Comparaison des conditions de vie de populations
côtières et de montagne
La situation avant le début de l’Antiquité tardive
Deux événements importants sont à mentionner avant la chute et la division de l’Empire romain en 395. La première est l’arrivée au pouvoir de Dioclétien (284 – 305) (Treadgold, 1997 ; Gregory, 2009). Avec lui se termine la longue période de crises et commence une phase de stabilité marquée par une nouvelle orientation politique, mais surtout militaire. L’un de ses premiers objectifs est de renforcer son pouvoir grâce à une réforme administrative très profonde. Dans le cadre de cette importante réorganisation territoriale entreprise par Dioclétien, quelle était l’organisation des territoires qui constituent l’Albanie actuelle ? À l’époque de la réforme, ces territoires étaient divisés en trois provinces administratives : la Prévalitane, avec comme centre Scodra (Shkodraaujourd’hui), la Nouvelle Épire, avec comme centre Dyrrachium (aujourd’hui – Durrёs) et le Vieille Épire, comprenant aussi une partie des territoires du sud de l’Albanie, qui a comme centre la ville de Nicopolis. Toutes ces provinces devaient être regroupées en un seul diocèse, celui de la Macédoine, qui faisait lui-même partie de la préfecture de l’Illyricum. La province de Prévalitane est située au nord de la Nouvelle Épire. La vallée du Drin Noir matérialise sa frontière orientale, qui la sépare des provinces de Dardanie et de Macédoine. À l’ouest, se trouve la province de Dalmatie et au nord celle de Moesia ; l’espace situé entre les villes de Dyrrachium et de Lissus sert de frontière avec la province de Nouvelle Épire (Fig. 1).
Apollonia, Byllis, Amantia, Scampis et Pulcheriopolis
La province de Prévalitane appartient au diocèse de Dacia, tandis que la Nouvelle-Épire et la Vieille Épire relèvent du diocèse de Macédoine (Honingman, 1939 ; Lemerle, 1954 ; Popović, 1984). Le deuxième moment important concerne l’accession au pouvoir de Constantin (305-337) et plus particulièrement la promulgation de l’édit de Milan en 313 (Norwich, 1989 ; Odahl, 2004 ; Haldon 2010). La décision la plus remarquable de cet édit est la déclaration de la liberté de croyance et la fin des persécutions contre les chrétiens en accordant une protection légale à l’Église romaine. Toutefois, malgré ce changement radical, le christianisme n’est pas la religion dominante et une grande partie de la population continue de suivre les rites païens lors de ses cérémonies (Brown, 1971 ; Norwich, 1989). Carrefour entre l’Est et l’Ouest, les territoires de l’Albanie actuelle ne restent pas en dehors des évolutions importantes qui se produisent dans l’Empire, comme la diffusion du christianisme. Les villes principales continuent à assurer les contacts avec le monde extérieur où on distingue certainement Dyrrachium étant la plus importante. Les données sur la première phase de l’expansion du christianisme dans cette ville, ainsi que dans d’autres régions, sont nombreuses. Comme partout, la diffusion de cette religion a d’abord rencontré de grandes difficultés. Cependant, à Durrёs au Ier siècle, on dénombre plus de 70 familles chrétiennes (Hoti, 1996). Au début du IVe siècle, alors que le christianisme commence à se répandre fortement dans les centres urbains, les données restent imprécises. Les plus nombreuses, qui permettent de mieux saisir la diffusion du christianisme dans sa première phase, concernent le changement des rituels funéraires ; on peut aussi s’appuyer sur des fragments de poteries importées qui, parfois, représentent des scènes bibliques, marquant ainsi la formation des premières communautés chrétiennes (Tartari, 1991 ; Hoti, 1996).
