Virtuosité des pianistes de jazz américains, de Jelly Roll Morton à Brad Mehldau

Virtuosité des pianistes de jazz américains, de Jelly Roll Morton à Brad Mehldau

Le stride

Entre le geste pianistique d’un Jelly Roll Morton à la Nouvelle Orléans au tout début du XXe siècle et celui des pianistes de stride de New York une vingtaine d’années plus tard, il n’est, à première vue, pas de différences flagrantes. Cependant une oreille exercée peut en percevoir quelques unes. L’idiome pianistique du ragtime et l’improvisation leur sont communs, mais le tempo et surtout l’esprit sont différents. Ainsi Reich et Gaines évoquent-ils ces pianistes : « À Harlem, où le génial pianiste de stride James P. Johnson prouvait que la main gauche pouvait bondir au dessus des touches à une allure folle, où les mains de “Fats” Waller faisait des sauts sur l’ivoire dans des morceaux comme Handful of Keys et Smashing Thirds, le doux et fluide lyrisme de Morton paraissait presque archaïque78 . » Les pianistes de Harlem, de Eubie Blake à Willie « The Lion » Smith, jouent tout simplement, plus vite, plus fort et d’une manière plus brillante que personne ne l’avait fait avant eux. L’objectif de Morton était de faire sonner le piano comme un orchestre de jazz de la Nouvelle Orléans, mais pour ses rivaux de Harlem, il faut aller au-delà en atteignant un but beaucoup plus palpitant : une virtuosité digitale et pyrotechnique79 se nourrissant d’elle-même. Bien sûr, on prend encore beaucoup de 78 [Traduction] Up in Harlem, where stride piano genius James p. Johnson was proving that a left hand could bounce along the keys at breakneck speed and Fats Waller was making the ivories jump in tunes such as “Handful of Keys” and “Smashing Thirds,” Morton’s gently fluid lyricism sounded almost archaic. REICH (Howard) & GAINES (William), Jelly’s Blues, The life, music, and redemption of Jelly Roll Morton, Da Capo Press USA, 2003, p. 135 et 136. 79 Mot signifiant à la fois « brillant », « éclatant », « éblouissant » [c’est l’image du feu d’artifice] dans ce contexte. I. Chapitre 2- Le geste virtuose asservi à la danse 79 plaisir à écouter Morton, au piano, recréer l’enchevêtrement des voix d’un orchestre de la Nouvelle Orléans. Mais à New York, le bruit, la fureur, la précision d’une technique phénoménale sont considérés comme des vertus musicales plus hautes. Reich & Gaines ont donc opposé le lyrisme de Morton – dans un type de musique pourtant attaché à la danse – à la froide et implacable virtuosité digitale et pyrotechnique des pianistes de stride. Moins d’une centaine d’années plus tôt, une controverse similaire alimente les discussions dans les milieux musicaux parisiens où il est d’usage d’opposer la poésie d’un Chopin à la bravoure d’un Liszt. La mode de la virtuosité pianistique fait rage et certains, comme l’amateur éclairé de musique qu’est Henri Heine, s’expriment ainsi : « […] les tournées triomphantes des virtuoses du clavecin [sic], sont caractéristiques pour notre époque, et marquent spécialement la victoire des arts mécaniques sur l’esprit. La perfection technique, la précision d’un automate, l’identification du musicien avec le bois tendu de cordes, la transformation de l’homme en instrument sonore, voilà ce qui est aujourd’hui prôné et exalté comme le comble de l’art80 ». Que de similitudes entre ce qui est écrit dans le livre de Reich & Gaines et cette affirmation de Heine. Pourtant, la virtuosité tant décriée par Heine le poète du XIXe siècle ne semble pas effrayer ni lasser les nombreux admirateurs des pianistes de stride, à New York au début du XXe siècle. Bien au contraire ! Peut-être est-il donc possible de déceler autre chose que de la virtuosité gratuite dans le stride ? 

