La ville et la guerre. Valence pendant la première guerre de religion (vers 6-vers 63
Valence et la Réforme en Dauphiné
décor urbain et contexte religieux. Traiter de la situation de Valence au XVIe siècle nécessiterait une étude à elle seule. Nous nous contenterons donc d’aborder dans ce premier chapitre les grands traits qui caractérisent cette cité, dans sa forme et son fonctionnement de façon à mieux comprendre les évènements qui vont s’y dérouler. Nous rappellerons également de façon rapide et chronologique les antécédents dauphinois et valentinois à ces troubles religieux qui, à partir de 6, ont profondément bouleversés cette vie urbaine. Ce premier chapitre a donc pour but d’établir les cadres des évènements de la première guerre de religion à Valence) Le décor urbain. Valence est une des dix villes que compte le Dauphiné1 . Elle appartient à cet ensemble que l’on peut nommer Dauphiné rhodanien tant l’influence du fleuve y est déterminante et contribue à sa prospérité2. Cette cité domine par son rayonnement un ensemble géographique que l’on appelle le Valentinois, rattaché au Dauphiné par donation testamentaire au jeune Charles VII de Jean de Poitiers, le dernier comte, mort en . Situé sur la rive gauche du Rhône jusqu’aux premiers contreforts du Vercors, le Valentinois est une région qui s’étend à peu de choses près de la ville de Montélimar au Sud, aux portes de la Provence, jusqu’à l’Isère au Nord, au-delà de laquelle commence le Viennois (annexe 2). La position géographique de Valence est singulière : fondée au milieu du Ier siècle avant J.-C., issue de la fondation d’un camp romain, la cité s’étend au XVIe siècle sur deux niveaux. En effet, appuyée sur les bords 1 René FAVIER, Les villes en Dauphiné aux XVIIe et XVIIIe siècles, La pierre et l’écrit, PUG, 93, p Stéphane GAL, Grenoble au temps de la Ligue, étude politique, sociale et religieuse d’une cité en crise (vers 62-vers 98), PUG, . du Rhône qui coule à ses pieds, Valence dispose sur les berges du fleuve d’une ville basse et d’un bourg. D’après le « Cadastre de Plèche » (annexe 3) qui représente un plan de la cité en 47, on s’aperçoit que les berges de Valence font office de port pour les bateaux en transit sur le Rhône. Rien d’étonnant quand on sait par ailleurs qu’un des facteurs de prospérité de la ville est basé sur le commerce du sel, qui représente ici l’essentiel des profits venant du commerce fluvial. Les navires marchands ont la possibilité de s’amarrer aux murs de la cité donnant sur le fleuve1 et les marchandises entrent et sortent par les cinq portes donnant accès à cette ville basse. On peut voir également grâce à ce cadastre qu’une rue entière est consacrée au commerce du sel : cette rue porte le nom très évocateur de « rue de la porte du portalet du sel », empruntant ce nom à la porte qui, du port, y donne accès2. Sur toute la longueur de cette rue sont en effet tenues des « boutiques à tenir le sel », ce qui contribue sans doute à faire de celle-ci une des plus animées de Valence. On note également la présence de plusieurs moulins qui témoignent du caractère artisanal de cette partie basse de la ville. Il faut aussi compter la présence d’une activité agricole qui semble surtout destinée à un usage particulier de citadins propriétaires. En effet, sur la représentation de Belleforest (annexe 3) mais également à travers quelques délibérations, figurent mentionnées des parcelles non bâties et cultivées. C’est dans cette ville basse que la densité de population semble être la plus faible et cela certainement en raison des crues épisodiques du Rhône. On accède à la ville haute par plusieurs rues ou plus exactement, des côtes. On compte au minimum quatre côtes : la côte Saint Etienne, la côte Saint Martin, la côte des Chapeliers, où résidera La Motte-Gondrin, et la côte de Baisse-Béguine, donnant sur une porte qui sera régulièrement condamnée durant les années 6-63. Cette partie haute de Valence est la plus peuplée. On y accède par trois grandes portes : la porte Tourdéon au nord, par laquelle le nouvel évêque faisait généralement son entrée après avoir prêté serment devant les consuls de respecter les privilèges de la cité. A l’est la porte Saint Félix, du nom du prieuré mitoyen et au sud la porte Saunière, tout près de laquelle se situent le palais delphinal , l’université, l’évêché et la cathédrale Saint Apollinaire. Des rues principales découpent la cité : la rue Saint Félix qui rejoint à l’ouest la très prestigieuse côte des Chapeliers, la Grand’rue qui part de la place des clercs, devant la cathédrale, et qui remonte en direction du nord. C’est dans cette rue 1 AMV, BB6, f° 8 r. – 9 r., mai 6 La rue se situe sur le plan entre les parcelles 66 et 68. que se situe encore aujourd’hui la