L’Antiquité tardive
Les IVe -VIe siècles
La fin du IVe siècle est marquée par un événement primordial qui joue un grand rôle dans les développements ultérieurs. En 395, après la chute de l’empereur Théodose, l’Empire romain est divisé en Empire romain d’Occident (avec Rome comme capitale) et en Empire romain d’Orient (avec Constantinople comme capitale) (Ostrogorsky, 1968 ; Treadgold, 1997 ; Mango, 2002). C’est ce dernier qui jouera le rôle historique le plus remarquable dans les dix siècles suivants. Avec cette nouvelle division, le cadre administratif des provinces représentant le territoire albanais, c’est-à-dire celles de Dardanie, Prévalitane, Nouvelle Épire et Vieille Épire, ne change pas, mais l’ensemble font partie de l’Empire byzantin (Lemerle, 1954, Popović, 1984 ; Bavant, 2012). Elles sont réunies dans la préfecture de l’Illyricum. Mais, à la fin du IVe siècle et durant les V e et VIe siècles, un nouveau phénomène voit le jour et jouera un rôle déterminant dans les changements importants qui se produisent sur le territoire de l’Empire byzantin, et tout particulièrement dans le territoire albanais : ce sont les incursions de peuples dits « barbares ». Au tout début, les provinces de l’Illyricum ne sont que partiellement touchées par ces attaques qui visent généralement les provinces de Pannonie et de Dacie, ainsi que les régions situées à l’ouest de l’Empire byzantin (Ostrogorsky, 1968). La première ville concernée par ces incursions est Dyrrachium (Kazanski, 1991 ; Curta, 2006). Profitant de la situation où se trouve l’Empire, les Goths traversent le Danube et, en 459, ils prennent la ville mais l’occupation ne dure pas longtemps. Cet événement constitue en fait le premier cas connu de pillage d’un centre civique important sur le territoire de l’Illyricum. Ils réapparaîssent encore une fois en 479 et, sous le commandement de Théodoric, ils parviennent à prendre Durrës. Ils poursuivent leur offensive dans l’intérieur du territoire albanais, envahissant la ville de Scampis, un autre centre important de l’Épire (Lemerle, 1954 ; Popović. 1984).
Le VIe siècle et l’arrivée des Slaves
Tandis que la fin du Ve siècle connaît une période de calme relatif dans les rapports avec les peuples barbares, principalement ceux d’origine germanique, le danger réapparaît dès le début du VIe , et tout au long de ce siècle. Mais, cette fois, les attaques ne sont plus faites par de peuples germaniques, mais de groupes d’origine slave venant principalement des steppes de l’Europe de l’Est (Fig. 2). Les bouleversements provoqués par ces raids sont remarquables : changements ethniques au sein de l’Empire byzantin, destruction de plusieurs villes importantes et insécurité permanente (Popović et al., 1975 ; Ferjanćić, 1984 ; Meksi, 1989) . Les Slaves, en profitant de la situation de conflit en Italie, où les Byzantins concentrent maintenant tous leurs efforts, s’introduisent dans la province de l’Illyricum et, en 548, ils pillent pour la première fois la ville de Dyrrachium (Popović et al., 1975 ; Ferjanćić, 1984). Mais l’objectif des incursions slaves à cette époque n’est pas seulement Durrёs : d’autres villes et fortifications, situées à l’intérieur du pays, sont également touchées. D’après les sources écrites, les assauts sur le territoire albanais semblent s’arrêter vers la fin des années 570 (Meksi, 1989 ; Popović, 1984). Après une petite période de paix relative, les années 586 – 592 marquent la reprise des incursions slaves au sein du territoire albanais. Cette situation est confirmée par une lettre de 591 du pape Grégoire le Grand dans laquelle il demande aux évêques des autres diocèses de bien accueillir les évêques des provinces de Prévalitane et de Nouvelle Epire en raison de la situation difficile que ces territoires traversent 25 (Popović, 1974 ; Meksi, 1989). Dans une lettre datée de 592 (Popović, 1974 ; Nallbani, 2008), on apprend que l’évêque de Lezha est obligé de quitter la ville et de partir en Italie en raison des pillages et des irruptions successives des groupes avares.témoignent les sources historiques, certaines villes ne sont pas abandonnées par la population malgré les pillages ou les raids. Dans une lettre de 597 (Popović, 1984), le pape Grégoire informe tous les métropolitains d’une loi par laquelle les militaires sont acceptés dans le clergé mais l’intérêt de cette missive tient surtout dans la liste des évêchés qui y sont mentionnés. On y voit les noms de Thessalonique, Dyrrachium, Nicopole, Corinthe, Justiniana Prima, Scodra et Larissa. En revanche, les archevêchés de Dardanie, Moesia I, Dacie, n’y figurent pas. Selon Popović (1984), cette absence témoignerait du fait que certaines régions de l’Illyricum, en particulier celles du Nord, étaient occupées par les barbares au cours de cette période. Il ajoute qu’à partir de ce moment-là, on assiste à la création des premières sklavinies1 dans les Balkans. Ce que l’on voit, c’est qu’à cette époque les territoires de l’Albanie actuelle subissent, depuis leur début, les graves conséquences des agressions slaves (Ferjanćić, 1974 ; Meksi, 1989 ; Curta, 2006). Les sources écrites semblent indiquer que les raids étaient de courte durée. La mention sur les listes ecclésiastiques de centres urbains importants dans les provinces de Nouvelle Épire (Durrës) et de Prévalitane (Dioclea et Shkodra), accrédite l’idée que ces villes n’ont été que très peu touchées ou de façon ponctuelle (Hoxha, 2003).
