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Un patriotisme enjoliveur pour persuader (1914-1916)
En 1914, même plusieurs mois après le début de la guerre, l’espoir d’une victoire rapide est toujours présent et, dans le Manuel, cet espoir ne s’efface qu’à partir du milieu de 1915, voire début 1916. Les informations venant du front se font rares, le ministère de la Guerre s’efforce de ne laisser passer que le strict minimum, afin, d’une part, se protéger des éventuels espions, et d’autre part de ne pas donner l’occasion à ceux restés à l’arrière de protester contre les combats. La presse, elle, se voit obligée de soumettre ses articles au Bureau de presse du ministère de la Guerre dès le 3 août 1914, afin que soient retirées toutes les informations pouvant être compromettantes. Cette censure demande notamment de ne pas exercer « une influence fâcheuse sur l’esprit de l’armée et des populations ». C’est finalement de là que naît la propagande de guerre et ce que les poilus appelleront le « bourrage de crâne ».
Le « bourrage de crâne »
L’expression « bourrage de crâne » n’est pas propre à la Première Guerre mondiale, elle existe depuis le XIXe siècle dans l’argot parisien. Pendant la guerre, elle est toutefois utilisée principalement par les soldats au front pour qualifier les informations faussement optimistes et les mensonges des journalistes58. Il ne faut pas être dupe, il y a fort à parier que même les lecteurs restés à l’arrière ne croyaient pas à tous les dires des journalistes, en particulier pour des mensonges cousus de fils blancs, tels que l’inoffensivité des balles allemandes, notamment décrite dans L’intransigeant le 17 août 191459.
Le « bourrage de crâne » est intimement lié au patriotisme et au nationalisme, il est le résultat d’un esprit cocardier venant des journalistes qui doivent remplir leur colonne avec très peu d’informations. Cependant, comme le remarquent les auteurs de l’Histoire de la presse en France, le « bourrage de crâne » est aussi le résultat d’une atmosphère patriotique générale. Les journalistes cherchant aussi à être lus, écrivent sur ce qu’ils savent vendeur.
Par ailleurs, ce bourrage de crâne et cette propagande que nous allons étudier tout au long de ce premier chapitre n’est pas propre au Manuel, la plupart des grands quotidiens l’ont également mise en place. Par exemple, le Petit Parisien, quotidien le plus vendu de France à cette époque, consacre au moins un article sur toutes ses premières pages à la propagande durant la première année de la guerre60.
Dans le cas du Manuel général de l’Instruction primaire, cependant, cela est plus surprenant, puisque comme dit dans l’introduction, d’une part ce journal est destiné au monde éducatif, un monde à l’origine majoritairement pacifiste et d’autre part, le journal présente presqu’exclusivement des articles concernant l’éducation et son actualité avant le début de la guerre. Toutefois, la guerre étant déclarée et inévitable, malgré leurs idées politiques, les instituteurs, institutrices, et acteurs de l’éducation, soutiennent la France dans l’effort de guerre. Le directeur du Manuel, Ferdinand Buisson s’étant rangé du côté des partisans de l’Union sacrée, il est finalement assez logique de retrouver les images classiques de la propagande proposées dans d’autres journaux et encouragées par le gouvernement.
Uniquement des victoires ?
Une des premières expressions du patriotisme qu’il est possible de relever dans notre source est, de façon intéressante, un manque. En effet, si la Marne est retenue comme la première grande bataille de la guerre, et une victoire triomphante pour la France, entre août et septembre, les soldats français sont mis à mal par l’armée allemande. Ce qu’aujourd’hui est appelée la Grande Retraite n’est nulle part mentionnée par le Manuel. Cette Grande Retraite, aussi appelée Retraite de la Marne est en fait le recul progressif des lignes françaises à partir du 24 août, jusqu’à la rivière de la Marne.
