Quand la société civile s’organise : L’expérience démocratique de London Citizens
Les assemblées et leur préparation, la démocratie relationnelle
L’assemblée des délégués de South London Citizens décrite en prologue de cette section voit défiler sur scène une vingtaine de leaders. Cinq propositions en réponse à la crise économique sont présentées, chacune étant illustrée par le témoignage d’un membre de l’organisation. La démocratie interne de London Citizens est mise en parole et en acte. Aucune question n’est 202 posée et aucun vote contestataire n’est exprimé sur la raison d’être et l’origine de ces propositions. Comment expliquer un tel « consensus apparent » (Urfalino, 2007) et la présence de 400 personnes ? En revenant sur les séquences du « processus démocratique » décrit lors de l’assemblée des délégués, nous souhaitons montrer que cette dernière constitue davantage une étape dans un processus de mobilisation, en vu de l’événement du Barbican prévu en novembre, qu’un dispositif de prise de décision. 2.1. Partir de l’idée d’un membre, l’indicateur démocratique d’une campagne La genèse d’une campagne varie beaucoup mais l’origine est toujours attribuée à l’idée d’un ou plusieurs leaders. Nous avons déjà donné l’exemple des débuts de la campagne pour un revenu décent dans le chapitre précédent. Une campagne préexistait outre-Atlantique et trouvait un écho à Londres du fait de la construction d’un hôtel et des préoccupations de femmes de ménage quant aux questions d’emploi et de conditions de travail. Une autre fois, c’est une femme membre d’une paroisse qui explique à son prêtre que le ministère de l’Intérieur en charge des demandeurs d’asile ne lui avait pas rendu sa carte d’identité. Ce prêtre est alors sur le point de faire adhérer son église à London Citizens et raconte cette histoire à l’organisatrice qui tente de le recruter. Alors au courant d’autres dysfonctionnements au sein de ce service, appelé Lunar House, celle-ci explique au prêtre que c’est pour ce genre de cas que l’adhésion à London Citizens peut servir. Et c’est ainsi qu’une campagne, Citizens For Sanctuary, est née. La campagne City Safe, quant à elle, trouve son origine dans le meurtre d’un jeune garçon, victime d’une balle perdue dans la rue. Sa famille était membre d’une paroisse de London Citizens et plusieurs de ses membres se sont alors réunis pour réfléchir à ce qui pourrait empêcher ce type de drame de se reproduire. Dans le cas de la réponse à la crise économique, nous avons vu que ce sont les préoccupations d’un leader, ayant fait des recherches sur le monde de la finance, qui sont mises en récit en tant qu’origine de la campagne : En tant qu’organizer, on a plein d’idées de campagnes qui pourraient marcher et il suffit qu’il y ait une personne comme Maurice ou quelqu’un qui s’est vraiment penché sur le sujet et nous dise que ça serait bien qu’on s’attaque à ce sujet-là et donc nous on utilise ça : on a le droit d’en parler à tout le monde parce que ça vient d’un leader (Sébastien, entretien du 24.08.09) Toutes les campagnes ont ainsi une histoire, régulièrement racontée par les organisateurs. L’engagement initial d’un des leaders est alors présenté comme un des gages d’un processus démocratique de sélection des campagnes. Mais même si le thème retenu est issu des préoccupations d’un ou plusieurs membres, l’appropriation des activités de London Citizens a surtout lieu grâce à un travail patient de discussions en tête-à-tête ou en petits groupes, au 203 cours duquel les organisateurs s’attellent à montrer que les intérêts des participants se retrouvent dans telle ou telle campagne.
L’entretien en tête-à-tête comme outil démocratique
Un des outils essentiels de cette appropriation est donc le one-to-one. Lors de cet entretien en tête-à-tête, les deux interlocuteurs formulent et sont à l’écoute de leurs intérêts respectifs. Le one-to-one constitue un outil démocratique à double titre. Il permet aux organisateurs et leaders de connaître les préoccupations des membres. D’autre part, entre les participants, il les incite à articuler leurs différents « intérêts personnels ». Via l’accent mis sur la construction de relations, les organisateurs et les leaders les plus investis acquerraient ainsi une connaissance fine des problèmes auxquels font face les membres de London Citizens. Saul Alinsky, lorsqu’il observait le quartier du Back of the Yard à Chicago avant de véritablement se lancer dans le community organizing, définissait les véritables leaders communautaires comme des « individus indigènes qui, à travers leurs expériences et associations dans la communauté, ont acquis une vaste et intime connaissance des aspects subtils, informels et personnels de la vie de leur communauté »1 (Alinsky, 1941, 801). On retrouve « l’idéal de la société humaine » de George Herbert Mead. C’est « un idéal qui rapproche les personnes si intimement, qui développe le système nécessaire de communication si complètement, que tous les individus qui remplissent leurs fonctions particulières peuvent prendre l’attitude de ceux qu’ils affectent » (Mead, 1963[1934], 275– 276). Ces « fins connaisseurs la communauté » peuvent alors imaginer des campagnes qui