Définition et contexte

Le piano stride est un geste pianistique constitutif du premier jazz, pratiqué à New York et dans ses environs, essentiellement entre les années vingt et trente, par des pianistes avant tout solistes. Il est significatif que cette tradition ne se soit pas développée dans le Sud des Etats-Unis. Comme toujours, les lieux dans lesquels naît et se développe ce style pianistique, sont ceux dans lesquels on se rend pour s’amuser, se distraire, danser ou rencontrer des amis. Le stride se caractérise par un jeu de main gauche qui fait alterner une basse fréquemment en intervalles de dixième sur les temps forts, avec un accord de trois à quatre sons plaqué sur les temps faibles, ce que confirme le critique musical Whitney Balliett du New Yorker : « Le piano stride est caractérisé par un balancement de la main gauche [un allerretour entre un puissant accord au centre du clavier et une seule note en dessous,  jouée en octave ou en dixième] et des arabesques ou des arpèges à la main droite, sur un rythme régulier . » Les différents procédés de basses stride sont déjà utilisés dans le ragtime. D’ailleurs dès l’origine, ces pianistes pratiquent le ragtime pour progressivement aller vers le stride, puis ce qui va devenir le piano jazz. Des musicologues d’aujourd’hui ont étudié de manière approfondie les origines du ragtime. En temps que style, la grande époque du ragtime ne s’étend pas au-delà des années vingt. Le ragtime authentique est essentiellement une musique pour piano, et comme Guy Waterman l’a écrit, « c’est une musique composée qui est non improvisée et non arrangée82 . » Ce dernier point met en évidence la différence entre le ragtime classique de Scott Joplin, originaire du Missouri et compositeur de Maple Leaf Rag et le ragtime pour piano joué sur la côte est. Le style le plus tardif est le piano-jazz, davantage centré sur l’improvisation individuelle. Le stride est la physionomie première du piano-jazz (Jelly Roll Morton mis à part) qui se définit par son caractère improvisé. Cette improvisation est essentiellement confiée à la main droite, la main gauche se cantonnant à reproduire ce qu’elle faisait précédemment dans le ragtime. Dans le style des premiers pianistes stride, la main droite, d’une façon générale, ne se contente pas de dessiner de simples lignes mélodiques, mais improvise des figures pianistiques correspondant aux accords de la main gauche. Il n’est pas question alors, que cette main droite élabore, comme elle le fait plus tard, de longs traits de notes séparées à la manière d’un instrument à vent. Cette main droite doit jouer des accords, des arpèges et des figures répétitives combinant accords et notes séparées. Les pianistes de stride font usage de trilles, de mordants et d’autres embellissements caractéristiques du piano, du clavier, et non d’un instrument à vent. La plupart de ces pianistes viennent du Nord du pays, même s’ils ont des contacts avec la tradition populaire noire par l’Église et grâce aux travailleurs qui ont émigré du Sud vers les villes du Nord. Ils connaissent mal la musique des campagnes du Sud qui a donné naissance au blues. Ils ont étudié l’instrument et pratiquent le piano d’après les critères et la tradition de la musique dite 81 [Traduction] Stride piano is characterized chiefly by an oompah left hand (a two-bet seesaw, whose ends are a powerful mid-keyboard chord and a weaker single note played an octave or a tenth below) and by an arabesque of right-hand chords and arpeggios, fashioned in counter rhythms. THE LION SMITH (Willie) with HOEFER (George), Music on My Mind, The memoirs of an American pianist, by MacGibbon & Kee Ltd, Printed in Great Britain, Ebenezer Baylis & Son Ltd, The Trinity Press, Worcester, and London, First published 1965, p. 85. 