Analyse quantitative et Qualitative de la distribution des salaires et de la flexibilité de l’emploi
Les inégalités salariales dans les SCOP : analyse quantitative. Introduction
Depuis les années 1980 les économistes peinent à expliquer la croissance des inégalités de salaires dans les pays développés. Le coefficient de Gini moyen pour les pays de l’OCDE est en effet passé de 0,29 en 1985 à 0,32 en 2010, mettant fin à une baisse continue des inégalités depuis l’après-guerre. La France fait figure d’exception mais la hausse des inégalités de salaire est toutefois avérée si on regarde la période récente (le coefficient de Gini pour les salaires calculé par l’INSEE est passé de 0,28 en 2000 à 0,30 en 2012) et surtout si on regarde la forte augmentation des très hauts salaires (Cotis 2008). Au niveau microéconomique de l’entreprise, il existe de multiples théories complémentaires et rivales mais pas de consensus pour expliquer les écarts entre la rémunération à la productivité marginale prédite par la théorie microéconomique et les rémunérations observées empiriquement. A un niveau macroéconomique, les inégalités ont des effets dommageables sur la croissance, sur la stabilité et sur la cohésion sociale (FMI 2014, FMI 2015, OCDE 2015). L’approche microéconomique et l’étude des effets de la démocratie en entreprise sur la distribution des salaires peuvent alors jouer le rôle de laboratoire naturel pour étudier les conditions d’une réduction des inégalités. Il y a de nombreuses raisons théoriques de penser que les inégalités sont plus faibles dans une entreprise dirigée démocratiquement par les salariés mais la question d’une structure salariale significativement différente de celle de la majorité des entreprises pose la question de sa pérennité. Face à cette incertitude, une réponse empirique est donc nécessaire. Les structures salariales des coopératives et des EC ont été comparées avec des bases de données de qualité pour différents pays (Etats-Unis, Italie, Espagne, Uruguay) mais jamais pour la France. C’est là le premier apport de notre travail : une mesure comparée des écarts de 17 salaires dans les SCOP et dans les entreprises classiques grâce à une base de données de l’INSEE où apparaissent toutes les entreprises françaises, les DADS. Mais pour comprendre les structures salariales des coopératives, nous voulons parvenir à une description plus précise des inégalités en différenciant le haut et le bas de la distribution des salaires et en mesurant les écarts entre différentes catégories de travailleurs. Le deuxième enjeu est donc d’identifier ce qui influence les écarts entre les différentes catégories de salariés et de déterminer les caractéristiques rémunérées différemment dans les SCOP et dans les entreprises classiques. On pourra alors discerner entre les modèles théoriques ceux qui rendent le mieux compte de ce qu’on observe dans les SCOP. Enfin, si notre analyse des inégalités se concentre sur les salaires, c’est précisément parce que cette dimension permet d’en explorer bien d’autres en filigrane : on se posera donc aussi des questions concernant la hiérarchie, les promotions aux postes à responsabilité et l’admission au sociétariat. Dans un premier temps nous exposerons les modèles théoriques qui prédisent des structures salariales plus égalitaires dans les SCOP et nous nous appuierons sur le contexte historique et institutionnel pour préciser nos hypothèses sur la distribution des salaires dans les SCOP. Le deuxième temps présente les résultats empiriques de la littérature internationale. Puis nous introduisons les spécificités de notre stratégie empirique avant de présenter les résultats dans le quatrième point et de proposer enfin une interprétation de ces résultats en lien avec nos hypothèses et avec la littérature empirique et théorique présentée auparavant. 1. Moins d’inégalités salariales dans les SCOP : les raisons théoriques L’objectif est ici d’analyser les spécificités statutaires des SCOP afin d’en dégager des hypothèses sur la structure des inégalités salariales en leur sein. Nous nous réfèrerons d’abord à trois cadres théoriques en examinant leur pertinence pour le cas des SCOP, avant d’explorer plus en détail le contexte historique et institutionnel des SCOP.