somptueuse « Maisons des têtes » (annexe 3) dont le propriétaire est à cette époque un dénommé Antoine de Dorne, riche notable de Valence. Tous les samedi la ville s’anime grâce à un marché accordé par Louis XI en 57 ainsi que deux foires : l’une se tient le premier juillet, l’autre le lendemain de la Purification1 . Enfin, au cœur de la cité, se situe non loin de l’église Saint Jean, une des plus importantes églises de la ville, la maison de ville, ou « maison consulaire » selon l’expression donnée au début de chacune des délibérations consulaires. Acquise en par les consuls de Valence, la maison de ville fut restaurée dans les années 5. Les murs sont désormais ornés de créneaux à la mode italienne2. Ville universitaire depuis 52, Valence est donc tant sur le plan culturel qu’économique un pôle qui ternit le rôle de capitale du Dauphiné revendiqué par Grenoble) Les cadres politiques de la cité Les consuls, pour la partie sud du royaume de France, sont l’équivalent collectif de notre maire actuel3. A Valence ils sont au nombre de quatre, élus pour une année, par une assemblée des chefs de famille qui se réunit au Couvent des Cordeliers (annexe 3) tous les avril, jour de la Saint Marc. A la différence du reste du Midi où tous les consuls ont les mêmes pouvoirs et les mêmes droits, on trouve dans plusieurs villes du Dauphiné un « premier consul »4. A l’instar de Grenoble, Crémieu ou Romans, Valence voit figurer dans ses institutions ce consul qui semble disposer d’un prestige et d’une autorité supérieure. Comme l’a relevé Emmanuel Leroy-Ladurie pour Romans, ce quatuor consulaire reflète un quadripartisme social. Le choix du premier consul se fait parmi les gentilshommes, les bourgeois, parmi toutes les personnes qui vivent noblement ou d’un revenu tiré de ses terres, de loyers, de créances, etc. Le second consul est choisi parmi les marchands ou les praticiens, c’est-à-dire les petits juristes. Le troisième est quant à lui choisi au sein des artisans et le quatrième consul au sein des laboureurs. Ces quatre consuls sont assistés tout au long de l’année de leur mandat par deux conseils : un « petit conseil », composé de douze membres, qui assiste les consuls pour les affaires courantes et le « grand conseil » comprenant quarante membres réunis lorsque l’objet requiert une large consultation. Les sources que nous avons consultées pour l’étude de la première guerre de religion ne nous permettent pas de définir clairement les compositions de ces conseils. Cependant, ces modes d’organisation politique (consuls, conseils) se retrouvent dans de nombreuses villes du Dauphiné. L’étude réalisée par Leroy-Ladurie sur la ville de Romans en 8 par exemple, nous montre une organisation des institutions très proche de celle de Valence au milieu du XVIe siècle1 , à partir de ce que les sources nous ont laissé entrevoir. Il serait donc cohérent de considérer une semblable composition des conseils, de la manière suivante : on sait que les quatre consuls représentent les quatre grandes composantes de l’élite sociale urbaine dont ils sont respectivement issus (notables, marchands, artisans et laboureurs). Le petit conseil serait donc composé de membres recrutés à raison de 3-3-3-3 (=) dans ces quatre catégories sociales, tandis que le conseil de 4 membres à raison de — (=4) membres dans chacun de ces groupes. Mais étant donné que nous n’avons pas les sources nécessaires pour confirmer cette hypothèse, c’est à prendre avec précaution. Au vu des délibérations étudiées, il nous a semblé que cette configuration est la plus envisageable. Les consuls de Valence sont bien sûr dotés des mêmes prérogatives que leurs homologues des autres villes (police, taxation des denrées, répression des vagabondages et mendicité, etc.). Ils commandent le guet et la petite milice urbaine dont dispose la ville. Celle-ci est le plus visible à travers les sources pour ce qui concerne la garde des portes, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement. En ce qui concerne la justice, les consuls doivent s’en remettre à un juge-mage, nommé par l’évêque. Ce juge sert aussi souvent d’intermédiaire entre les consuls et le parlement de Dauphiné, résidant à Grenoble, lorsqu’il s’agit d’étudier si une mesure délibérée en conseil est conforme à la loi du pays ou non. Enfin, ville épiscopale, Valence dispose d’un évêque, Jean de Monluc, ou Montluc selon l’orthographe qui figure dans les sources. Depuis le Moyen-Âge l’emprise de l’évêque y est très importante, même si le renforcement de l’autorité delphinale puis royale amoindrit celle-ci. Après de multiples luttes d’intérêt, les tensions entre l’évêque de Valence et les consuls de la ville avaient débouché en à l’écriture d’une constitution municipale, qui devait ainsi