82 [Traduction] Guy Waterman [nous n’avons pas réussi à trouver les dates de naissance et décès de ce musicologue américain] has written, it was “a composed, not an improvised or arranged music.”  « classique ». Par conséquent, comme l’a affirmé James P. Johnson, les pianistes de ragtime de la région de New York sont contraints de se plier aux règles de la musique « classique ». C’est pourquoi ils jouent dans un style plus plein, plus riche, plus orchestral, que dans les autres régions des Etats-Unis. La musique que ces pianistes jouent quand ils sont jeunes est un mélange de chansons populaires plus ou moins sentimentales, de ragtimes, de valses, de scottish, de one-step et de two-step, que les danseurs leur réclament en 1910 et plus tard. C’est d’ailleurs à la demande des danseurs que les pianistes sont encouragés à improviser, comme nous l’apprend Willie the « Lion » Smith dans son autobiographie rédigée avec George Hoefer : « L’élément rythmique africain subissait ensuite des influences européennes, notamment celles des musiques traditionnelles de danse comme les quadrilles, schottisches [sic] et autres pas de danse. Là encore, W. the “Lion” Smith nous a parlé de l’importance des danseurs de “Gullah” dans certains quartiers de New York appelés “Jungle”. Ces danseurs mettaient littéralement au défi les pianistes d’improviser une musique capable de fusionner avec leurs propres variations de pas, improvisées83 . » Tout comme les pianistes que l’on appelle des « professeurs » à la NouvelleOrléans, ils se considèrent comme des entertainers – des artistes destinés à charmer, à émouvoir, à amuser, à distraire le public – et des compositeurs. Ces pianistes possèdent une bonne technique, une vaste et profonde expérience musicale, des possibilités musicales étendues. Il est important de comprendre que lorsqu’ils se trouvent en contact avec la musique de jazz, ils sont, déjà, en possession de styles bien définis et achevés. Ils accordent énormément d’attention à l’image qu’ils donnent et se veulent les représentants d’une élite dont la tenue vestimentaire est primordiale. James Lincoln Collier rapporte le témoignage de l’un de ces pianistes : « Il me paraît important de souligner que la façon de se présenter jouait un rôle important dans la carrière de ces pianistes. Dans leur façon de s’habiller, leurs manières et leurs attitudes, ils pensaient qu’il était absolument nécessaire de se comporter comme les dauphins ou les princes de la couronne, qu’ils estimaient représenter, puisque aussi bien ils étaient, en fait, les meilleurs pianistes ! » Un peu plus loin, Collier, qui interviewe un pianiste nommé Davin, prend soin de rapporter : « Quand un pianiste vraiment chic entrait dans un endroit, disons… en hiver… il 83 [Traduction] The pulsing African rhythmic factor was coupled with European influences. The latter were drawn from folk music, quadrilles, schottisches, and other dance steps. Here again the Lion has told us of the impressions made by the Gullah dancers in The Jungles. These dancers literally challenge the New York pianists to improvise music to accompany their own improvised dance variations.  gardait son manteau et son chapeau. Nous portions des manteaux de style militaire ou ce qu’on appelait un peddock coat, un peu comme ceux des cochers, long, de couleur bleue, croisé et serré à la taille. Nous avions aussi un chapeau Fulton ou Homburg de couleur gris perle, avec trois boutons ou des œillets sur le côté, porté avec désinvolture sur le côté de la tête. Une écharpe de soie blanche nous entourait le cou et un mouchoir de soie blanche dépassait de la poche de poitrine du manteau. Les uns portaient une canne à pommeau d’or, d’autres s’ils portaient une redingote à boutons d’argent, avaient une canne à pommeau d’argent85 . » Peu