De l’usine à l’utopie : New Lanark 1785-1825. Histoire d’un village ouvrier “ modèle ”
Naissance du paysage industriel textile
Répartition géographique
Deux facteurs principaux affectent cependant la distribution géographique des filatures de type Arkwright: l’accès en eau, élément primordial, mais aussi l’existence d’un bassin de main-d’œuvre179. En matière d’accès aux ressources énergétiques, Dale va là encore jouer un rôle capital. Fort de son statut d’entrepreneur et de sa bonne connaissance des réseaux locaux, il parvient également à négocier auprès de la noblesse lanarkienne les droits d’usage de l’eau, vitaux pour l’établissement de toute filature hydraulique. Moyennant une taxe de 5 livres par an, Lady Lockhart Ross, dont les terres jouxtent le site des filatures, donne son accord pour la construction d’un canal sur une partie de son domaine180. Enfin, avec l’accord de Lady Edmonstone of Corehouse, propriétaire d’une partie du cours de la Clyde, un barrage d’une trentaine de mètres est édifié à hauteur des usines afin de réguler le débit et l’apport en eau181. En outre, les premières usines textiles s’implantent de préférence dans des milieux ruraux et/ou 176 Le Lord Justice Clerk est le vice-président de la Court of Session, plus haute instance judiciaire civile d’Écosse. 177 Contract of Feuduty between the Honourable Lord Braxfield and Mr. David Dale, 1er juin 1786, New Lanark Trust; Substance of the reports transmitted by the committees of burgesses of different boroughs, in answer to the general instructions transmitted by the committee of convention at Edinburgh; Convention of Committees of Burghesses, for a Reform of the Internal Government of the Boroughs of Scotland, Édimbourg, 1789, p. 55. 178 Gourock Ropework Company MSS, New Lanark Balance Sheets 1818-1823, Glasgow University Archives. 179 Chapman, «Workers’ Housing», op.cit., , p. 118. 180 Feu Contract, Lady Ross to David Dale, 14 février 1787, New Lanark Trust. 181 Ibid. 76 porteurs d’une forte tradition proto-industrielle, l’embauche s’effectuant le plus souvent par transfert de main-d’œuvre. Cette transition, caractéristique de la première Révolution industrielle, encourage le développement de bassins industriels ruraux, gravitant autour d’un bourg où cohabitent filatures et jenny shops. Le Lanarkshire est représentatif de cette tendance. La région constitue un hinterland pour Glasgow et Paisley, pôles commerciaux et centres importateurs de coton. Enfin, à New Lanark comme ailleurs en Grande-Bretagne, la première génération d’ouvriers du textile va être largement recrutée localement, auprès d’anciens tisserands à façon, qui possèdent a priori les qualifications nécessaires au travail en filature182. Le premier noyau d’employés de la filature, envoyés en apprentissage à Cromford, correspond à un tel profil socio-professionnel183. Du point de vue de la répartition par comtés, les filatures offrent un paysage hétérogène et dispersé, compte tenu de la prépondérance des filatures rurales184. Ainsi, le Yorkshire et le Derbyshire comptent respectivement 124 et 116 filatures de coton, situées à 90% en dehors des grands centres urbains locaux. À partir de la vallée de la Derwent, trois régions industrielles se dessinent. Par ordre croissant du nombre de filatures de coton, tous types confondus, on compte tout d’abord l’Écosse, avec une centaine de filatures. Celles-ci s’établissent en particulier dans le Lanarkshire et le Renfrewshire, autour des pôles financiers et commerciaux de Glasgow et Paisley. Les Midlands du nord (Derbyshire, Leicestershire, Nottinghamshire, Staffordshire et Warwickshire) viennent en seconde position avec 188 filatures, pour la plupart situées aux environs de Cromford. Enfin, le nord de l’Angleterre (Cheshire, Cumbria, County Durham, Yorkshire, Lancashire, Lincolnshire) concentre l’essentiel des fondations avec 507 sites, prenant la région de Manchester comme point focal. Dans toutes ces régions, on assiste au développement de véritables vallées industrielles. En 1800, le bassin de la Tame (Lancashire) ne compte pas moins de 288 sites textiles, coton et laine confondus, soit une moyenne de 4 à 6 usines par vallée185. Des paysages similaires se rencontrent autour des bourgs de Glossop (Derbyshire) et Keighley (Yorkshire), qui dénombrent chacun une cinquantaine de filatures de coton au début du XIXe siècle.