établir des limites à la puissance épiscopale. De ce compromis les habitants ont gagné le droit de se réunir 1 E. LE ROY-LAURIE, Le carnaval de Romansop. cit, p4. une fois par an pour élire les consuls et conseillers de la cité, ainsi que plusieurs privilèges municipaux qui tendent à une autonomisation vis-à-vis du prélat1 . C’est ainsi que depuis cette date, chaque nouvel évêque à son entrée doit jurer de maintenir et protéger les intérêts de la ville. Jean de Monluc est évêque de Valence et de Die depuis 54 mais ne semble guère résider régulièrement dans son diocèse avant 582. Bien que frère de Blaise de Monluc, maréchal de France et farouche partisan du catholicisme, Jean de Monluc apparaît bien comme une figure du parti des moyenneurs, c’est-à-dire de ceux qui militent à la veille de la première guerre pour qu’un compromis soit établi entre catholiques et protestants pour retrouver l’unité chrétienne. Cette position consensuelle l’a souvent fait passer pour sympathisant voire protestant non déclaré, et ce encore dans les histoires des érudits du XIXe siècle. Jean de Monluc apparaissait aux yeux des gens de l’époque comme un esprit éclairé, tant homme d’Eglise qu’homme d’Etat. Il fut attaché à plusieurs ambassades : envoyé en mission à Constantinople de 36 à 38, en 4 il fut chargé de l’ambassade de Venise. Son intelligence marquait ceux qui le rencontraient. Il fut envoyé de nouveau à Constantinople en 45 afin d’œuvrer pour une union entre le roi et la Porte dont l’empereur serait exclu. En 48 encore, il rempli une mission en Ecosse auprès de la régente, Marie de Lorraine3. C’est avec l’appui de la maison de Guise qu’il obtient en 54 l’évêché de Valence et de Die, bien qu’il eut préféré celui d’Embrun car plus important. Fréquemment absent de son diocèse, il s’y faisait tout de même représenter par son vicaire général, résidant à Valence. Ce n’est qu’à partir de 6 que Jean de Monluc s’insère véritablement dans les affaires françaises en proposant une médiation entre catholiques et protestants dès les premiers troubles qui surgissent dans sa cité de Valence. Pour finir sur ce panorama, rappelons que la province de Dauphiné est gouvernée par le duc François de Guise, chef de file des catholiques dits intransigeants. Ce gouverneur résidant la plupart du temps à la cour du roi délègue sur place un lieutenant général pour appliquer ses ordres. Les lieutenants successifs doivent donc obéir aux ordres du duc de Guise. Les esprits vont d’autant plus s’échauffer que La Motte-Gondrin, le plus fidèle au duc, va venir résider à Valence aussi souvent qu’il le peut afin de tenir la ville sous l’obéissance du duc. Une communauté protestante de plus en plus bruyante, un évêque modéré à la recherche d’un compromis, des lieutenants généraux sous la pression du chef des catholiques intransigeants, plusieurs facteurs déterminants sont donc réunis pour plonger Valence au coeur d’une période troublée) Les progrès de la Réforme à Valence et ses environs avant 6. Les troubles religieux ne sont pas apparus à Valence par hasard. En premier lieu, la ville devient un foyer intellectuel grâce à son université, ce qui favorise les idées nouvelles apportées par les échanges intellectuels entre étudiants et professeurs de divers horizons et sensibilités. De plus, sa relative proximité avec Genève la destine à recevoir le souffle des vents nouveaux de la Réforme au gré des voyageurs de passage. A mi chemin entre Lyon et la Provence, cette cité est incontestablement un lieu par lequel les idées réformatrices cheminent avec marchands et colporteurs. Dans une moindre mesure que Lyon, Valence, par son rayonnement intellectuel, sa position géographique et commerciale au centre des échanges, représente un creuset pour la religion nouvelle. Des signes annonciateurs laissaient présager un développement de la théologie de Calvin à Valence. En 36, Genève adhérait à la Réforme1 . Le Dauphiné rhodanien fait désormais potentiellement office d’axe de diffusion tout tracé vers la Provence. Ainsi nous l’avons vu, il est plus que probable que colporteurs, marchands ou prédicateurs itinérants sillonnant le Dauphiné et sensibles au Calvinisme soient passés par Valence y trouvant un public réceptif. Même si dès le règne de François Ier, le Parlement de Grenoble essaie d’enrayer les progrès de la Réforme, la diffusion de celle-ci commence dès à Gap avec les prédications de Guillaume Farel qui 1 Gwenola de RIPPERT d’ALAUZIER, Dauphiné protestant : regards sur les guerres de religion en Dauphiné au XVIe siècle, des prémices de la Réforme à l’Edit de Nantes, Aubais, Publication du musée du protestantisme dauphinois, Mémoires d’Oc éditions, 6, p . rencontre un succès non négligeable. Malgré son exil forcé, ses propres frères