MONDIALISATION ET RELIGION
L’IDENTITE CULTURELLE DE L’ISLAM EN QUESTIONS
Le message islamique n’est pas adressé à tm seul peuple, mais à l’ensemble de l’humanité, c’est-à-dire dans toute sa diversité. Un tel caractère universaliste l’amène d’ailleurs à embrasser différentes aires historiques, géographiques et culturelles. Cette expansion de l’Islam ne manque pas cependant d’influer sur le cours de celui-ci sur terre. En effet, le prix à payer pour un tel message universaliste, c’est de porter la marque de plusieurs lectures. Ce qui fait que l’Islam, ou disons-le clairement, l’identité culturelle de l’Islam ne présente pas un visage homogène, mais plutôt elle prend un aspect variable, car faisant l’objet de perceptions différentes. En réalité, chaque aire culturelle qui y adhère – à l’Islam — lui donne un contenu qui lui est particulier, en l’adaptant à son contexte. Cela fait que l’identité culturelle de l’Islam ne saurait être envisagée sous le mode de la singularité, sous le mode de l’unifonnité. En d’autres termes, il y a non pas une mais des expressions variables de l’Islam. C’est ainsi que nous pouvons noter l’existence, à côté de la mande division sunnile, de multiples sous-traditions culturelles qui sont autant de modes de vie de la même et unique réalité à savoir celle de l’Islam, En tait, tout se passe comme si chaque aire géographique et culturelle se mettait à vivre son Islam à sa manière. De ce point de vue, nous pouvons dire que l’identité culturelle de l’Islam demeure multiple, voire même composée, puisqu’elle est faite non seulement d’éléments islamiques, mais également d’apports des cultures qui l’ont reçu. En d’autres termes, il s’opère entre l’Islam et les milieux qu’il a pénétrés des influences réciproques 1„ certes l’Islam a façonné le inonde de l’Islam, mais le monde inusulman a aussi façonné l’Islam. Et, étant donné que ce inonde musulman n’est pas homogène, la personnalité de l’Islam en devient alors colorée et complexe. Bianca Maria SCARCIA ne dit pas autre chose puisque selon elle, « ce n’est qu’a panir de situations différentes que l’on interprète et que l’on applique les principes islamiques. Il en résulte des réalités différentes et même contradictoires »I. ‘ – Bianca Maria Scarcia. monde de I 7sImm Paris. Editions sociales. 1981. p. 128 7 A cela, il s’ajoute que l’égalité par rapport au temps pose aussi problème. En effet, au cours de l’histoire musulmane il y a eu tellement d’apports dans l’identité ancienne que sa sauvegarde indéfinie est demeurée problématique. Autrement dit, à travers le temps, des métamorphoses sont notées dans l’être islamique. Ainsi que l’écrit Grunebaum, « les phases majeures de l’histoire arabo-musulmane sont discontinues. L’ère des ommeyyades est totalement différente de celle des Rdshidfin et aussi bien de celle des Abbassides le calife abbasside du calife onneyyade, la société de Bagdad de celle de Damas. Les changements ne s’insèrent pas dans une évolution, mais procèdent par sauts et ressemblent à de nouveaux départs » 2 . Au total, il faut dire que cette multiplicité de modes de vie de l’Islam et ses métamorphoses dans le temps rendent problématique toute tentative à cerner l’identité islamique d’autant que chaque tradition se réclame du véritable Islam. En d’autres termes, elles posent la question de la légitimité d’une tentative qui viserait à donner à l’identité islamique une définition qui potinait être unique, univoque et valable pour tous les temps et pour tous les lieux. Dans un tel cas, peut-on y voir le signe d’un défaut dans la réalité islamique ? Pour un penseur comme René Luc MOREAU, l’impossibilité de trouver une définition univoque à l’identité islamique ne saurait rendre compte d’un défaut dans la réalité islamique. Tout au contraire, il considère que la pluralité d’expressions de l’islam, tant qu’elle ne conduit pas aux querelles doctrinales ou de sectes, constitue le symbole du dynamisme et de la vitalité du monde musulman. C’est ainsi qu’il écrit « c’est beaucoup plus la démonstration de la richesse et de la vitalité des communautés et des personnalités musulmanes : diversité dans les pensées et les options, diversité dans les pratiques, sans qu’on puisse mettre d’étiquette définitive sur telle formule ou tel système . De même, elle ne signifie pas l’inexistence d’une