Morphologie de la filature de coton britannique: essai de typologie
Trois formes principales de filatures peuvent être définies: une minorité de filatures urbaines, associées le plus souvent à l’usage de la vapeur, et une surreprésentation de filatures rurales. Au sein de ce second groupe, une distinction formelle s’établit entre deux types de peuplement. Aux côtés des filatures rurales stricto sensu, qui viennent s’insérer dans un tissu villageois préexistant, se développe une minorité de villages ouvriers, localités autonomes nées entièrement ou presque de l’usine, telles Cromford et New Lanark. Cette distinction, qui se joue au niveau des manifestations concrètes de l’industrie textile, n’est cependant pas irréductible. Au gré des critères déterminant les modalités de l’implantation géographique de ces usines, il n’est pas rare de voir ces trois formes cohabiter au sein d’un même paysage. Un district tel que le Renfrewshire, autour de la ville de Paisley, donne la mesure de cette situation variée et des évolutions qui en sont à l’origine. En 1695, les 10 800 habitants de la région vivent à 80% dans des localités de moins de 50 âmes, et pratiquent en majorité une activité agricole. En 1831, la population est passée à 98 100 habitants, et 86% d’entre eux résident désormais dans un réseau de fondations de plus de 50 habitants. Ces personnes sont pour la plupart employées dans l’industrie du coton. Les formes de peuplement industriel sont multiples. En ville, certains quartiers et faubourgs opèrent une transition progressive vers une spécialisation ouvrière. En milieu rural, certains villages établis de longue date, tels que Lochwinnoch, Neilston et Eaglesham, connaissent une phase d’expansion avec l’arrivée de l’industrie textile. A contrario, d’autres localités, comme Johnstone et Thornliebank et New Lanark, sont bâties dans le but d’accueillir un ensemble d’activités industrielles186.
Filatures urbaines
En raison des densités d’occupation au sol, les premières filatures urbaines, apparues dès les années 1770 dans le sillage de Cromford, sont souvent de taille modeste et sont établies dans des espaces proto-industriels ou artisanaux reconvertis187. Ainsi, 186 Dennis R. Mills, Lord and Peasant in Nineteenth-Century Britain. Londres, Croom Helm, 80, p. 209. 187 Chapman, «Fixed Capital Formation», op.cit., p. 237. 78 East Mill est fondée à Dundee en 1798 sur le site d’une ancienne tannerie188. Avec le développement du système de Watt, plus élaboré et volumineux que la machine de Newcomen, les usines textiles de grande taille tendent à se multiplier, donnant naissance à divers faubourgs ouvriers, tels qu’Ancoats Lane à Manchester ou encore Woodside et Anderston à Glasgow. Ce passage de l’industrie du centre vers la périphérie des agglomérations se traduit par deux formes de modifications de l’espace urbain, non exclusives l’une de l’autre. Dans un premier cas de figure, la ville en expansion vient englober un ensemble de villages et de bourgs environnants. C’est par exemple le cas de Pollokshaws, localité rurale progressivement absorbée par le tissu urbain de Glasgow et Paisley à partir des années 1770189. À l’inverse, des localités à l’origine plus modestes peuvent elles-mêmes connaître un fort développement industriel, et accéder progressivement au statut de ville0. En Angleterre, ces deux cas de figure sont particulièrement fréquents dans le Lancashire et l’ouest du Yorkshire. On assiste dès lors à l’apparition de formes de peuplement ouvrier spécifiques, celui des habitations dites en back-to-back. Au centre-ville, la construction de ces logements s’effectue le plus souvent par mitage des quartiers artisanaux et protoindustriels existants. Après division de la propriété foncière, divers ajouts locatifs et appentis sont ainsi accolés à d’anciennes arrière-cours et jardins privatifs, donnant naissance à