Poétique de la danse chez Gluck
Interprétation et transmission des rôles
Nous pouvons essayer d’imaginer l’effervescence qui règne au sein de l’Académie royale de musique, la présence de Gluck dans les années 1770 étant intéressante tant du point de vue de l’histoire de la musique que de l’histoire de la danse. Le compositeur est présent à un moment charnière et déterminant, où le statut et la fonction de l’artiste sont traversés par de nombreux questionnements ; d’où l’importance de porter un regard sur ce phénomène de vedettariat des danseurs qui se poursuit au XIXe siècle et se répand chez les concertistes par exemple. Comme l’évoque le personnage de Saint-Preux dans sa lettre à Mme d’Orbe citée plus haut, les premiers sujets danseurs ne dansent que pour les premières représentations, donnant encore plus de poids à l’éphémère de la création de l’œuvre. En effet, après les premières représentations, les danseurs doubles (apparus après 1751), reprennent les rôles pour les représentations restantes. Le problème de l’interprétation, déjà particulièrement compliqué au vu du manque de sources, se complexifie encore. Quel est le lien entre les premiers sujets et les doubles ? Y a-t-il une transmission du rôle et, le cas échéant, comment pallier les différences techniques ? Y a-t-il « adaptation » du rôle du premier sujet pour le double ? À ce sujet, le règlement de 1778244 propose plusieurs articles nouveaux sur l’emploi des doubles. Ainsi, ceux-ci seront soumis à trois répétitions générales avant de reprendre définitivement le rôle. L’ajout de telles remarques vient probablement combler des dysfonctionnements dans la passation des rôles entre artistes-vedettes et doubles. Gluck devant composer avec ces reprises de rôle, compose-t-il pour un danseur en particulier (ce qui nous paraît cohérent au vu de la distribution comme nous le verrons par la suite) ? N’oublions pas que l’opéra à cette époque est encore une production malléable. Il faut penser l’œuvre dans une contemporanéité restreinte (soit la création et les premières représentations) et à la manière, anachronique, d’un work in progress : on ajoute ou on supprime des numéros, des entrées, des divertissements, des airs.
Circulation des artistes et des savoirs en Europe
À ce stade de la recherche, porter un regard sur la géographie et la circulation des artistes s’avère déterminant : formation, filiation, alliance et déplacements, sont autant d’éléments permettant la diffusion des savoirs et des savoir-faire. Par exemple, il est intéressant de noter que le comédien anglais le plus admiré du XVIIIe siècle, David Garrick, épouse une danseuse viennoise, Marie Veigel (1725-1822), et forme le castrat italien Gaetano Guadagni qui chante lui-même dans l’Orfeo de Gluck. De plus, comme le note Juan Ignacio Vallejos, Noverre a une connaissance des travaux de Hilverding et Angiolini par Maria Veigel245. Si de tels circuits ne peuvent qu’inciter à former des hypothèses, ils encouragent néanmoins à approfondir les sources en tenant compte des déplacements géographiques humains. Le XVIIIe siècle marque le début de l’émancipation des danseurs, et la fin d’une politique de centralisation des savoirs instaurée par Louis XIV. Les artistes sont de moins en moins tributaires d’un souverain et de sa cour, et ils peuvent désormais négocier et monnayer, auprès de leur employeur (l’Académie royale de musique), des absences pour aller se produire à l’étranger, au gré des opportunités professionnelles246. Tout comme Christina Koullapi parle d’un véritable enjeu d’« unification des patrimoines musicaux européens247 », rappelant que l’opéra italien puise sa forme dans son homologue français248, les artistes chorégraphiques semblent également diffuser des savoirs et des compétences dans les différentes capitales européennes, à la fois pôles culturels et villes cosmopolites. L’idée d’une esthétique de la danse relevant des pratiques et en lien avec la localisation géographique (c’est-àdire d’une géo-esthétique), pourrait alors émerger. Comme nous l’avons évoqué tantôt, une danseuse comme Anna Heinel ne paraît pas avoir la même formation que La Guimard, par exemple. Il est d’ailleurs intéressant que la presse ou les mémorialistes ne les mettent jamais en concurrence ; cela nous amène à penser à des danses proprement différentes (sur le plan des nationalités, des physiques, des techniques et des styles) telles qu’elles ne sont plus comparables, mais peut-être complémentaires. En revanche, il semble que le renouveau technique et esthétique émane plutôt de Mlle Heinel. La Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et Diderot met en jeu a posteriori cette idée de spécificité européenne. Avec plus ou moins d’objectivité cependant, ils évoquent le séjour de Mlle Heinel à Londres, où le public n’a pas goûté son style249, avant d’évoquer son parcours et son succès en Allemagne et à Paris et de lui attribuer la qualité de « première danseuse d’Europe250 ». Bien qu’il soit nécessaire d’aborder cette source avec recul (notamment au regard de la date de publication) il est intéressant de relever que l’idée qui sous-tend la remarque de Grimm et Diderot concerne l’opposition entre les goûts des publics germanique et parisien d’une part et des spectateurs anglais d’autre part, ceux-ci apparaissant comme plus friands des danses qui se distinguent par des qualités de mouvements techniques et brillants251 (gargouillades). Paradoxalement, l’acteur anglais David Garrick véhicule à travers l’Europe, une pratique de pantomime théâtrale fondée sur l’expression du haut du corps, qui influence particulièrement Noverre et les danseurs. Nous ne pouvons que souligner une fois de plus la mise en concurrence de deux styles d’une danse à la fois « méchanique » et « expressive »