Des inégalités plus faibles dans les SCOP : trois cadres théoriques complémentaires
Nous examinons tour à tour la théorie de l’électeur médian, l’homogénéité des salariés et la motivation intrinsèque des cadres en lien avec les caractéristiques des SCOP. (a) La théorie de l’électeur médian D’après la théorie de l’électeur médian (Kremer 1997), l’échelle des salaires est plus faible dans une coopérative de travailleurs si les décisions concernant les salaires sont prises de manière démocratique à la majorité absolue. En effet, si l’on part d’une situation hypothétique dans laquelle chacun est rémunéré à sa productivité marginale8 , dans tous les cas où le salaire moyen est supérieur au salaire médian avant le vote, une majorité votera pour une redistribution. En théorie, le salaire moyen ne pourrait donc pas être durablement plus élevé que le salaire médian. Comme on peut supposer que dans les entreprises françaises (où quelques salaires élevés tirent la moyenne vers le haut) le salaire moyen est supérieur au salaire médian, on aurait donc une échelle des salaires plus restreinte dans les SCOP que dans les entreprises classiques. Cette redistribution au profit de l’électeur médian est susceptible d’avoir deux conséquences pertinentes pour notre étude : tout d’abord ceux qui ne disposent pas du droit de vote, ainsi que des groupes minoritaires au sein des membres peuvent être victimes de discrimination ou peuvent être arbitrairement expropriés. Ensuite, les travailleurs qui ont une productivité supérieure à la moyenne sont incités à quitter la coopérative pour chercher un emploi où ils seront rémunérés à leur productivité marginale. Cette dernière conséquence soulève la question de la pérennité d’une structure des salaires significativement différente dans les coopératives dans le cadre d’un marché concurrentiel. Kremer (1997) explique cette pérennité par l’existence d’une barrière à la mobilité, qui prend la forme d’un investissement irrécupérable réalisé par tous les travailleurs avant tout accès à l’information concernant les productivités de chacun. Abramitzky (2008) construit un modèle similaire reposant sur une incertitude originelle des travailleurs quant à leur propre niveau de productivité. Le mécanisme d’égalisation des salaires constitue alors une assurance à laquelle les salariés souscrivent avant de connaître leur productivité par aversion au risque. 8 C’est l’hypothèse usuelle adoptée par les économistes mais pour que la théorie de l’électeur médian conduise à une situation plus égalitaire dans les SCOP, tout critère de distribution initiale où le salaire moyen est supérieur au salaire médian convient. 19 Ce modèle de l’électeur médian appliqué aux entreprises dirigées par les travailleurs (désignées dans la littérature sous le terme LMF, labour-managed firms) est-il pertinent dans le cadre des SCOP9 ? Le principe du vote démocratique est bien présent, du moins concernant les sociétaires, mais ce vote ne s’applique pas directement à la détermination des salaires. Les entretiens réalisés auprès des dirigeants de SCOP de la région Rhône-Alpes (voir chapitre suivant pour la méthodologie de l’enquête qualitative) nous permettent de préciser ce point. On a d’abord pu mettre en évidence une grande diversité des processus de décision concernant les salaires. Tandis que certaines pratiquent l’égalité stricte des salaires, d’autres laissent toute directive au(x) dirigeant(s) pour fixer les salaires et les augmentations de salaire dans le cadre de la convention collective, d’autres encore inscrivent dans les statuts ou votent en assemblée générale des principes qui déterminent la rémunération de l’ancienneté ou les mécanismes d’augmentation. On peut toutefois noter dans l’ensemble une volonté affirmée de minimiser les écarts de salaires et au minimum – lorsqu’aucun vote direct sur les salaires n’a lieu – le vote pour un dirigeant qui décide de la politique salariale. Quant à l’hypothèse d’un coût d’entrée non récupérable, on peut considérer que l’achat d’une part sociale dans une SCOP s’en rapproche puisque l’absence de plus-value et les dividendes fortement limités représentent un manque à gagner que les sociétaires ne subiraient pas s’ils investissaient dans les parts d’une entreprise classique. La part importante du bénéfice net qui est réinvestie dans les réserves impartageables constitue également un investissement dont les sociétaires ne peuvent bénéficier qu’en continuant à travailler dans la SCOP. L’hypothèse de l’absence d’information sur la productivité semble moins réaliste car les travailleurs deviennent très rarement sociétaires immédiatement, une période d’environ un an étant en général nécessaire avant de pouvoir présenter sa candidature à l’assemblée générale. Dans l’ensemble, le cas des SCOP semble proche du modèle théorique de LMF décrit par Kremer (1997). On peut donc s’attendre à un salaire moyen qui se rapproche du salaire médian (en tout cas par rapport aux entreprises classiques) et à l’existence possible de minorités défavorisées. 