feront consensus auprès des membres, c’est-à-dire le « bien commun » à l’organisation. C’est ce qu’expliquent ce leader et cet organisateur : Ce ne sont pas les gens qui vont arriver avec des revendications, nous y avons pensé avant parce que nous sommes en contact rapproché avec eux. C’est vraiment un processus grassroot. Nous savons quels seront les sujets des campagnes2. Je suis intéressé et je sais voir et, en quelque sorte, imaginer ce pour quoi les individus veulent faire campagne, et je sais aussi les accompagner vers cette vision3. C’est toujours grâce à ces entretiens et à des house meetings – des réunions à leur domicile ou sur leur lieu de travail avec des amis, voisins ou collègues autour des thématiques identifiées par les organisateurs – qu’ils peuvent ensuite tester ces idées avec d’autres personnes. Ainsi en septembre 2009, une « campagne d’écoute », à laquelle il est fait plusieurs fois référence dans l’assemblée des délégués, reposant sur des one-to-ones et des house meetings ciblés, est organisée. Le 22 septembre 2009, une réunion est organisée dans une école membre de South London Citizens par l’assistante sociale, à l’initiative et en présence de l’organisateur référent du quartier. Pour ce dernier, c’est l’occasion de mobiliser cette employée de l’école encore peu sensibilisée aux actions de London Citizens. Ce sont des parents d’élèves qui ont été conviés. Finalement quatre mères d’élèves arriveront en retard. En les attendant, l’organisateur fait remarquer à l’assistante sociale qu’elle devrait améliorer sa « capacité de leadership », une invitation à devenir « leader » au sein de London Citizens. Trois mères présentes ne connaissent pas du tout London Citizens. Une autre, de plus en plus impliquée dans l’association, en fait la publicité. L’organisateur leur explique le processus dans lequel s’inscrit cette réunion : une phase d’écoute avant de lancer différentes campagnes relatives à la crise économique. Trois jours plus tard, une même réunion a lieu dans un service de la mairie de Tower Hamlet, un arrondissement de l’Est londonien. C’est la branche syndicale de Unison qui l’organise. Une dizaine de personnes sont présentes. Six ne connaissent pas London Citizens. Elles sont venues car invitées par une proche collègue déjà active au sein de l’organisation. Chacun se présente et raconte les conséquences de la crise sur leurs finances personnelles ou celles de leurs proches. Ces rencontres sur le lieu de travail, chez un habitant ou dans un local sont donc avant tout des occasions de tester cette nouvelle campagne et de faire en sorte que les membres se l’approprient. Elles permettent de lancer la mobilisation sur la crise financière, tout en élargissant l’audience de London Citizens. De plus, lors de ces rencontres, des histoires pouvant illustré la campagne sont repérées. Ces allers-retours rendent possible la construction de positions communes. Nous avons vu que la réalisation régulière de one-to-ones permet de mettre en avant ses propres « intérêts » et de prendre connaissance de ceux des autres. Un organisateur explique : « dans l’équipe on nous dit toujours d’organiser autour des intérêts personnels en premier et ensuite d’amener le bien commun car les personnes comprendront que leur intérêt personnel est le bien commun »1 . La notion d’ « intérêt personnel », outre l’utilisation qui en est faite pour mobiliser les membres, renvoie ainsi également à l’idéal démocratique du BBCO. Dans la continuité des observations de Tocqueville2 , l’accent mis sur la construction de relations permettrait aux membres de London Citizens d’apprendre à concevoir leur intérêt personnel en relation avec celui des autres. Ce processus est particulièrement souligné dans la philosophie communautarienne (Kloppenberg, 2011, 178). L’expression « intérêt éclairé », employée par certains organisateurs, désigne le fait de reconnaître que son bien être personnel est lié à celui des autres1 . Cette notion renvoie pour Edward Chambers (2004, 73) à un « monde d’échanges, de compromis, d’accords »2 . On retrouve la conception de la politique qu’a London Citizens. Edward Chambers, qui se réfère à plusieurs reprises à la pensée d’Hannah Arendt (ibid., 28, 35, 56-57), résume une citation de La condition humaine (ibid., 25) : « vivre c’est être parmi les autres, c’est avoir des intérêts ». « L’homme ne vit pas en autarcie, mais dépend des autres pour son existence même »3 . Il doit donc y avoir « un souci de l’existence qui concerne tout le monde, sans lequel précisément la vie commune ne serait pas possible » (Arendt, 1995, 73). Cette vision de « l’intérêt personnel » est basée sur le développement de ce que Saul Alinsky appelle une personnalité « saine ». Pour leur propre intégrité, les individus auraient besoin d’une certaine visibilité, ou « pouvoir », dans les affaires politiques (Alinsky, 1971, 52). Le rôle du BBCO est alors de développer la compréhension collective de la nature de ces intérêts, d’enseigner comment ils peuvent être articulés. La valeur centrale de son idéologie, l’idéal démocratique, est ainsi mobilisée. La démocratie est alors définie comme l’articulation collective des intérêts individuels.