Le haut Moyen Âge
La fin du VIe siècle, et les dix premières années du VIIe siècle, voient un arrêt temporaire des invasions avaro-slaves contre la péninsule des Balkans et, par voie de conséquence, contre les territoires qui forment l’Albanie d’aujourd’hui. Pourtant, dans une lettre du pape Grégoire, datant de 597, il est dit que l’évêque de Lissus réside toujours à Scuillace, ce qui montre que l’insécurité règne toujours dans la région à cette époque (Nallbani, 2008). En fait, aucune source connue aujourd’hui ne parle d’abandon de la ville par sa population et son remplacement par de nouveaux arrivants. Pour le confirmer, nous pouvons nous appuyer sur les données concernant les villes voisines de Lissus, notamment Scodra au nord et Dyrrachium au sud. Celles-ci semblent n’être que très peu touchées par les incursions avaro-slaves. L’intensité de ces attaques augmente surtout à partir des années 625, et elles touchent désormais la Bulgarie, la Serbie, le sud de la Macédoine et descendent jusqu’à la mer Égée (Ostrogorsky, 1968 ; Curta, 2001 ; Curta, 2006). L’importance de ces incursions réside dans le fait que, pour la première fois, elles sont suivies par l’installation permanente de Slaves dans les Balkans. Cela entraîne un changement dans la composition ethnique des populations et aussi dans leur mode de vie.Les Sklavinies sont un terme utilisé pour décrire les premières colonies slaves qui se sont installées dans les Balkans (Vlasto, 1970 ; Popović, 1980) Une autre série d’invasions avaro-slaves s’est portée vers la Dalmatie et le nord de la Prévalitane, où la ville de Salone est ravagée, tout comme certaines villes situées au nord de la province de Prévalitane (Ferjanćić, 1984 ; Curta, 2001 ; Bavant, 2012). Les territoires de l’Albanie d’aujourd’hui sont alors presque entièrement encerclés par la présence slave. D’après Vladislav Popović (1984), le grand nombre de toponymes présents au sud du fleuve Shkumbin, dans la vallée du Drin et dans la région de Shkodra, sont des témoins de l’installation des premières populations slaves dans l’espace territorial albanais. Les seules zones qui n’ont apparemment pas été profondément touchées par ces invasions sont les villes côtières (Bavant, 2012) qui, comme en témoignent les découvertes de monnaies (Morrison, 2007), continuent à fonctionner normalement et relèvent toujours de l’administration byzantine. Les attaques avaro2 -slaves s’arrêtent de façon presque définitive après les années 640 et on observe alors une consolidation de l’installation de ces populations, notamment dans le nord de l’Illiricum, y compris une partie de la Prévalitane, là où se trouvaient les provinces de Moesia, Dardanie et Dalmatie (Popović, 1984 ; Curta, 2001 ; Bavant, 2012). Toutefois, les phases de migrations de nouveaux arrivants ne sont pas pour autant terminées. Les seules incursions sporadiques enregistrées au cours du VIIIe siècle se situent sur la côte Adriatique ; elles sont menées principalement par des populations arabes qui constituent maintenant une menace majeure pour l’Empire byzantin, puisqu’ils occupent depuis le milieu du VIIe siècle, les territoires de l’ancien royaume sassanide. Après les Avars surviennent les Bulgares, une autre population d’origine slave appelée à jouer un rôle important dans l’Empire byzantin (Fine, 1991 ; Cheynet, 2006 ; Curta, 2006) et, tout particulièrement, dans les événements des VIIIe – X e siècles en Albanie (Meksi, 1989 ; Fine, 1991 ; Cheynet, 2006). Pour ce qui concerne notre zone d’étude (l’Albanie de Nord) et pour la période après le VIIe siècle jusqu’à IXe , les sources historiques sont peu disertes, et les seules informations proviennent de fouilles archéologiques. Il semblerait qu’à Lezha (surtout dans la ville haute) et à Komani, la vie continue sans cesser et même il semble que dans les deux habitats, on trouve des traces de richesses ; les objets découverts dans les tombes, d’une qualité exceptionnelle, en attestent ; certains sont même importés de régions extérieures aux provinces de l’Albanie (Nallbani et al., 2008 ; Nallbani, 2014). En revanche pendant la période entre le VII – VIII, la ville de Shkodra est mentionnée