après, Collier écrit, toujours d’après le témoignage de Davin : « Il y avait un gars, Fred Tunstall… C’était un vrai dandy. Je me souviens de son manteau de style Norfolk avec quatrevingt-deux plis dans le dos. Quand il s’asseyait au piano il se courbait en avant, son dos faisait une petite bosse et les plis de son manteau s’ouvraient avec grâce. Les pianistes commençaient par s’asseoir devant le clavier, attendaient que le public fasse silence et plaquaient un accord, le faisant résonner longuement avec la pédale. Alors ils parcouraient le clavier du haut en bas faisant des traits – gamme ou arpèges – ou s’ils étaient vraiment bons pianistes, jouaient toute une série de modulations, comme si ça leur venait tout naturellement sous les doigts, l’air de rien” 86… » C’est à New York au début des années vingt que ces pianistes trouvent des terrains de jeux à leur mesure au travers des cutting sessions (duels pianistiques dont le principe est simple : un seul piano et plusieurs pianistes, le meilleur l’emporte !) et des rent parties. Les rent parties sont liées à un phénomène social et urbain. Dans le Harlem de ces années, de nombreuses familles ont des difficultés financières et organisent dans leur appartement des rent parties au cours desquelles, pour un prix modique, des personnes invitées peuvent déguster des ailes de poulet frit, des pieds de porc et danser ou discuter sur fond de piano stride. Parfois, plusieurs pianistes peuvent être conviés à jouer, il s’ensuit alors des joutes pianistiques. Malgré les différences indéniables – pays, couleur de peau, milieu social, genre musical – entre les salons parisiens romantiques et ces rent parties, on peut cependant discerner quelques points communs. D’abord, les échanges musicaux se font dans un cadre privé et urbain, les invités peuvent danser ou écouter de la musique, ils peuvent boire et prendre une collation ; ensuite ces rencontres conduisent à une forme d’émulation, les pianistes qui y participent deviennent des concurrents. Ces pianistes de New York, même s’ils ne sont pas, pour la plupart, des pianistes de la tradition savante, se distinguent des autres pianistes du pays. Selon Collier donc, on rencontre les pianistes de stride qui utilisent les principes 85 Ibid., p. 223. 86 Ibid., p. 223. I. Chapitre 2- Le geste virtuose asservi à la danse 83 harmoniques « classiques » ainsi que les formes de musique instrumentale et vocale ou de musique de danse : ils les ont recueillies en écoutant les pièces de ragtime de Joplin et de ses pairs – en plus de certains, comme Johnson, Willie « The Lion » Smith ou « Fats » Waller, qui écoutent et pratiquent la musique savante européenne. Et, d’un autre côté, les pianistes qui pratiquent surtout le blues, qui n’accordent qu’un intérêt assez rudimentaire à l’harmonie et à la forme, et qui utilisent le piano à la manière d’un instrument à percussion. Puis il ajoute : « On peut supposer que les pianistes stride comme Willie Smith et Johnson avaient entendu la musique classique bien avant d’entendre une seule note de musique de jazz ou même de musique de blues. Certains d’entre eux, nous l’avons vu, avaient même l’ambition de composer ou de jouer en suivant la tradition de la musique classique occidentale. Ils vinrent, certes, à la musique de jazz, mais après que cette musique eut pris forme87 . » Willie Smith lui-même confirme : « Les pianistes de New York essayaient d’obtenir des effets orchestraux de leur instrument. Ils avaient assimilé les harmonies, les accords et la technique des concertistes européens88.» Dans le contexte musical du New York de W. Smith, les pianistes de stride sont, contrairement aux pianistes de ragtime et de jazz du reste du pays, baignés dans une ambiance musicale sophistiquée proche des rythmes de Broadway. 