Nous reconnaissons qu’ici, ce n’est pas nécessairement uniquement la faute des auteurs, puisque le ministère de la Guerre lui-même a préféré cacher cette situation dans ses communiqués, décrivant volontairement la situation comme avantageuse pour les Français. Toutefois, nous aimerions supposer, quitte à appliquer un jugement a posteriori, que si les lecteurs et les auteurs connaissent l’emplacement de départ des armées françaises et connaissent les positions d’arrivée (même vaguement), lors de la bataille de la Marne, il serait possible de se rendre compte de l’avancée de l’armée allemande pendant presqu’un mois, et donc de le faire remarquer. De plus, l’avancée allemande était, au moins dans les grandes lignes, connue, puisque 50 000 parisiens ont décidé de quitter la capitale, menacée par cette avancée, dont le gouvernement qui s’est replié à Bordeaux. Or, cette avancée n’est mentionnée nulle part dans les derniers numéros de l’année 1913-1914 ou dans les premiers numéros de l’année 1914-1915. Le premier numéro que nous étudions est un numéro de vacances, qui couvre la période du 8 au 29 août en quatre pages, il est donc compréhensible que la situation ne soit pas mentionnée. Toutefois, le premier numéro de l’année 1914-1915, lui, couvre la période du 19 septembre au 17 octobre 1914 sur 56 pages, où le déplacement du gouvernement à Bordeaux et l’exode des Parisiens ne sont pas mentionnés. Nous avons conscience qu’il s’agit d’une information relativement futile, et que les auteurs ont pu décider ne pas en parler pour cette raison. Mais il est aussi possible qu’ils aient décidé de ne pas s’y attarder pour ne pas amener le lecteur à se poser des questions sur le recul des positions françaises, provoquant ces départs. Si nous nous fions à la deuxième hypothèse, le patriotisme s’exprime donc par le silence, et par l’omission au début de la guerre.
Au-delà de ce manque, qui est en toute logique, difficile à démontrer, il est aussi très intéressant de relever l’insistance qu’ont les auteurs autour de la bataille de la Marne, qui a donc mis un terme au recul des armées françaises. Dans un numéro couvrant la période du 5 au 12 septembre 1914, Ferdinand Buisson, dans un article intitulé « La Guerre » écrit que « les Allemands ont trouvé chez nous une résistance qui les a fait reculer »61. Un peu plus d’un mois plus tard, le même se félicite que « l’immense bataille de la Marne, qui dura sept jours, a sauvé Paris et la France »62. Dans le courrier des lecteurs du 8e numéro de l’année 1914-1915, il est également possible de trouver une citation d’un article de M. Séailles dans La Guerre sociale : « Au début de la guerre, la France, à peu près seule, soutenue par 60 000 ou 80 000 Anglais, a opposé une résistance invaincue à deux millions et demi d’Allemands »63. Ces trois citations permettent de se rendre compte du traitement de la bataille de la Marne dans Le Manuel et de la volonté de tourner la bataille en un exemple de grandeur de l’armée française, en somme, une occasion d’exprimer son patriotisme.
En effet, pour revenir sur la citation du 8e numéro de l’année 1914-1915, si les chiffres pour l’effectif de l’armée britannique sont approximativement exacts, et ceux de l’armée française astucieusement réduit à « la France », ceux de l’Allemagne sont semble-t-il exagérés. Durant la bataille de la Marne, selon l’ouvrage Les Armées françaises dans la Grande Guerre édité par le Service historique de l’État-Major des armées, l’effectif allemand était d’environ 900 000 soldats, soit 100 000 de moins que le camp adverse64. Tel Hérodote exagérant sur le nombre de combattants perses lors de la bataille des Thermopyles65, l’ajout de plus d’1,5 millions de soldats allemands n’est certainement pas dû au hasard. Ce n’est certes pas issu d’un texte écrit de la main d’un des rédacteurs, mais cet « opinion de lecteur » a été consciemment choisi et placé dans ce numéro afin de subtilement mettre en valeur les armées françaises et souligner leur courage et leur force. C’est ici que l’on peut repérer le patriotisme des auteurs du Manuel : chercher à montrer, coûte que coûte, la supériorité française sur l’Allemagne et montrer au lecteur que même lorsque l’armée est en grande infériorité numérique, elle sort vainqueur des batailles.