Évolution de la danse sous l’impulsion des deux « Réformateurs »
On a fait beaucoup de tort à Gluck en collant à son personnage comme à son œuvre ce thème de Réforme. Réformateur, il le fut, certes : mais par empirisme, par opportunisme théâtral […]. Dire réformiste, c’est imaginer une idéologie autoritaire, et une ligne droite imperturbablement maintenue. Or Gluck ne cessera jamais de changer de cap, adaptant sa route aux circonstances. […] Gluck fut tout simplement ce tard-venu de la musique et des modes, le premier Européen de la musique, attentif au crépuscule de l’opera seria vidé de sa substance dramatique […] et à l’épuisement d’un genre versaillais, abusivement aliéné au ballet et que la disparition de Louis XIV, Roi-Soleil certes, mais d’abord premier danseur de son temps, condamnait historiquement à se démoder252. La citation ci-dessus remet en question le terme de « réformateur » souvent associé à Gluck. Comme nous l’avons déjà évoqué, il nous semble que le compositeur a su s’entourer des compétences nécessaires à l’élaboration de son projet d’opéra, et valoriser ce processus de création collective. Alors que du côté de la danse, la figure de ceux que Juan Ignacio Vallejos nomme les « philosophes de la danse » se fait jour, Gluck établit sa réforme de manière « empirique », en expérimentant directement le travail du chant, du chœur et de la danse, au plateau. Ainsi, le rôle des interprètes à sa disposition, l’importance de leurs compétences, des différentes formations et l’apport des expériences multiples de chacun sont absolument essentiels, et concourent à la perméabilité des pratiques, qui, comme nous le verrons par la suite, est mise en valeur dans les opéras de Gluck. Cette idée de « premier européen de la musique » nous paraît particulièrement intéressante au regard de la danse, les sujets danseurs s’étant formés au gré de voyages dans plusieurs capitales, qui ménagent des styles de danses et des goûts bien différents. Ajoutons que son expérience du ballet-pantomime, à Vienne aux coté d’Angiolini, est déterminante dans ce que les musicologues nomment « première réforme de l’opéra » à Vienne et « seconde réforme » à Paris. Les questionnements (formel, esthétique, stylistique) du Chevalier prennent ainsi corps, non pas sous forme d’écrits mais bel et bien par le prisme de la représentation, d’où la difficulté de comprendre cette mise en pratique, en l’absence de source. Gluck a une approche de l’opéra plus moderne, parce qu’elle se rapproche de l’idée, anachronique, de « metteur en scène ». Ainsi, si nous choisissons d’utiliser le terme de « réformateur » tout au long de notre réflexion, il nous faut le comprendre sous l’angle de la pratique et non sous celui de la théorie. C’est aussi parce qu’il avait à sa disposition certains interprètes que les opéras de Gluck se sont modelés ainsi, d’autant plus pour la période parisienne qui marque une différence nette dans le traitement des interventions de la danse. Son homologue, le compositeur de ballet Noverre, lègue certes, des écrits, mais il ne semble pas toujours y faire allégeance dans sa pratique, qui n’est parfois pas en adéquation avec ce qu’il préconise pour l’avènement du ballet moderne. Gluck, en revanche, non soumis à de quelconques règles théoriques, nous semble plus prompt à explorer de nouvelles possibilités, en questionnant la place de la dramaturgie en danse253 . Dans cette atmosphère agitée au sein de l’institution, il nous faut encore faire la différence entre d’une part, les rivalités parmi les artistes et, d’autre part, les frondes menées contre l’administration. Au vu des documents d’archives consultés et des réflexions menées à ce sujet — les travaux de Solveig Serre étant particulièrement précis et exhaustifs — la gestion du personnel, en particulier des sujets chanteurs et danseurs, reste la difficulté majeure à laquelle les nombreuses directions administratives sont confrontées. Car les artistes se retrouvent non seulement pris dans l’engrenage des administrations successives, mais également dans le changement de goût et d’esthétique qui se traduit par l’apparition et la promotion de nouvelles techniques basées sur la notion d’expression, dont le ballet pantomime.
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