Trois grands noms du stride en quête de reconnaissance

James P. Johnson

James P. Johnson naît en 1894 à New Brunswick dans le New Jersey et meurt en 1955 à New York. Il est l’élève d’Eubie Blake et on lui attribue la paternité du style stride. Si Jelly Roll Morton est son aîné de dix ans, les deux pianistes n’ont guère de relations personnelles ou musicales. Cependant il se trouve que c’est Morton qui fait découvrir le blues à Johnson lors de son passage à New York : « En 1911, quand j’allais encore à l’école en culottes courtes, on m’emmena en ville au Baron Wilkins’ à Harlem92 . » se souvient James P. Johnson, qui deviendra plus tard la figure tutélaire des pianistes de stride de Harlem, et qui officie au Café Wilkins à l’angle de la cent trente quatrième rue et de la septième avenue. Plus loin, il explique de quelle manière il a fait la connaissance de Morton : « Un autre garçon et moi avions laissé nos culottes courtes afin de paraître plus âgés pour pouvoir nous faufiler parmi les clients. Et qui jouait du piano ? Jelly Roll Morton. Il venait d’arriver de l’ouest et il était brûlant. La salle était en feu ! Nous l’entendîmes jouer son Jelly Roll Blues. Á cette époque, le blues n’était pas encore populaire – il n’était ni chanté ni joué par les artistes de New York93 . » 92 [Traduction] “In 1911, when I was still going to the school in short pants, I was taken uptown to Baron Wilkins’ place in Harlem,” REICH (Howard) & GAINES (William), Jelly’s Blues, The life, music, and redemption of Jelly Roll Morton, Da Capo Press USA, 2003, p. 41. 93 [Traduction] “Another boy and I let our short pants down to look grown up and sneaked in. Who was playing the piano but Jelly Roll Morton. He had just arrived from the West and he was red I. Chapitre 2- Le geste virtuose asservi à la danse 86 James P. Johnson nous apprend qu’il n’est pas coutumier du blues, et il nous confirme que les sources musicales des pianistes de New York qui connaissent à peine le blues, eux aussi, sont autres. Quant à James P. Johnson, comme pour beaucoup d’autres pianistes de sa génération, nous en savons peu sur son apprentissage musical. 