De plus, il nous semble important de souligner que si la Marne est effectivement une victoire décisive pour la France, la victoire n’est pas tant due à la force de l’armée française qu’à une erreur stratégique de la part de l’Allemagne. En effet, une partie de l’armée allemande, à partir du 3 septembre, reçoit l’ordre de bifurquer vers le sud-est au lieu de continuer son chemin vers Paris. Ayant peur d’être encerclée, l’armée stoppe son avancée, ce qui permet une contre-attaque française66. L’idée ici n’est pas de minimiser le courage des soldats qui se sont battus mais de souligner le fait que la bataille, non seulement juste après sa fin mais aussi plusieurs mois après, a été enveloppée d’un mythe patriotique. Ainsi, dans le 2e numéro de l’année 1915-1916, la revue de la presse cite Jean Richepin qui a écrit, dans Le Journal : Voici finalement ce qui reste établi au regard de l’Histoire. Une armée inférieure en nombre, mal préparée, surprise par une attaque brusquée en masses compactes, écrasée dans une première rencontre inégale et formidable, reculant depuis un mois au cours d’une retraite qui aurait pu chaque jour se changer en déroute, tout à coup fait volte-face, reprend pied, passe de la défensive déprimante à une irrésistible offensive, et bouscule en huit jours tout un plan toute une organisation de guerre et d’invasion, tout un monde de chefs, de soldats et d’engins se ruant contre nous dans un effort suprême machiné depuis quarante-quatre ans.67
De façon intéressante, ici, les premières défaites face à l’Allemagne sont reconnues pour mieux mettre en valeur le « volte-face » de l’armée française, contre une armée qui devient un « monde […] se ruant » contre la France.
Ainsi, l’expression du patriotisme passe ici par la construction de mythes autour des batailles les plus importantes. Il ne s’agit pas de mentir – bien que nous ayons démontré une exagération de la part de certains – mais de mettre en valeur ce qui peut l’être et de minimiser ce qui doit l’être. La propagande se retrouve surtout dans la volonté de ne pas inquiéter les lecteurs à propos de la situation sur le front et dans le cas du Manuel, certainement d’éviter qu’émerge à nouveau un courant pacifiste et antimilitariste qui pourrait poser de nombreux problèmes à la France. La guerre influence ici le monde éducatif par la glorification des combats, ici la bataille de la Marne, alors que comme l’explique Galit Haddad, les programmes scolaires, notamment ceux d’histoire, demandaient d’enseigner le rejet de la guerre68.
Nous parlons ici uniquement de patriotisme car il est difficile de parler de nationalisme : la focale est tournée uniquement vers la France, sans réelle volonté de hiérarchisation par rapport à d’autres pays.
L’Allemagne : l’unique responsable de la guerre
Si nous allons consacrer une partie entière à la représentation de l’Allemand dans le Manuel, la question de la responsabilité du déclenchement de la guerre ne rentre pas tout à fait dans cette thématique. Il s’agit d’une question épineuse, qui a longtemps été le sujet principal des ouvrages écrits sur la Grande Guerre dans les années qui ont suivi sa fin.
Le but n’est pas de désigner un coupable, puisqu’il est aujourd’hui reconnu que la plupart des pays impliqués dans la guerre ont une part de responsabilité dans le déclenchement du conflit, par ailleurs ce n’est pas notre rôle. Ce qui sera intéressant de souligner ici est comment les auteurs du Manuel représentent la France et l’Allemagne dans le conflit. C’est là que se repère le patriotisme, par la désignation d’un ennemi responsable, bouc-émissaire, afin de mieux mettre en valeur le rôle de « sauveur » de la France.