un habitat ouvrier discret, invisible depuis la rue. Ce principe, connu à Glasgow sous le nom de closes, se retrouve dans l’ensemble des villes industrielles britanniques de l’époque. Dans les faubourgs ouvriers, le principe du back-to-back est conservé, mais davantage sous forme de rues, où de petites maisons d’un ou deux étages s’égrènent en rangées uniformes. Le premier exemple de ce type de quartier ouvrier, édifié à Leeds en 1787, est ensuite imité dans l’ensemble de l’Angleterre, l’Écosse favorisant un habitat collectif vertical (tenements), y compris, quoique rarement, dans certains villages ouvriers, dont New Lanark1. Dans ses diverses manifestations, cet habitat n’est que rarement le fruit d’une action patronale, et se développe avant tout via les circuits de la spéculation immobilière, dans un marché où l’offre est à la hauteur d’une demande abondante. D’après notre 188 W.H.K. Turner, « The Localisation of Early Spinning Mills in the Historic Linen Region of Scotland », Scottish Geographical Magazine, n°98, vol. 2, 82, p. 77-86, référence p. 85. 189 Mills, op.cit., p. 208. 0 Mills, ibid., p. 205. 1 Crouzet, « Naissance », p. 432. Pour une discussion de l’architecture et de la morphologie de New Lanark, voir infra, p. 214-215. 79 estimation, une centaine de filatures, tous types confondus, ont fourni des logements à leurs employés entre 1771 et 1825, soit environ 10 % de l’ensemble des fondations pour cette période. Ces chiffres sont en-deçà de données plus tardives, réunies lors des enquêtes diligentées par le gouvernement britannique à partir de 1833 dans le sillage des Factory Acts, et qui constituent la première base de données historique sur le logement ouvrier en Grande-Bretagne. En dépit de retours incomplets et parfois vagues, on dispose de 271 cas cohérents, représentant environ un cinquième des usines textiles de l’époque. Sur ces 271 filatures, 132 ont déclaré fournir un logement à leur main-d’œuvre, soit près de 50% du total2. Compte tenu du manque de sources à disposition, nos données pour la période 1771-1825 sont très certainement en dessous de la réalité. Elles mettent cependant en lumière une tendance présente au moins jusqu’aux dernières décennies du XIXe siècle, à savoir la faible implication du patronat industriel urbain dans l’octroi de logements à sa main-d’œuvre. En 1833, sur les 102 filatures du nord de l’Angleterre ne logeant pas leurs ouvriers, seules trois entreprises rurales étaient concernées. La proportion était similaire dans le cas de l’Écosse3. Concernant la période de notre étude, seules neuf filatures sur la centaine répertoriées étaient situées en milieu urbain: Butcher Lane Mill (Bury, Lancashire, 1824), Wildboard Clough Mill (1793) et Lower Beech Mill (1790), toutes deux fondées à Macclesfield (Cheshire), Holt Town Mill (1795) et Garratt Mill (1789) à Manchester, ainsi que deux sites dont le nom ne nous est pas parvenu, l’un à Nottingham (1797) et le second établi à Preston en 1798 par la firme Horrocks & Co4. Dans les deux derniers cas, moins d’une dizaine de logements étaient concernés, vraisemblablement bâtis à l’attention du personnel administratif et/ou des contremaîtres de l’entreprise. Les cinq autres sites étaient exclusivement des fondations de type faubourg, au sein de quartiers alors liminaires, où le parc locatif était moins fourni qu’en centre-ville. La construction de logements attenants à l’usine, parfois bâtis dans sa cour Voir également Lancelot D.W. Smith, Textile Factory Settlements in the Early Industrial Revolution, with Particular Reference to Housing Owned by Cotton Spinners in the Water Power Phase of Industrial Production, D.Phil in Architecture, University of Aston in Birmingham, 76. 80 même comme à Butcher Lane Mill, était donc indispensable dès lors qu’il s’agissait de recruter et de fixer la main-d’œuvre sur le site de production.
