches techniques, d’amélioration, de diffusion d’applications industrielles, et non comme pour la « télématique » un domaine encore à explorer.
En ce qui concerne l’environnement politique, dès le début de notre période d’étude prend place en 1981 un grand changement avec l’arrivée de François Mitterrand à la présidence de la République. La suite va être riche en changements législatifs et administratifs qui vont modifier plusieurs des équilibres qui concernent la recherche universitaire et donc le LAG. Celui-ci en début de période travaille en lien étroit avec les industriels. Qu’un laboratoire de recherche universitaire travaille dans la technique plutôt que dans les sciences fondamentales est une singularité qui n’a pas échappé aux autorités de tutelle puisque, dans le Rapport d’Activité du LAG de 1982, on lit que suivant des incitations du C.N.R.S. […] l’accent a été mis sur les recherches théoriques qui se sont remarquablement développées. D’ici peu, près de la moitié des docteurs d’état [du LAG] se consacreront à des recherches à caractère théorique et constitueront l’essentiel des équipes concernées. Ces incitations ont conduit 70% des chercheurs CNRS du LAG à porter l’essentiel de leur effort sur les aspects fondamentaux de l’automatique. Cette évolution a d’ailleurs été confortée par la disparition du Comité automatisation de la DGRST51 »52. Ainsi le LAG doit se soumettre aux directives imposées par le CNRS, l’organisme de tutelle, mais aussi à celles du gouvernement. Le même rapport ne manque pas de relever des incohérences : « Depuis quelques mois les orientations du nouveau ministère de la recherche et de l’industrie semblent vouloir infléchir ces directives53. L’objectif du triplement du nombre de docteurs-ingénieurs dans les trois ans à venir illustre cette optique. Parallèlement l’industrie consciente des possibilités de l’automatisation exerce une forte demande d’automaticiens confirmés »54. Apparaissent ainsi, comme intervenants, les industriels qui émettent de fortes demandes pour trouver à recruter des automaticiens confirmés qui ne sont pas nécessairement des chercheurs. Le texte de ce rapport montre le poids des relations externes au LAG et indique pour les orientations de sa recherche une singularité qui provient d’un compromis entre les objectifs d’une recherche universitaire orientée vers la recherche fondamentale et la forte demande de l’industrie qui a perçu l’extrême importance de l’automatisation des procédés industriels. Elément propre au début de la période d’étude que nous avons choisie, cette industrie manque cruellement de cadres techniques formés. L’impératif qu’il y a à répondre à ce besoin n’est pas suffisamment pris en charge par les écoles d’ingénieurs qui dans le passé avaient fourni les cadres formés dont l’industrie avait besoin55. L’informatique est alors peu enseignée dans les écoles d’ingénieur. De ce fait l’industrie se tourne vers l’université. Elle veut l’inciter à former à ces techniques, par la recherche, ces étudiants du 3ème cycle des études universitaires dont le texte cité ci-dessus indique que le gouvernement veut en tripler les effectifs, des étudiants qui prendront bientôt le nom de chercheurs-doctorants, et que l’industrie veut pouvoir embaucher au sorti de leur formation à l’informatique. D’autre part les industriels veulent obtenir que les laboratoires universitaires s’impliquent dans des recherches appliquées qu’ils financeront. Le gouvernement les suit sur ce point.
Avec le LAG, le laboratoire que nous avons choisi pour mener notre étude, nous pouvons donc analyser les relations qui existent avec les entités externes que sont l’enseignement supérieur, les établissements publics de recherche comme le CNRS, les utilisateurs de cette recherche que sont les entreprises privées, les gouvernements. Nous en mènerons l’analyse en prenant en compte les contextes national et international. Durant la période chronologique de notre étude, ainsi que nous l’avons déjà signalé, les recherches menées par ce laboratoire se placent dans une époque de stabilité technologique. Aussi allons nous pouvoir analyser l’évolution des relations sociales de ces acteurs de la recherche, mieux que si c’était dans le cas de la naissance d’un domaine technique nouveau comme celui de la télématique.
Table des matières
Introduction
Partie-I : Présentation de la bibliographie et des sources
I-A – Bibliographie de la recherche publique
I-A-1/ Historiographie du domaine de l’informatique
I-A-2/ Historiographie de la recherche : science et technique
I-A-3/ Historiographie de la recherche dans l’enseignement supérieur
I-A-4/ Historiographie des établissements publics de la recherche
I-A-5/ Historiographie des chercheurs-doctorants et des financements
I-A-6/ Historiographie du genre dans la recherche
I-B/ Bibliographie de l’analyse des réseaux
I-B-1/ Bibliographie de l’analyse des réseaux sociaux en sociologie et diverses sciences sociales
I-B-2/ Historiographie de l’analyse des réseaux
I-C- Les sources
I-C-1/ Les sources classiques
I-C-2/ Les thèses comme sources
I-C-3/ Les rapports d’activités comme sources
I-C-4/ Présentation des sources retenues pour notre corpus
Partie-II : méthode de l’analyse des réseaux sociaux en histoire
II-A/ Les critères de l’analyse des réseaux sociaux en sociologie
II-B/ Pour l’histoire, analyser les réseaux sociaux en diachronie
II-C/ Ce que nous retenons pour l’analyse des réseaux sociaux en histoire
Partie-III : Les résultats d’une analyse des réseaux sociaux du LAG, Laboratoire d’automatique de Grenoble, 1979-1999
III-A/ Le laboratoire LAG, ses tutelles et son financement
III-A-1/ Le dynamique laboratoire d’automatique à Grenoble
III-A-2/ Les organismes de tutelle du laboratoire
III-A-3/ le financement du laboratoire
III-B/ L’évolution des effectifs et les réseaux internes au laboratoire
III-B-1/ Des effectifs et une mission qui évolue
III-B-2/ Des catégories sociales en évolution
III-B-3/ Les publications comme produits de la recherche
III-C/ Les réseaux du laboratoire avec l’extérieur
III-C-1/ Les réseaux de relations avec les entreprises
III-C-2/ Les réseaux de relations avec les universités
III-C-3/ Des réseaux basés sur les doctorants étrangers
Conclusion
Le contexte en quelques dates
Glossaire
Liste de la Bibliographie
Liste des documents Sources p
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