Cette désignation de l’Allemagne comme coupable est assez claire dans la « circulaire officielle relative à la rentrée des classes » d’Albert Sarraut, ministre de l’Instruction publique, qui explique aux enseignants et enseignantes comment présenter la guerre aux élèves : Puis à grands traits, sobrement, clairement, elle dira les causes de la guerre, l’agression sans excuse qu’il l’a déchaîné, et comment, devant l’univers civilisé, la France, éternel champion du progrès et du droit, à a dû se redresser encore avec ses alliés valeureux pour repousser l’assaut des barbares modernes.69 Toutefois, s’il était possible de penser que les rédacteurs ne font que répéter le message d’Albert Sarraut, nous souhaiterions remarquer que Ferdinand Buisson n’a pas attendu le ministre pour rejeter la faute sur l’Allemagne. Ainsi, dans le 50e numéro de l’année scolaire 1913-1914, couvrant la période du 8 au 29 août 1914, il écrit que « la plus monstrueuse des guerres éclate parce qu’ainsi le veut l’impérialisme allemand », il qualifie la guerre d’ « agression » et voit en elle la « froide résolution d’une caste militaire »70. L’année scolaire suivante, dans le 2e numéro, daté du 24 novembre 1914, le même rajoute que « le véritable point de départ de cette guerre, c’est que l’Allemagne ne pardonne pas à la France de s’être relevée de ses désastres »71. Enfin, cette idée de l’unique responsabilité de l’Allemagne peut également être retrouvée durant l’année scolaire 1915-1916, où dans le 13e numéro, Alfred Moulet, inspecteur académique à la Roche-sur-Yon, signe un article qui fait l’éloge de la France face à l’agresseur qu’est l’Allemagne : On pouvait se demander comment [la France] y ferait face, comment l’idéalisme républicain dont elle était imprégnée tiendrait tête à une agression savamment préméditée et conduite avec le plus parfait mépris de l’idéal ou plutôt des notions élémentaires du droits des gens.72
Nous avons choisi ces trois citations car elles nous paraissaient représentatives, mais il est possible de trouver d’autres articles accusant l’Allemagne d’être responsable tout au long des années scolaire 1914-1915/1915-191673.
La mention par Buisson de l’ « impérialisme allemand » est, pour commencer, un signe de sa partialité et surtout de son revanchisme latent. En effet, si le désir de revanche après la perte de l’Alsace-Lorraine en 1871 s’est quelque peu effacé au fil du temps, la Première Guerre mondiale le ranime et voir la déclaration de guerre de l’Allemagne comme une volonté de conquérir le reste de la France sous-entend que le pays ne fait que se défendre, ce qui justifie la mobilisation et la mort des soldats français. S’il est possible que Buisson ait réellement cru à la volonté de l’Allemagne de reprendre sa « conquête » là où elle l’avait laissé, le fait qu’il l’écrive dans son journal, et qu’il cherche à convaincre les lecteurs prouve son esprit patriotique, qui frise ici le nationalisme, par le rejet d’un autre pays.
Le terme d’ « agression » est intimement lié à ce dont nous venons de parler, mais il est également possible de montrer que ce sentiment d’agression était partagé par les deux camps. Jean-Jacques Becker et Gerd Krumeich, dans La Grande Guerre, une histoire franco-allemande, reviennent sur les origines du conflit, non pas seulement à partir de juillet 1914 mais depuis la fin de la guerre franco-prussienne74. Ces derniers expliquent en détail l’escalade vers la guerre, et en particulier les multiples tensions autour des empires coloniaux de chaque pays, et autour des alliances que la France et l’Allemagne ont pu conclure bien avant le début du conflit.
Plus précisément ici, nous aimerions revenir sur le sentiment que l’Allemagne a eu lorsqu’elle a vu la France s’allier à la Russie et au Royaume-Uni. Les deux auteurs expliquent que cette peur de l’isolement au milieu d’ennemis était bien réelle, en particulier juste après la première crise marocaine75. Cette peur était partagée par les politiques mais aussi par le peuple allemand, puisqu’il est possible de retrouver des caricatures représentant, par exemple, l’Allemagne (« Germania ») en forêt, entourée de la Russie, la France et l’Angleterre, représentées sous la forme de voleurs sur le point de l’attaquer76. Là il serait possible de nous rétorquer que les auteurs du Manuel ne connaissaient pas ce sentiment, mais selon nous, les rédacteurs de ce journal étaient assez informés des Affaires Etrangères, voire pour certains impliqués dans ces Affaires, pour avoir au moins écho de ce qui se disait au parlement allemand, ou dans les journaux. Or, ce sentiment d’encerclement était largement partagé dans la majorité des classes sociales allemandes, et les décisions du pays après la crise de juillet 1914 sont en partie justifiables par cette peur. Ainsi, il est raisonnable de penser que Ferdinand Buisson avait une idée de l’état d’esprit de l’Allemagne, donc parler sciemment d’ « agression » est avant tout une façon de mettre la France dans une position d’ « agressé » et donc de justifier la guerre comme de la légitime défense. C’est précisément ici que l’on repère son patriotisme, qui est diffusé aux lecteurs par la propagande anti-allemande, faisant de ces derniers les uniques responsables du conflit.