dans un document comme étant une ville (Hoxha, 2003), mais on ne connait pas vraiment son rôle et aussi son étendue. Les Avars sont une population originaire des steppes du Caucase, ils sont apparus sur la scène européenne vers le mileu du VIe siècle, en même temps que les Slaves. A la fin du VIe siècle, ils arrivent à soumettre les Slaves et dirigent plusieurs attaques dans la partie Nord des Balkans. Mais leur force et leur pouvvoir ne dure pas longtemps et, au début de VIIe siècle, ils font partie de differentes tribus slaves qui attaqent les Balkans (Szádeczkz-Kardoss, 1999 ; Curta, 2001). Dès le début du IXe siècle, et tout au long de ce siècle, la situation semble changer, dans l’espace territorial albanais comme dans tout l’Empire byzantin. En ce qui concerne l’Albanie, la grande mutation consiste dans la création du thème de Dyrrachium (Cheynet, 2006 ; Prigent, 2008) et le thème de Dalmatie. Le thème de Dyrrachium est fondé entre les années 805 et 826 ; il comprend le territoire qui s’étend de Tivat (Montenegro), au nord, jusqu’à la baie de Vlora, au sud et, à l’est, la limite est la vallée du Drin Noir. La base de cette nouvelle organisation semble être l’espace compris entre Lezha, Vlora, Ohrid et Dibra. De cette façon, la création des thèmes qui commencent à apparaître à partir de la fin du VIIe siècle, met également fin à l’ancienne organisation administrative depuis l’époque de Dioclétien (Fine, 1991 ; Cheynet, 2006 ; Curta, 2006). Jusqu’au milieu du siècle, le royaume bulgare englobe des territoires qui s’étendent jusqu’à la province de Pannonie, y compris des villes comme Belgrade, Braničevo, et une considérable partie de la Slovénie orientale. Avec l’arrivée au pouvoir de Boris (852 – 879), le royaume bulgare s’étend et il comprend alors une grande partie aussi du territoire albanais. D’après le traité de paix de 864 avec l’Empire byzantin, la zone occupée par les bulgares s’étend de la montagne Gramoz (à l’intérieur de l’Albanie moderne) au cours moyen de la Vjosa, de Kanina au cours inférieur du fleuve Seman et autour des zones situées à proximité d’Ohrid (Meksi, 1989). L’arrivée au pouvoir de Siméon (894 – 927) marque le début d’une époque connue comme celle de la plus grande extension du royaume bulgare en Albanie où, à l’exception de Shkodra au nord et de Durrës, tout le territoire albanais est passé sous son autorité (Meksi, 1989 ; Fine, 1991; Cheynet, 2006). L’occupation des zones albanaises par les Bulgares va laisser des traces assez importantes. Dans de nombreuses régions, des dirigeants d’origine bulgare sont aux commandes et, par conséquent, la culture slave-orthodoxe se répand (Meksi, 1989 ; Fine, 1991 ; Curta, 2019). À la tête du royaume se trouve maintenant Samuel (976 – 1014) et sa première décision est de déplacer la capitale du royaume de Preslav à Ohrid. Ce changement illustre le rôle important que va jouer le territoire albanais au sein du royaume bulgare qui regroupe les régions de la province de Macédoine jusqu’à Thessalonique, l’ancien territoire entre le Danube et les montagnes des Balkans, ainsi que la Thessalie, les thèmes de Durrës et de Nicopole, Dioclée, où cette dernière se trouve au sud du thème de Dalmatie (fondée vers la fin du VIII siècle) (Fine, 1991 ; Cheynet, 2006 ; Curta, 2006). Finalement, après une période de transition entre l’Empire byzantin et la principauté de Dioclée, une grande partie du territoire albanais, surtout l’Albanie Centrale (sauf Durrёs) et l’Albanie de sud, est passée sous domination bulgare à la fin du Xe siècle (Curta, 2006 ; Cheynet, 2006). Cette domination est alors soit directe soit indirecte, des régents locaux étant chargés de gérer leur territoire, pour faciliter de cette façon le contrôle bulgare sur l’espace (Fig. 3). Au contraire, la partie du Nord Albanie, où se trouvent aussi nos sites avec leurs cimetières de 29 référence semble être passée pendant un courte période sous le règne de la principauté de Dioclée (Fine, 1991 ; Curta, 2006), avec un pouvoir installé à Shkodra. Les autres zones, en revanche, sont encore placées sous l’autorité de l’Empire byzantin, mais bénéficient d’une autonomie locale.
Résumé |