9 Une discussion plus large sera proposée dans le chapitre 3 sur la question de l’adéquation entre les modèles théoriques des LMF tels qu’ils ont été construits dans une littérature abondante depuis 1948 d’une part et les caractéristiques centrales des SCOP françaises d’autre part. Nous concentrons ici notre attention sur les modèles théoriques qui nous permettent de faire des hypothèses sur le niveau d’inégalités salariales dans les SCOP. 20 (b) L’homogénéité des travailleurs Une autre théorie sur les LMF qui laisse à penser que les inégalités de salaires y sont plus faibles, met l’accent cette fois non sur les mécanismes de détermination des salaires mais sur les caractéristiques des salariés. Pour Hansmann (1996), les entreprises dirigées par les travailleurs ont en effet toutes les chances d’être constituées d’une force de travail homogène, ou en tout cas plus homogène que des entreprises équivalentes mais dirigées par les porteurs de capital. Cela est dû au coût de la prise de décision démocratique, coût qui augmente avec l’hétérogénéité des travailleurs. Les LMF trop hétérogènes seraient donc vouées à la faillite par manque d’efficacité ou de réactivité dans un contexte concurrentiel. Les travailleurs d’une LMF peuvent également avoir intérêt à sélectionner les entrants qui présentent des caractéristiques similaires aux leurs, afin que ceux-ci ne remettent pas en cause leur majorité lors de décisions prises démocratiquement. Enfin, une troisième raison de privilégier l’homogénéité est liée à la redistribution salariale : si les individus anticipent une certaine redistribution et s’ils ont connaissance – ou une connaissance au moins partielle – de leur productivité, ils éviteront de s’investir dans une coopérative où la productivité moyenne est plus faible que la leur. De manière symétrique, et là encore dans la limite de l’information disponible, les travailleurs de la LMF chercheront à éviter de nouveaux entrants moins productifs. Pour toutes ces raisons, les coopératives sont susceptibles de présenter une échelle des salaires réduite, due aux caractéristiques semblables des travailleurs et aux secteurs dans lesquels elles seraient le plus efficaces : les secteurs peu diversifiés en termes de qualifications et division verticale du travail. Ce modèle s’applique-t-il bien aux SCOP ? Bien sûr, l’idée d’une plus grande homogénéité des coopératives repose sur l’hypothèse du coût supérieur des décisions démocratiques. Il est difficile de trancher sur cette question en théorie, comme le montre l’absence de consensus dans la littérature : d’un côté une plus grande hétérogénéité implique des temps de décisions plus longs et un usage improductif du temps (Hansmann 1996, BenNer 1988, Jensen et Meckling 1979) ainsi que des problèmes d’agrégation des préférences (Arrow 1963) pouvant conduire à des votes cycliques et instables. Mais d’un autre côté, l’hétérogénéité peut être un atout pour l’innovation et les capacités d’adaptation d’une organisation (Ben-Ner 1988, Chevallier 2011). Dans les SCOP, le minimum statutaire impose une assemblée générale annuelle, et des exigences de transparence, ce qui parait très faible en termes de coûts en temps. Cependant, notre enquête qualitative a permis de mettre en évidence un certain nombre de mécanismes mis en œuvre pour rendre plus démocratique la 21 « vie coopérative », qui peuvent présenter un coût en temps important10. Si ces pratiques présentent des coûts, elles présentent également des avantages possibles : meilleure acceptation et mise en œuvre plus efficace des décisions prises en commun, partage de l’information, stimulation de l’innovation, etc. Les arguments théoriques ne permettant pas de conclure, il est pertinent d’étudier la question empiriquement. Si l’homogénéité des travailleurs est une condition nécessaire à l’efficacité des décisions démocratiques, alors on constatera une échelle des salaires restreinte, due principalement aux caractéristiques similaires des travailleurs. Si au contraire le coût des décisions démocratiques est au moins compensé par leur bénéfice, alors une éventuelle échelle plus restreinte pourra être attribuée aux pratiques salariales différenciées. (c) La motivation intrinsèque des cadres Il faut enfin aborder une troisième théorie, très utilisée dans la littérature sur les organisations à but non-lucratif et qui propose également une justification des échelles de salaires réduites qu’on trouve dans ce secteur : la motivation intrinsèque des travailleurs les mieux rémunérés « sur le marché11 ». Les travailleurs sont considérés comme intrinsèquement motivés si l’utilité qu’ils retirent