réalité islamique, car même si l’identité islamique demeure multiple, plurielle, elle est d’abord une. Il n’y a pas une séparation entre les différents foyers de culture islamique, mais ceux-ci sont tous liés par la même foi islamique dans ses principes et dans sa loi. En effet, ces réalités variables sont la même chose, car, tant qu’elles ne cottiredisent pas les principes religieux;–elles demeurent toutes islamiques. Autrement dit, dans tous les sens, on voit bien la cause de Dieu : être sunnite, être shî’île, c’est toujours être musulman. C’est pourquoi selon toujours René Luc MOREAU, « quoi qu’il en soit de ces mondes humains si différents les uns des autres, tous ces croyants entendent bien ne constituer qu’une seule communauté, la thnina de Dieu l’islam Itti-même est leur unité … L’islam est un et il crée une âme commune de Dakar à Djakarta par delà les personnalités culturelles, Lm vivre commun s’enracine, qu’il s’agisse de la prière lithurgique cinq fois par jour, de l’observance du même droit, d’une organisation familiale fondamentalement identique ». De là, il apparaît clairement que l’identité culturelle de l’Islam est en train de basculer vers une identité religieuse. D’ailleurs, à ce sujet, nous pouvons constater qu’à l’époque contemporaine tout ce qui lie les musulmans entre eux tourne uniquement autour de la religion : il s’agit de la foi qu’ils partagent, des pratiques culturelles, de l’obsei-vance de la même loi religieuse et des interdictions de l’inceste, du meurtre ou encore de la consommation de la viande de porc et des boissons alcoolisées. Mais, pour tout le reste, c’est-à-dire pottr ce qtti concerne les affaires sociales ou encore la manière d’être au monde des musulmans, partout ce sont des différences qui apparaissent. A titre d’exemple, nous pouvons retenir, entre autres, la condition féminine dans le monde musulman. En effet, selon les lieux, celle-ci a beaucoup varié. Et pourtant, ici et là, c’est à chaque fois l’Islam qu’on invoque pottr justifier la soutnission de la femme o LI l’amélioration de la condition féminine. A ce sujet, suivons – René Luc MOREAU, l’enseignement de Bianca Maria SCARCIA « l’application de la loi coranique varie selon les cas, selon les lieux et le milieu auquel appartient la femme. Les Turcs, par exemple, qui ont toujours porté un grand respect pour la femme, ont conservé cette attitude tout en adoptant l’Islam » 5 . Ailleurs, c’est aussi au nom de l’Islam que la dignité de la femme est bafouée. que l’écrit René Luc MOREAU, « en certaines zones, les hommes ont eu recours au droit islamique pour restreindre les droits des femmes application des règles du harem, restriction des sorties, port du voile »6 . Nous aurions pu nous appesantir davantage sur cet aspect de l’identité islamique, comme d’ailleurs sur tant d’autres questions liées notamment à la polygamie, au port du voile, au jihad. Mais, il se trouve que nous n’entendons pas répéter ici ce que nous avons déjà développé dans notre mémoire de maîtrise et encore que là, c’est-à-dire dans ce travail ce n’est pas notre objet. Il s’agit seulement pour nous de montrer dans ce travail comment, par rapport à l’espace et au temps, l’identité culturelle de l’Islam s’est-elle diversifiée et complexifiée. Un tel point de vue bat en brèche l’opinion très répandue dans le monde musulman et qui consiste à poser l’identité culturelle de l’Islam comme immuable. Or, si l’on suit l’enseignement coranique, celle-ci ne peut être réduite à une seule expression, puisqu’on y trouve affirmée la légitimité des diverses expressions : « Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté mais il en est ainsi afin de vous éprouver en ce qu’Il vous a donné » . Eu égard à ce que nous venons d’évoquer tout au long de ce chapitre, nous pouvons retenir deux choses : l’identité culturelle de l’Islam n’est pas immuable, elle peut se modifier. S’il en est ainsi, c’est que l’identité n’est jamais achevée, mais elle est toujours en construction. Elle est ainsi capacité à se renouveler sans cesse d’autant qu’elle ne saurait persévérer que da ns le mouvement et non dans la conservation. C’est ainsi que selon le Professeur Souleymane Bachir DIAGNE, «… l’oeuvre de l’homme qui se traduit en culture ne meurt que de se trahir, c’est-à-dire de se penser, frileusement, comme à se protéger