entament leur prédication. Les Vaudois, chrétiens déclarés hérétiques qui habitent certaines vallées alpines depuis le XIIe siècle se rallient aux réformés. Tout près de Valence désormais, un moine cordelier, Pierre de Sébiville, prêche la Réforme à Grenoble, très vite aidé par un autre moine, venu de Lyon cette fois, nommé Maigret. Mais en le Parlement interdit la traduction en français des livres sacrés. A partir de ce moment la répression s’abat sur le Dauphiné, laissant entrevoir la percée qu’a pu opérer la pensée calviniste. En à Vienne, c’est Rénier, autre moine cordelier et docteur en théologie. La liste des victimes de la répression s’allonge encore : en 36 un pasteur vaudois se rendant à Genève est intercepté, condamné à mort et exécuté à Grenoble. En 4 c’est à Embrun qu’est brûlé vif un laboureur qui tenait tête aux prêtres. En 42 à Romans cette fois, un dénommé Rostain subit le même sort pour avoir arraché une image du Christ. Preuve de l’enracinement de la Réforme, le Parlement du Dauphiné prend de nouvelles mesures répressives : quiconque mange de la viande durant Carême se verra infliger une amende de cent sols tournois1 . En juillet 54 encore, un dénommé Lefèvre a la langue coupée et le corps brûlé vif pour avoir fait acte de prosélytisme réformé à Lyon et Grenoble. Le Calvinisme s’est répandu comme une traînée de poudre et gagne le sud de la province. A Die en 51, le prêtre Gay est arrêté pour avoir ramené de Paris des livres luthériens. A Saint-Paul-Trois-Châteaux et Montélimar la Réforme gagne sans cesse du terrain. Comment Valence au milieu d’un tel contexte aurait-elle pu échapper aux idées réformées ? Compte tenu de sa position géographique, au centre des échanges régionaux, la Réforme trouve chez un certain nombre de valentinois un accueil favorable. Loin de rester passifs au milieu de cette effervescence, ceux-ci commencent à faire de Valence un foyer important de la Réforme en Dauphiné, et ce dès avant . Faute de temps, nous n’avons pu tenter de calculer leur proportion dans la population. Une étude reste à faire sur ce sujet. Dès 54 enseigne à l’université de Valence un professeur de droit sensible aux idées de Calvin du nom de François Duaren. A partir de 55 (et ce jusqu’en 63), c’est un autre professeur de droit du nom de Pierre Loriol2. Cette même année, après Noël, on trouva sur les degrés de la semble voir un développement spectaculaire des progrès de la Réforme dans cette cité. Le pasteur Eugène Arnaud dans son ouvrage sur les protestants en Dauphiné nous rapporte qu’une école avait été fondée dans la ville par un « luthérien » originaire de Genève. Celui-ci aurait mis dans les mains de ses élèves un livre intitulé Instruction pour la jeunesse. Les nouvelles se répandant vite, il semble que son enseignement ait ensuite rencontré un franc succès chez de nombreux adultes, en particuliers chez les femmes (ce qui est d’une importance capitale puisqu’elles élèvent seules ou presque leurs enfants). Ainsi un prêche régulier fut institué2. Le chapitre de Saint Apollinaire ne tarda pas à en être averti et le 1er octobre en informa aussitôt l’évêque alors à Paris. Dès son retour, Jean de Monluc commença à travailler pour conserver l’union et la paix dans son diocèse. C’est ainsi qu’il fit publier un jubilé récemment accordé par le pape. Mais la population étant divisée à propos de cette ordonnance, des troubles se produirent rapidement. Alors qu’ils affichaient l’information, des ecclésiastiques sont pris à partie par une bande de jeunes gens3. Cet évènement n’est pas anodin, il montre une certaine assurance chez ceux qui critiquent l’Eglise romaine. Et il est fort à parier que les jeunes gens dont il est question fassent partie de la communauté protestante de Valence. Cette insolence de leur part, en dépit des risques encourus, peut laisser transparaître l’importance numérique et l’assurance qu’aurait déjà acquise cette communauté dans la ville. En mai 58, il est encore question dans les délibérations consulaires d’une école particulière : une « scolle particuliere, oultre celle de la ville, ou lon a entendu que s’y commet quelque abus à la doctrine des jeunes enfants ». De même des « propos sinistres contre la foy et relligion crestienne et contre le corps de la ville» ont été entendus dans Valence4. Il est très probable qu’il s’agisse de la même école. Par conséquent, les consuls, soucieux de la tournure que commence à prendre les évènements, mettent l’évêque au courant des évènements et lui demandent son aide et participation afin de punir les « delinquans » et d’en faire des exemples pour les autres. Nouvelle preuve que la situation commence dangereusement à se tendre au sein de la cité.
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