Vie, œuvre et carrière de Jean-Antoine Morand, peintre et architecte à Lyon au XVIIIe
Une identité à recomposer
EN 1980, ON COMMÉMORA À LYON puis à Paris le bicentenaire de la mort de Jacques-Germain Soufflot (1713-1780). Une exposition et un colloque se tinrent à Lyon ; l’exposition fut ensuite présentée à Paris1 alors qu’étaient publiés les actes dudit colloque2 . L’objectif de ces manifestations était de mettre à jour la connaissance de Soufflot et, en particulier, d’approfondir les aspects lyonnais de son œuvre et de sa carrière, longtemps éclipsés par la magnificence de l’église Sainte-Geneviève. En 1982, l’Institut d’histoire de l’art de Lyon fit d’ailleurs paraître un ouvrage collectif intitulé L’œuvre de Soufflot à Lyon3 . En plus du théâtre – que Daniel Rabreau s’était appliqué à mettre en lumière dans sa thèse4 –, il convenait de revisiter la loge du Change, l’Hôtel-Dieu, l’église Saint-Bruno des Chartreux, le quartier Saint-Clair, et cetera. Du point de vue méthodologique, il importait de renforcer l’historicité de la période lyonnaise, en faisant le point sur les relations de Soufflot – protecteurs, commanditaires et collaborateurs – ainsi que sur sa place dans l’architecture lyonnaise, même après son installation définitive à Paris. Malheureusement, ces travaux ne purent faire à Jean-Antoine Morand (1727- 1794) la place qui aurait été la sienne si ses papiers avaient été connus quelques années auparavant. En 1978, en effet, les Archives municipales de Lyon avaient reçu en dépôt le fonds Morand de Jouffrey… Il s’agit d’un fonds d’une richesse surprenante, représentant deux siècles de la vie d’une grande famille lyonnaise. Jean-Antoine Morand, peintre, architecte et entrepreneur, fondateur d’une famille qui lui doit sa prospérité, y est largement représenté. Les papiers mis au jour retracent sa vie, sa carrière et son œuvre, où Soufflot est une sorte de figure tutélaire. L’ensemble est d’une grande variété : correspondance volumineuse ; textes autobiographiques rédigés pour obtenir un poste ou une gratification ; mémoires manuscrits et notes de voyage ; plans, dessins, estampes et croquis par centaines, quoique les plus belles pièces aient été dispersées ; livres de raison, comptes de travaux et devis descriptifs évoquant aussi bien les réalisations que les projets avortés. Cela donne lieu, en 1985, une première exposition aux Archives municipales de Lyon : « Près de cinq ans après l’exposition consacrée à Soufflot (…), les salons de l’ancien archevêché accueillaient celui que l’on peut considérer légitimement comme son successeur à Lyon, puisque jusqu’à présent, le nom de Morand était toujours associé aux entreprises lyonnaises de l’architecte de Sainte-Geneviève. Or, le dépôt par ses héritiers des archives de l’architecte (…) donne de celui-ci une image entièrement nouvelle, en livrant à la fois des documents privés qui rendent attachante la personna1ité de l’homme, et des archives de première importance pour l’histoire de Lyon.5 » Par la suite, le fonds Morand de Jouffrey est régulièrement exploité. L’année 1994 voit la publication d’un inventaire dit provisoire6 et la tenue d’une seconde exposition dont l’accrochage fait la part belle aux collections de dessins et d’estampes de l’artiste7 . En plus de trois études inédites8 , le catalogue contient l’édition de fragments biographiques rédigés par l’arrièrepetit-fils de l’architecte, Jean-Antoine Marie Morand de Jouffrey, ou JeanAntoine II9 . En 1992, les papiers de l’architecte enrichissent une exposition sur le palais archiépiscopal10 et, en 2003, une autre sur la franc-maçonnerie à Lyon11 ; en 1995, ils fournissent le matériau d’un article sur l’urbanisation du quartier des Célestins12 et, en 1998, celui d’un ouvrage sur les projets de Morand pour l’urbanisation de la rive gauche du Rhône. Une étudiante dresse un catalogue raisonné des collections d’estampes de Morand14 ; une locale produit des articles sur des châteaux dans lesquels Morand a travaillé16. Au cours des trente dernières années, la vie et l’œuvre de Morand ont donc été abordés sous des angles divers, de façon ponctuelle. Cela signifie aussi que des pans entiers du fonds n’ont été que survolés. La fonction de cette thèse n’est certes pas de déflorer le sujet mais d’en donner une lecture synthétique, en approfondissant certains points dont l’importance n’a pas été reconnue, afin d’établir une forme d’équilibre historiographique. Ce faisant, il paraît possible de donner une cohérence, sinon un sens, à ce qui pourrait passer, dans la carrière de Morand, pour une forme d’éparpillement. Ce sont les liens que nous mettons au jour qui définissent un œuvre. Ainsi, dans la première partie, nous mettons l’accent sur les débuts de Morand en tant que peintre-décorateur. De fait, il s’agit d’un aspect peu connu de sa carrière ; mais il nous importe surtout de démontrer qu’il existe des liens, des correspondances entre la pratique du peintre et celle de l’architecte ; de souligner que le peintre et l’architecte furent une seule et même personne, ce qui, pendant un temps, avait tout simplement été oublié, comme on va le voir. DANS LEUR DICTIONNAIRE DES ARTISTES et ouvriers d’art du Lyonnais, paru en 1918, Marius Audin et Eugène Vial recensent deux