des autres cultures … Une culture est- Capacité à construire, à se réinventer, à se déployer en une idée élevée de l’humain, c’est là sa seule défense >>>’. Dès lors, persévérer dans son être, ce n’est pas rester identique, mais c’est avoir la capacité de reproduire le même dans la différence. Il s’agit, en citielque sorte, de découvrir, dans le mouvement de la vie qui est créatrice de différence, une autre facette de soi, d’autant plus que « s’il y a « reproduction, ce n’est jamais à l’identique »9. De ce point de vue, la vraie identité n’est pas celle qui enferme, mais celle qui est dynamique, c’est-à-dire qui réveille et fait avancer. Dans un tel c,as, elle devient l’art de passer les frontières pour aller vers la différence, pcIur faire advenir la différence. Et ceci, dans le contexte actuel, marqtté par le brassage des peuples est très important. C’est pourquoi une telle conception de l’identité devrait s’imposer dans le monde. Cela reste valable pour toutes les communautés humaines et en particulier pour la communauté musulmane qui s’est installée dans une certaine suffisance culturelle et ce malgré la situation de crise dans laquelle elle se trouve depuis le XIII’ siècle. Or, le contexte actuel peut devenir pour elle une véritable opportunité pour se développer. Mais, cela suppose qu’elle soit en mesure de se débarrasser de l’identité de réaction qu’elle s’est façonnée et dans laquelle elle se complait, pour se faire une nouvelle conception de l’identité susceptible non pas de neutraliser l’énergie créatrice des musulmans, et donc de freiner leur évolution, mais d’innover. Pour y parvenir, il convient de lire autrement le Coran afin de le réconcilier avec la modernité, de sorte que le musulman d’aujourd’hui ne soit pas déchiré entre son besoin – Professeur Soule) matte Bachir DIAGNE, Gaston Berger : introduction à une philosophie de l’avenir, Les Nouvelles Editions Africaines su Sendgal. 1997, p.16 – Amin Nlaalouf, Les iclentiié. meurtrières. Paris, Grasset, 1998, p 28 d’identité et son besoin de modernité. Il s’agit en clair de réapprécier les textes coraniques par rapport au contexte actuel. Et ceci est tout à fait dans l’esprit de l’Islam qui reste un message vivant, c’est-à-dire ouvert. C’est pour cela d’ailleurs que le texte coranique se prête à une relecture permanente, à un approfondissement continu. Cela veut dire tout simplement que, sous réserve de ne pas l’altérer, il demeure possible d’enrichir, de vivifier le message islamique. S’il en est ainsi, c’est qu’en Islam, le nombre des principes contraignants et immuables reste réduit si l’on considère la grande majorité des versets qui sont susceptibles d’être interprétés. Et puis, ces principes contraignants eux-mêmes, loin d’être des dogmes, constituent en fait des rappels, des suggestions, des recommandations, voire même des repères pour guider le comportement des musulmans dans l’exercice de leur 11- jihad, c’est-à-dire de leur libre arbitre. A cela, s’ajoute le fait que le Coran lui-même étant descendu à une période donnée, qui n’est pas d’ailleurs la nôtre, donc sa relecture s’impose à nous. En clair, nous ne pouvons pas avoir la même lecture du Coran pour des contextes différents, car comme le dit Amin MAALOUF, « quand apparaissent des réalités nouvelles, nous avons besoin de reconsidérer nos attitudes, nos habitudes Et justement, c’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’invocation de la Sunna et la pratique du « VI dont la vocation consiste à contribuer à la compréhension, à l’élucidation et à l’explicitation du texte coranique. Dès lors, toute interprétation ne sera pas forcément une hérésie, dans la mesure où « le texte ne change pas, c’est notre regard qui change… le texte n’agit sur les réalités du monde que par le biais de notre regard »
LA CRISE DE L’ISLAM