Les citations que nous avons reportées ici, et les autres qu’il est possible de retrouver dans le Manuel ont un but relativement précis. Il s’agit de légitimer un conflit qui provoque le départ de la plupart des hommes dans les foyers, quelque chose qui, malgré tout, a difficilement été accepté, ce sur quoi nous reviendrons plus tard dans ce travail de recherche.
La propagande était donc presque inévitable, mais ici ce qui rend l’analyse intéressante est qu’originellement le Manuel général de l’Instruction primaire est destiné aux acteurs du monde de l’enseignement et en particulier ceux restés à l’arrière. Par conséquent, il semblerait ici que la propagande est non seulement un ressort du patriotisme des rédacteurs, mais aussi un moyen d’encourager les instituteurs et institutrices à répéter ces idées aux élèves, et éventuellement aux parents, en particulier dans les petits villages où l’instituteur possède un rôle presqu’aussi important que le maire77.
L’héroïsation du soldat français
L’image du soldat a évidemment une place importante dans les articles du Manuel, ce sont eux, après tout, qui sont au front et qui subissent la violence du conflit. Lorsque les rédacteurs du journal écrivent sur eux, c’est principalement pour rassurer les lecteurs sur leur situation. Il s’agit de montrer que le soldat français est fort, face au soldat allemand, et que même durant les combats, il vit convenablement et est heureux de défendre sa patrie. A la lecture des articles concernant les soldats au combat, il est facile effectivement de penser que la situation au front n’est pas si mauvaise, en particulier la vie dans les tranchées. Par ailleurs, au-delà de cet aspect, la construction de l’image du soldat français révèle l’état d’esprit des auteurs du Manuel : ils cherchent par tous les moyens et à toutes les occasions possibles de sacraliser le soldat, tout en le plaçant dans une position de « fils de la patrie » à travers une rhétorique sentimentale, persuadant le lecteur que tous les soldats sont partis volontaires au combat. Jusque-là, cette propagande n’est pas si différente des autres journaux, qui avaient tous pour but de faire du soldat une figure héroïque. Toutefois, avec notre journal, ce qui est assez intéressant est que les auteurs emploient des procédés littéraires qui trahissent leur appartenance à une classe éduquée de la population et le fait que leur journal est destiné au même type de personne.
Néanmoins, malgré ces déploiements de formules et figures littéraires, l’étude des lettres des soldats présente une réalité parfois assez éloignée de celle que les auteurs présentent dans le Manuel. C’est comme cela que peut se repérer la propagande mise en place : malgré les preuves évidentes de l’inexactitude des informations, preuves par ailleurs qui peuvent être facilement trouvées, les rédacteurs préfèrent inonder le journal de témoignages optimistes, non seulement pour rassurer le lecteur, qui a peut-être reçu une lettre d’un proche dépeignant la situation au front, mais aussi pour exprimer et diffuser leur patriotisme. Malgré la difficulté des combats, les conditions de vie parfois difficiles, et l’omniprésence de la mort, le Français s’estime heureux de sa condition, car telle est sa nature : courageux et altruiste.
La sacralisation du soldat et du combat
Le premier moyen par lequel les rédacteurs de notre source expriment leur patriotisme est par la sacralisation des soldats au front, et l’insistance sur l’aspect sacrificiel des combats. Ils recourent alors à la mythification, au sens mélioratif du terme, au récit épique et même parfois à des formules répétitives qui semblent automatiques, à l’image d’une épithète homérique78.