de leur emploi n’est pas exclusivement liée à la compensation monétaire. D’après Preston (1989), les travailleurs employés dans l’économie à but non lucratif sont disposés à réaliser un « don de travail », c’est-à-dire à travailler pour un salaire plus faible, en échange de meilleures conditions de travail, d’un emploi en accord avec leurs valeurs ou d’autres compensations non marchandes. On devrait donc trouver des salaires en moyenne plus bas dans l’économie à but non lucratif, sans que la satisfaction des travailleurs en soit altérée. Les études empiriques ne permettent pas d’établir un consensus fort : aux Etats-Unis, Leete (2001) conclut à un salaire plus élevé dans le tiers secteur pour certaines activités, tandis que Ruhm et Borkoski ne trouvent pas de différence significative. 10 A titre d’exemple, nous avons relevé diverses pratiques plus ou moins originales : des réunions hebdomadaires sur le temps de travail ou toutes les décisions étaient soumises au vote, des journées d’observation d’un autre poste de travail ou d’un autre secteur de l’entreprise à des fins de meilleure communication, des réunions d’information chaque premier lundi du mois pour partager les décisions prises en conseil d’administration, etc. 11 Cette catégorie de travailleurs est désignée dans la littérature comme « travailleurs qualifiés » ou « travailleurs les plus productifs ». L’hypothèse est celle d’un marché du travail compétitif assurant la rémunération de chacun à sa productivité marginale dans le secteur lucratif. Cette hypothèse est bien sûr très simplificatrice et loin de la réalité comme l’ont montré de nombreux travaux dans la continuité de Yellen (1984) et Stiglitz et Shapiro (1984). Toutefois, elle reste pertinente dans le cas qui nous occupe puisque les travailleurs ont bien en tête un salaire, au moins approximatif, auquel ils pourraient prétendre en fonction de leur qualification et de leur expérience. C’est par rapport à ce salaire de référence (qui peut être approché par le salaire moyen dans le secteur lucratif pour un travailleur avec des caractéristiques similaires) que nous calculerons les écarts. 22 En Europe, Mosca et al. (2007) pour l’Italie et Narcy (2011) pour la France trouvent des salaires plus bas dans le tiers secteur. Mais au-delà de l’effet sur le niveau des salaires, c’est plus précisément l’effet de la motivation intrinsèque sur les inégalités qui nous intéresse. La motivation intrinsèque n’est pas nécessairement également distribuée entre les différentes catégories de travailleurs. Elle est susceptible de peser plus pour les salaires relativement hauts, en raison de l’existence du salaire minimum (même dans l’hypothèse où les salariés seraient prêts à travailler pour moins d’argent dans le cas d’un emploi particulièrement épanouissant, la loi ne le permet pas) et en raison d’un effet de richesse : ceux qui ont déjà un revenu conséquent ont plus de chance de considérer une augmentation comme secondaire et de concentrer leur intérêt sur des avantages non marchands. Ainsi, Narcy (2011) met en évidence la motivation intrinsèque des cadres dans le secteur non-lucratif en France. Cet argument a été développé pour les LMF : Estrin et al. (1987) ou Craig et al. (1995) considèrent l’existence d’un processus d’auto-sélection qui conduirait les salariés ayant une préférence pour la démocratie et la participation à choisir de travailler dans une coopérative, et à y accepter des salaires plus bas. Concernant les SCOP, de nombreux éléments nous conduisent à penser que l’hypothèse de motivation intrinsèque est pertinente. Le thème revient fréquemment dans le discours des dirigeants et cadres des SCOP sur leur emploi et leur salaire : une proportion importante des salariés interrogés affirme avoir consenti à un certain sacrifice salarial compensé par des conditions de travail privilégiées au sein de la SCOP ou par la satisfaction de travailler dans une organisation en accord avec leurs valeurs. Nous développerons ce point dans le chapitre 2. On peut également se référer au contexte institutionnel et historique des SCOP, qui renforce l’hypothèse de la mise en avant de valeurs spécifiques, notamment de lutte contre les inégalités dans ces organisations. La motivation intrinsèque peut alors être une conséquence d’une préférence pour l’égalité ou d’une aversion aux inégalités qui serait satisfaite en travaillant dans une SCOP. Si cette hypothèse se vérifie, on s’attend donc à trouver des inégalités diminuées dans les SCOP, surtout par le haut, en raison des préférences spécifiques des salariés qui y travaillent, mais non nécessairement de caractéristiques observables différentes (en termes de qualifications, expériences, etc.) comme le modèle précédent d’homogénéité des travailleurs nous le laissait supposer
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