l’Apprentissage

Comme d’autres pianistes de stride, Jonhson prend des cours de piano mais ne suit pas un cursus de conservatoire. Il doit poursuivre en autodidacte ce qu’il a appris en cours particuliers avec un certain Monsieur Gianni avant 1910, puis, plus âgé, il se tourne résolument vers des professeurs de piano confirmés comme nous l’indique Joel Vance : « Comme Willie “Lion” Smith, et plus tard Waller, les pianistes de stride travaillèrent avec des professeurs établis, s’ils pouvaient se le permettre et s’ils en avaient le temps évidemment94 . » Pour Gunther Schuller95, l’une des clefs de la technique remarquable et limpide de Johnson, réside dans la formation musicale précoce qu’il reçoit de sa mère et d’un professeur de musique italien (certainement Monsieur Gianni, déjà cité) qui, tous deux, lui dispensent de solides bases techniques de piano « classique ». Plus tard, lorsqu’il n’est encore qu’un adolescent ambitieux, James P. complète sa formation en écoutant et en imitant les principaux virtuoses du grand répertoire pianistique de son époque, comme Pachmann96, Rachmaninoff, et Hofmann97. Dans les même temps, il intègre les styles stomp et rag de trois instrumentistes légèrement plus âgés, Luckey Roberts, Eubie Blake et un pianiste connu sous le nom d’Abba Labba98 . Johnson est fasciné par la virtuosité des grands concertistes classiques qui lui sont directement contemporains. Lui et d’autres, veulent sans cesse progresser et s’efforcent de trouver, auprès de professeurs confirmés, les outils techniques hot. The place was on fire! We heard him play his “Jelly Roll Blues.” Blues had not come into popularity at that time – they weren’t known or sung by New York entertainers.”  capables d’accroître leur virtuosité. Ce que confirme Willie Smith dans son autobiographie : « Ernest Green, un organiste d’Albany à New York toujours en vie, avait intéressé Johnson à la musique classique et lui avait appris à la lire et à l’écrire99 . » Cet intérêt pour le travail d’une technique approfondie, tellement éloigné de l’inné et de l’idée que l’on peut se faire du jazz de l’époque, vient certainement de cette compétence qu’ont les pianistes noirs de New York à déchiffrer rapidement les partitions. Ce sont des ticklers, capables de jouer aussi bien des danses et des chansons populaires que de la musique légère ou des airs d’opéra, à la demande du public. Pour Joel Vance, la distinction Victorienne inhérente à ces airs ne rend pas seulement les pianistes noirs habiles lecteurs, elle les introduit également, par l’écoute et l’analyse, dans un domaine auquel ils n’ont pas toujours pu avoir accès : celui de la composition. Ce fut particulièrement le cas pour James P. Johnson qui trouve là le moyen de faire éclore son talent. Il décide, un peu avant 1920, de devenir compositeur de musique sérieuse. À cette période, sa technique et ses idées sont arrivées à leur pleine maturité et il joue avec une indubitable majesté. En 1925 il se lance le défi de composer de la musique pour le théâtre, puis en 1930 il se consacre à l’écriture symphonique. Toute sa vie, Johnson aspire à s’approcher du modèle de musique sérieuse qu’il admire profondément au point qu’il consacre très vite son temps à la composition. Cette passion pour la composition musicale dans le genre sérieux est confirmée par Willie Smith qui éprouve une réelle admiration pour son ami (nous citons Smith dans son intégralité en annexe100). Smith estime que Johnson n’a qu’une raison de vivre : la composition et le piano. À l’inverse de « Fats » Waller, il est introverti et timide, il joue le dos tourné au public et n’élève jamais la voix. Pour Smith, les compositions de Johnson sont bien meilleures que celles, plus célèbres, de Waller. Smith témoigne : « C’est à partir du début des années vingt que James P. commença à consacrer la plus grande partie de son temps à la composition. Il travailla également l’arrangement et la direction. Devenir chef d’orchestre était sa suprême ambition. Pour ces raisons, faire le clown ou un numéro d’artiste sur scène ne l’intéressait pas le moins du monde. J’avais l’habitude de lui dire que lorsque nous serions obligés de jouer sur des pianos aux touches cassées, il faudrait faire “les andouilles” pour distraire les gens. Sa réponse était “‘Lion’, ce serait 99 [Traduction] Ernest Green, who is still alive and playing a Wurlitzer organ with forty-four keys up in Albany, New York, got Johnson interested in classical music and it was Green who taught him to read and write music. THE LION SMITH (Willie) with HOEFER (George), Music on My Mind, The memoirs of an American pianist, by MacGibbon & Kee Ltd, Printed in Great Britain, Ebenezer Baylis & Son Ltd, The Trinity Press, Worcester, and London, First published 1965, p. 258. 100 Citation 5 et traduction en annexe des citations. I. Chapitre 2- Le geste virtuose asservi à la danse 88 déshonorant101”. » Pendant les années trente, Johnson est absorbé par l’écriture orchestrale. Il compose sa suite Yamacraw, sa symphonie Harlem et son concerto pour piano. Smith se rappelle l’avoir vu l’interpréter avec l’Orchestre Symphonique de l’Académie de Musique de Brooklyn.

Table des matières

INTRODUCTION
PARTIE I – LA CONQUÊTE DE LA RECONNAISSANCE DU STATUT DE
VIRTUOSE CHEZ LES PIANISTES DE JAZZ
I. Chapitre 1- Notion préalable : l’autre improvisateur : le pianiste romantique
I. Chapitre 2- Le geste virtuose asservi à la danse
I. Chapitre 3- Art Tatum le virtuose absolu
PARTIE II- DU MODÈLE VIRTUOSE ROMANTIQUE À L’ESPRIT ROMANTIQUE
II. Chapitre 1- Piano solo et individualités
II. Chapitre 2- De la poésie de Bill Evans aux nouvelles
perspectives de Brad Mehldau en passant par la métaphysique de Keith Jarrett
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
INDEX DES NOMS PROPRES
TABLE DES MATIÈRES

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