Mettre en scène le pouvoir démocratique des leaders
L’assemblée des délégués de South London Citizens du 14 octobre 2009 est avant tout un outil de mobilisation. Les présentations des cinq propositions, que les participants doivent hiérarchiser, sont illustrées par des témoignages. Le but est alors de susciter de l’empathie : « Le témoignage de Chipo n’est pas un cas particulier, nous avons tous besoin d’argent pour survivre »1 ; « Si vous avez reçu des publicités pour des prêts exagérés levez votre programme2 ! » L’auditoire est invité à se sentir concerné et à s’unir contre un ennemi commun. Chaque leader défendant une proposition incite fortement les participants à voter pour celle-là : « Cette proposition est celle pour laquelle il faut voter3 ! » ; « Si vous voulez 1 ‘‘There’s nothing unique about Chipo’s story. We all need money to survive”. Source : script de l’assemblée des délégués du 14.10.09 de South London Citizens. 2 ‘‘If you’ve had calls or texts of letters offering you loans you didn’t ask for, raise your program”. Source : script de l’assemblée des délégués du 14.10.09 de South London Citizens. 3 ‘‘This proposal is the one to vote for!” Source : script de l’assemblée des délégués du 14.10.09 de South London Citizens. 209 mettre fin à l’usure, votez pour cette proposition1 ! » Les témoignages permettent aux participants de compatir et de s’engager en faveur des propositions de campagne qui leur sont présentées. Ils suscitent une « émotion partagée » (‘‘shared emotion’’), source d’identité collective (Jasper, 1998, 415). Comme pour l’atelier du 26 septembre, le vote sur la hiérarchisation des propositions leur donne la sensation de participer à un processus démocratique. Ce vote est un rituel de validation plus que l’expression d’un pouvoir. La hiérarchisation n’aura en effet pas d’incidence sur la conduite de ces campagnes2 . Les cinq revendications seront présentées telles quelles lors de l’assemblée du Barbican. Ce rituel s’ajoute aux rituels relationnels présentés dans la section précédente. Chacun d’entre eux promeut la légitimation et l’internalisation des relations d’estimes et de confiance (Bell, 1992, 89) entre les différents membres, les leaders les plus impliqués et les organisateurs. Ici, l’acte de vote permet de sceller la légitimité démocratique de cette nouvelle campagne. Ce rituel est là pour rappeler la présence des groupes membres, laquelle est, pour les organisateurs, le gage de l’appropriation des activités de London Citizens par les membres : « la véritable démocratie réside dans notre pouvoir et dans nos pieds, si l’organisation veut aller là où les personnes ne le veulent pas, et bien ils ne viendront pas. Personne n’est obligé de venir3 . » Le fait que les leaders, seuls acteurs de ces événements, acceptent de jouer le jeu est un autre indicateur de cette appropriation. À plusieurs reprises, les orateurs interrogent le public afin de reconnaître et féliciter sa participation aux activités de London Citizens, faisant de ces assemblées de véritables moments d’autocélébration collective : « Qui était dans le hall de Lambeth pour notre première assemblée en 20034 ? » ; « Ce 4 mai, 20 000 d’entre nous se sont regroupés à Trafalgar Square pour revendiquer une voie vers la citoyenneté pour les travailleurs immigrés sans papiers. Qui était là ? Bravo5 ! » L’assemblée sert avant tout à la « production sensible d’une communauté » (Rosanvallon, 2011b, 64), telle qu’analysée dans le chapitre précédent. Elle permet de mettre en mouvement le collectif en donnant à voir la puissance qu’il représente et en forgeant une identité collective. Chaque événement de London Citizens se termine par son évaluation, très ritualisée. Les sentiments des participants sont recueillis à chaud. Les mêmes termes reviennent régulièrement et qualifient à la fois le fait que l’action se soit bien déroulée – signifiant l’appropriation de celle-ci par les participants, et le contenu émotionnel de l’événement : « soulagé », « ému », « enrichi », « fatigué », « heureux », « inspiré». Puis une note est décernée à l’action. Cet apprentissage collectif renvoie à un processus bien défini de « formation au leadership » proposé par l’organisation, objet de la sous-section suivante. Chaque campagne a une genèse propre au sein de l’institution. Les séquences que nous venons de décrire reprennent les différentes étapes de construction d’une campagne à l’œuvre dans la stratégie de communication de London Citizens : une idée issue d’un ou plusieurs leaders, une campagne d’écoute, l’élaboration de propositions suivi d’un vote lors d’assemblées. En fin de compte, pour l’organisation, la « démocratie » réside dans la participation des membres aux évènements. Le consensus se traduit par l’absence de contestation lors de la présentation des campagnes. Rappelons plus généralement que les sujets qui divisent les différents membres sont volontairement mis de côté1 . De plus, comme stipulé sur le bulletin d’adhésion : « si une institution est en désaccord avec le sens des travaux entrepris par London Citizens, elle est libre de résilier son adhésion à tout moment »2 . Plus que de « gouvernement par le peuple », on pourrait parler de « contrôle par le peuple » ou « démocontrôle ». La représentation3 fidèle de la volonté des membres de l’association est donc basée sur la possibilité des groupes de « sortir » (‘‘exit’’) (Hirschman, 1980)
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