Morand, actifs à Lyon au XVIIIe siècle. Le principal est Jean-Antoine, connu pour sa participation à la construction du théâtre de Soufflot, son séjour à Parme, un projet d’embellissement de la ville de Lyon et deux grands morceaux de peinture : le décor de la Chapelle des artisans (collège de la Trinité) et celui de la salle de spectacle. La seconde notice repose sur une annonce publiée dans les Affiches de Lyon en février 1750, non sur des documents d’archives. Elle concerne un Morand dépourvu de prénom, exerçant la profession de « peintre et vernisseur », assumant donc le double état d’artiste et d’ouvrier, aussi bien disponible pour peindre à la fresque un sujet d’histoire que pour enduire de couleurs un meuble ou les murs d’une pièce. Les apparences sont si peu flatteuses qu’Audin et Vial ne croient pas nécessaire de faire le lien, même de façon hypothétique, entre les deux personnages
Des débuts de peintre, décorateur et homme de théâtre
C H OISIR LA CARRIÈRE DES ARTS Regards sur les années d’apprentissage LES TEXTES AUTOBIOGRAPHIQUES ÉVOQUÉS EN INTRODUCTION (voir p. 14) sont, par vocation, des leviers administratifs. Cependant, les lieux communs qui les étayent permettent de les rattacher au genre littéraire des « vies d’artistes » inauguré par Giorgio Vasari en 1550. Le livre d’Ernst Kris et Otto Kurz, L’image de l’artiste, légende, mythe et magie29, fournit à cet égard une grille de lecture appropriée. Ces deux auteurs montrent, avec force exemples, que les biographies d’artistes se nourrissent, jusqu’à la fin de l’époque moderne, d’un ensemble de stéréotypes établis dès l’Antiquité. La combinaison de ces traits ne suffit pas à évoquer précisément un personnage, mais dénote la nature particulière de l’artiste, sa place dans la société comme dans les représentations collectives. Sur cette base viennent se plaquer une série de faits réels, quelque peu déformés, voire fabriqués (voir aussi p. 79). Les premiers de ces clichés concernent la vocation artistique du sujet et la façon dont celle-ci s’impose à lui, modifiant inexorablement le cours de son existence. Le talent du grand artiste se manifeste généralement de manière précoce, l’enfant doué montrant des capacités artistiques souvent contrecarrées par le milieu familial. Pour Morand, tout se joue durant l’adolescence, comme en témoigne ceci : « Jean-Antoine Morand, (…) fils de feu Me Étienne Morand, avocat en parlement, et d’une ancienne famille vivant noblement, entrainé par le goût des arts, quitta Briançon, sa patrie, à l’âge de quatorze ans, pour s’y livrer entièrement.30 » Malgré une formulation modérée, le caractère impérieux de la vocation, et de la rupture qu’elle impose, est évident. Ailleurs, Morand écrit tout simplement : « Il ne suivit pas la carrière du barreau que ses pères avaient parcouru avec honneur. 31 » Le thème de la fugue, issu de ce que Kris et Kurtz appellent les « légendes giottesques », trouve de nombreuses occurrences dans la littérature artistique. Vasari l’utilise pour la vie de Baldovinetti ; Roger de Piles pour celle de Mignard. On peut également évoquer le cas de Poussin, sans oublier celui de Jacques-Germain Soufflot, mentor de Morand, qui, à l’âge de 18 ans, prit en secret la route de Rome avec une somme d’argent subtilisée à son père. Chez Morand, le thème est accentué dans les écrits de la Terreur. Le jeune artiste « pénétré de principes de liberté » doit « se soustraire » à l’autorité. Morand écrit aussi : « C’est à l’âge de 14 ans que j’ay cherché à me soustraire à la férule paternelle pour me livrer au goût des arts qui me maîtrisoit.32 » D’après les documents, Morand aurait exécuté ses premiers travaux à Lyon à l’automne 1744, à la veille de ses 17 ans ; cela correspond en effet à des débuts relativement précoces. Plus douteuse est la référence à un conflit familial. Tout d’abord, le jeune Morand n’est pas, comme son père et ses aïeuls, destiné au barreau mais à l’état ecclésiastique. Le 1er septembre 1741, il reçoit en effet (de l’archevêque d’Embrun) la lettre de tonsure qui marque son entrée dans les ordres. Le 10 novembre, il fête son quatorzième anniversaire ; deux semaines plus tard, son père meurt. Après quoi l’adolescent s’élève symboliquement contre la volonté de son père disparu. Dans la plupart des cas, Morand ouvre la relation de sa carrière par la présentation de ses maîtres. D’après Kris et Kurz, le rôle du maître dans les biographies d’artiste est ambivalent : l’apprentissage solitaire constituerait un stéréotype tout aussi prégnant que celui de la découverte de l’enfant prometteur par un artiste reconnu. Faute de documents, ou abusés par des documents tendancieux, les auteurs qui, depuis deux siècles, se sont penchés sur la vie de Morand, ont généralement laissé en suspens la question de son apprentissage et de ses maîtres, se contentant de reprendre les deux noms avancés par Morand lui-même : « Il convient avec la plus grande satisfaction que s’il a eu quelques succès, il en est redevable aux soins et aux Lumières de MM. Soufflot et Servandoni ». Ailleurs, il est explicitement question « du Sr Soufflot, son maître, son ami, après les conseils duquel il fut étudier chez le fameux Servandi [sic] à Paris ».
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