Ainsi, la formule « morts glorieuses » et ses dérivatifs, tels que « mort glorieusement » ou « glorieusement tombé » se retrouvent à plusieurs reprises dans les numéros des années 1914-1915 et 1915-191679. Ici, les rédacteurs jouent sur l’opposition entre l’image de la mort, péjorative, et la gloire dont sont désormais couverts ceux qui ont trouvé la mort au combat. Cette simple formule, répétée à l’envi, fait du soldat non seulement un héros, mais également un exemple pour ceux restés à l’arrière et ceux sur le point de partir au combat. Nous ne remettons pas en cause le statut de héros des soldats de la Première Guerre mondiale, mais ici il est assez intéressant de remarquer que cet héroïsme devient un moyen pour des journalistes d’exprimer leur patriotisme, et la mort des soldats devient une leçon. Par exemple, dans le 10e numéro de l’année 1914-1915, André Balz, dans la rubrique « Mon Franc parler », écrit : « quelle admirable leçon se dégage de ces morts glorieuses et combien il serait désirable que dans chaque école, petite ou grande, on put faire connaître aux enfants où et comment leur maître est tombé pour la patrie ! »80.
La description des combats et de la vie dans les tranchées est également comparée à une épopée, terme qu’il est possible de retrouver à plusieurs reprises dans le 11e numéro de l’année 1914-1915, dans la revue littéraire de Léo. Le mot est d’abord placé dans la bouche d’un adjudant, qui écrit que « pour les soldats [la guerre] est une épopée magnifique et dont les risques valent moins que les joies ». Il peut aussi être retrouvé dans la revue suivante, nommée « La Vivante Epopée », où Léo y écrit que : C’est l’épopée qu’écrit chaque jour le grand quartier général en publiant l’Officiel, à côté des noms de nos héros, un bref résumé des motifs de la citation à l’ordre du jour ou des propositions pour la Légion d’honneur et la médaille militaire.81
Le terme d’épopée n’est certainement pas choisi au hasard. Encore une fois le journal s’adresse au monde éducatif, un public qui a vraisemblablement des références culturelles tirées de la culture classique et qui voient donc le sous-entendu que Léo essaie de faire à plusieurs reprises. Le soldat français est un héros qui prend part à un événement historique, à la limite du sublime, tel un héros tiré de la mythologie gréco-latine. Par ailleurs, la référence à la mythologie et à l’histoire antique peut être trouvée plus loin dans l’année, d’abord dans le numéro 40 de l’année 1914-1915, où un article est nommé « L’Oraison funèbre des Soldats morts pour la patrie »82, ce qui à notre sens fait référence à l’oraison funèbre donnée par Périclès pour rendre hommage aux soldats tombés lors de la première guerre du Péloponnèse. Ensuite, dans le numéro suivant, le 41e, dans le discours de M. Liard, vice-recteur de l’Académie de Paris, pour qui il faudra « des Iliades pour […] raconter [les combats] »83
Enfin, pour renforcer cette sacralisation du soldat et des combats, les rédacteurs mettent en place une rhétorique sacrificielle tout au long des années 1914-1915/1915-1916. Dans un article nommé « Le sacrifice ultime dans la rhétorique publique : perspective comparée entre la France et les Etats-Unis », Blandine Chélini-Pont donne les trois caractéristiques de la rhétorique sacrificielle : l’appel au rassemblent contre un ennemi commun, qui doit être vaincu ; la demande de « sacrifice de soi pour éliminer le danger »84 ; un discours de reconnaissance et de gratitude qui « sanctifie le sacrifice et rend l’offrande à jamais puissante »85. Ces trois caractéristiques peuvent être retrouvées dans le Manuel.
Pour la première, nous nous contentons de rappeler la désignation de l’Allemand comme l’unique responsable du déclenchement de la guerre, que nous avons démontré plus haut86.