Filatures rurales
Les besoins en logements nouveaux se faisaient plus pressants encore en milieu rural, où les structures d’accueil d’une potentielle main-d’œuvre ouvrière étaient généralement plus rares. Pour autant, dans la majorité des filatures de coton établies en dehors des centres urbains, l’implication patronale en dehors de l’espace du travail était elle aussi relativement faible. En effet, l’immense majorité des usines textiles rurales venaient se greffer sur des noyaux villageois et des réseaux d’infrastructures de proximité préexistants, qui ne nécessitaient guère d’intervention de l’industriel en la matière. Tout au plus assiste-t-on, dans certains cas, à l’apparition, non loin de la filature, de quelques cottages destinés à loger les ouvriers, ainsi que d’une demeure patronale. Pour la plupart des cas connus, cependant, les ouvriers trouvent à se loger dans des bâtiments préexistants. Ainsi, dans la filature galloise d’Holywell (Flintshire), fondée en 1789 par Peter Atherton, la main-d’œuvre vit dans 24 anciens cottages de mineurs, vraisemblablement réaménagés par les travailleurs eux-mêmes5. À Rocester (Staffordshire), où Arkwright établit l’une de ses usines en 1781, 46 logements sont loués par l’entreprise aux ouvriers et à leurs familles. Cet ensemble de cottages, situés pour la plupart au sein du village, est antérieur à la création de la filature. Si le patronat en est propriétaire, il n’en a cependant pas ordonné l’édification6. Environ 500 sites, soit l’immense majorité de cette première génération de filatures de coton britanniques, ressortent de ce second type de paysage industriel, où l’usine textile vient s’adapter à des structures plus anciennes sans les bouleverser totalement. L’adoption du modèle de Cromford y est donc partielle et comprend avant tout ses aspects technologiques et organisationnels, sans concerner les formes de peuplement ouvrier. Pour preuve de ce transfert incomplet, une centaine au moins de ces filatures rurales s’établissent par reconversion de bâtiments préexistants. Les anciens moulins à aube sont particulièrement prisés pour l’utilisation du water-frame, mais les 5 Sun Insurance, Atherton, Hodgson & Co, 1795, CS/644220; Baines, II, 226; William Foulkes, « The Cotton Spinning Factorie of Flintshire 1777-1866 », Flintshire History Society Publications, XXI, 64, cité dans Smith, Textile Factory Settlements, op.cit., p. 85. 6 Rocester Deeds, 1843, Staffordshire County Record Office, D 624, Tithe Survey of Rocester, 32/180; Smith, Textile Factory Settlements, op.cit., p. 176. 81 forges et les anciens ateliers textiles sont également concernés. De nombreuses sources d’époque témoignent de ce phénomène7, qui touche l’ensemble des régions textiles britanniques. En Écosse, ce processus concerne surtout d’anciens ateliers de préparation et de filage du lin (appelées « lint mills » en scots). Ainsi, entre 1778 et 1780, près de la moitié des quinze sites de ce type de la région de Paisley deviennent des filatures de coton8. Cette première génération de filatures n’est d’ailleurs pas désignée du nom de « factory », terme qui s’applique davantage aux complexes textiles urbains dont l’essor coïncide avec la seconde moitié du XIXe siècle, mais de celui de « mill » , le moulin9. La toponymie est également éclairante: le nom de Water Mill indique ainsi un ancien moulin, tandis que celui de Walk Mill ou Waulk Mill fait référence à d’anciens ateliers de foulage, activité répandue dans les régions à forte tradition de production lainière, comme le Yorkshire ou l’Écosse. Une telle politique de reconversion permet au patronat issu de la proto-industrie de diversifier ses activités en limitant le risque de surcoût. De fait, compte tenu de la nature des licences octroyées par Arkwright et des limites posées à l’expansion physique des entreprises par la dépendance aux ressources en eau, l’essentiel de ces filatures rurales produit à une échelle modeste, pour une centaine d’employés en moyenne (voir tableau comparatif des effectifs ouvriers en annexe)200. En règle générale, les usines textiles rurales comptent une dizaine de waterframes, répartis sur trois à quatre étages, dans des salles de filature de neuf mètres par trente en moyenne201. Preuve supplémentaire de cette adaptation très souple au modèle de Cromford, ces usines rurales témoignent fréquemment d’une nature hybride, mi- atelier textile mi- fabrique. Pour au moins une centaine de sites fondés entre 1780 et 1795, un examen archéologique des ruines et anciens bâtiments industriels montre que seule la préparation du coton était mécanisée.
Résumé |