Le sacrifice de soi est un thème également récurrent, par exemple dans le numéro 3 de l’année 1914-1915, où Edmond Blanguernon, écrit : « voici déjà plus de deux mois que la France […] verse le plus jeune et le plus généreux de son sang »87, ou plus loin dans l’année, dans le 8e numéro, où selon l’inspecteur d’académie de la Seine-Inférieure, « si nos soldats se battent comme des lions, s’ils meurent en héros, ils ne le font pas pour qu’on parle d’eux. Nous ne savons même pas où ils sont. Jamais vaillance ne fut plus anonyme »88. Ce thème peut également être trouvé dans l’année scolaire suivante, où dans le 11e numéro, un soldat s’adresse à sa mère : « s’il t’arrive parfois de pousser des soupirs en voyant des camarades de mon frère ou des miens, songe que tes fils ne souffrent plus et que leur mort glorieuse vaut bien la misérable existence de ceux qui restent »89. Enfin, le discours de reconnaissance, même si on pourrait s’attendre qu’il soit surtout visible à la fin de la guerre, est déjà bien présent à son début, notamment avec le vice-recteur de l’Académie de Paris qui dans le numéro 41 de l’année 1914-1915, écrit que « l’offrande qu[e] [les soldats] ont faite de leur sang à la patrie et que les survivants renouvellent chaque jour nous impose le respect, l’admiration et la reconnaissance »90, ou encore dans l’année scolaire suivante, dans le 9e numéro, où Anatole France demande « que tous ceux dont le sang coula pour la patrie soient bénis ! Ils n’ont pas fait en vain le sacrifice de leur vie »91.
Blandine Chélini-Pont explique que la mise en place de cette rhétorique sacrificielle est au cœur de l’expression du patriotisme et « est un puissant moteur dans l’histoire des communautés humaines et c’est bien dans l’allusion explicite au sacrifice que les gouvernants et les chefs de guerre obtiennent la ferveur du peuple et des soldats ». Dans notre source, il s’agit en réalité d’essayer d’évoquer un sentiment commun afin de créer une communauté acceptant les souffrances liées à la guerre.
Table des matières
Introduction
Partie 1 Au front
Chapitre 1. Un patriotisme enjoliveur pour persuader (1914-1916)
I. Le « bourrage de crâne »
A. Uniquement des victoires ?
B. L’Allemagne : l’unique responsable de la guerre
II. L’héroïsation du soldat français
A. La sacralisation du soldat et du combat
B. La rhétorique de l’affection
C. Le consentement patriotique
Chapitre 2. Le patriotisme pour maintenir l’ordre (1916-1918)
I. La victoire : si proche ?
A. Paix française contre paix allemande
B. Le retour de la terre chérie : l’Alsace-Lorraine
II. La France, toujours victorieuse ?
A. Le silence des défaites et la victoire de Verdun
B. 1917 : l’année terrible
C. Les États-Unis, sauveurs de la France
III. Un essoufflement du patriotisme ?
A. Une diminution quantitative
B. Un changement subtil de vocabulaire
Partie 2 L’ennemi allemand et ses atrocités
Chapitre 1. Le nationalisme par la propagande anti-allemande (1914-1915)
I. L’Allemand, ce barbare
A. La violence et le manque de culture
1. La violence et la brutalité
2. Le manque de culture
B. L’Allemand, barbare depuis la nuit des temps
II. Français contre Allemands
A. Le miroir de la mémoire collective des Français
B. Pédagogie allemande contre pédagogie française
Chapitre 2. Critiquer la stratégie allemande : l’antigermanisme nationaliste à son paroxysme (1915-1918)
I. L’Allemand serait-il capable de combattre ?
A. Le comportement allemand
B. Les forces allemandes au combat
II. L’Allemand ne peut gagner la guerre
A. L’Allemand est alcoolique
B. L’Allemand est copieur et menteur
C. L’Allemagne est sur le point de s’effondrer
Partie 3 A l’école
Chapitre 1. Justifier la guerre aux enfants (1914-1915)
I. L’école de la République entre en guerre
A. Un patriotisme total
B. L’explication par l’exemple
C. L’école et les victimes de la guerre
II. Le patriotisme expliqué aux enfants
A. La guerre comme histoire à raconter et à enjoliver
B. La guerre dans les exercices scolaires
Chapitre 2. Un patriotisme guerrier qui se mêle au deuil (1915-1918)
I. La « brutalisation » du patriotisme (O. Loubes)
A. Rappeler la nécessité de la guerre
B. Soldats, enfants, même combat(s)
C. La guerre dans les leçons d’histoire
II. L’intégration du deuil et des difficultés ?
A. L’exemple de la période de la Toussaint
B. Les difficultés du quotidien
Conclusion. – Vers une redéfinition du patriotisme ?
Annexes
Sources et bibliographie