Le monde musulman se confine, à l’époque contemporaine, dans une certaine stagnation, dans un certain immobilisme partout et en tout champ d’activité. Et pourtant, entre le VIII’ et le XII` siècle, celui-ci était parvenu à hisser la civilisation musulmane à un niveau de développement très élevé. Durant cette période, elle eut son expression la plus totale, puisqu’elle connut un grand essor grâce aux progrès inestimables réalisés par les premiers musulmans dans les domaines de la politique, de l’économie, de l’armée, de l’art, de la médecine, de la science … D’ailleurs, ce grand essor noté dans tous les secteurs de l’activité humaine amena même les orientalistes, qui sont les spécialistes de l’Islam à qualifier cette époque d’« âge d’or musulman » qui fut la période de la grandeur musulmane rendue possible par le dynamisme des premiers musulmans ; lequel dynamisme étant secoué en eux par la prescription coranique selon laquelle Dieu n’allait pas intervenir dans les affaires terrestres ». Par là, les premiers musulmans comprirent que ce n’était pas à l’extérieur du inonde qu’ils pouvaient trouver les solutions aux problèmes qui les assaillaient, mais celles-ci devaient découler de leur propre volonté et de leur propre esprit d’initiative, appuyés en cela par la grâce de Dieu. Autrement dit, celles-ci n’allaient pas tomber du ciel, mais plutôt il revenait à eux d’agir sur les choses afin de changer le cours des évènements, pour qu’ils purent répondre à leurs attentes. Umar, du temps de son règne, ne disait pas autre chose puisque selon lui : « … il ne convenait pas à un musulman de s’asseoir et d’attendre que ses besoins soient assouvis, car jamais l’or et l’argent ne sont tombés du ciel » 14 . Ainsi, le musulman, selon lui, était appelé à se délivrer de ses propres moyens, c’est-à-dire à forger son propre destin. Et, étant investi, en plus du dépôt de la foi, de la mission d’intendance’ ) de la terre, dont il aurait à rendre – Muhammad Hamidullah.- Le Saint-C’oran et la traduction en languefranoise du sens de ses versets-. Al Madinah AI Munanuarah. Presses du Complexe Roi Fand. [an 1410 de ITlégirel, s. 42 v. 38 – Le calife Umar cité par Tariq Ramadan op-cit.. p 82 – Muhammad Hamidullah, op s. \ . 165 15 compte, il devait alors veiller au bel accomplissement de cette charge. Ce fut ainsi, c’est-à-dire forts de ces principes qui appelaient à l’action et à la responsabilité humaines et de l’idée qu’ils se faisaient de la fin de la prophétie ressentie comme une invitation à continuer le monde qui se présentait à eux sous la forme de l’inachèvement — puisque la création étant, en Islam continue — que ceux-ci — les premiers musulmans — firent aussi de leur vie un combat à mener pottr la cause de Dieu_ c’est-à-dire dans le but de Le servir en améliorant sans relâche la création. Autrement dit, s’approcher des recommandations divines revenait, selon eux, à iu-norer le repos et par voie de conséquence à avoir une foi profonde en l’effort continu, afin d’accomplir cette tâche de mise en valeur de la ten-e qu’ils se voyaient confiés. Ainsi, allaient-ils faire éclore toutes les potentialités dont ils étaient dépositaires, tout le talent dont ils disposaient : ils devenaient alors des artistes, donc des hommes libres et créateurs qtti avaient fini d’adopter comme style de vie une attitude de réfonne permanente et d’ouverture. La société même qu’ils avaient mise en place portait la marque dc leur esprit d’initiative et de leur ouverture. Ce fut tme société dynamique, une société ouverte attrait dit Popper, puisque résolument engagée dans le devenir, car anxieuse de ses réfonnes : elle ne reposait jamais sur ses acqttis, mais elle comprenait la vie comme une perpétttelle réécriture, une perpétuelle invention. De plus, elle était fondée sur une conciliation entre sens et raison, entre savoir et foi, entre moralité et action, entre temporel et spiritttel. Tout ceci combiné allait favoriser la libération de l’énergie créatrice des musulmans et par voie de conséquence le développement de la culture islatnique. A la suite de ce que nous venons d’évoquer, il en ressort qtte la période de la grandeur musulmane coïncidait avec les moments oit les musulmans vivaient et faisaient leur histoire selon les lois islamiques. Ce qui n’est pas le cas maintenant d’oit la crise qtti secoue le monde musulman depuis le XIII’ siècle. Ce passage de la urandeur à la décadence de la civilisation islamique n’a pas d’ailleurs manqué d’étonner un penseur comme Cheikh ABDOU qui s’est 16 toujours demandé comment cela a-t-il pu arriver, c’est-à-dire comment une pensée essentiellement dynamique, qui a misé sur la responsabilité humaine a pu devenir une source d’oisiveté, de paresse et de démission face à la vie ? D’ailleurs, il écrit à ce sujet : « Si l’Islam a été la première religion qui s’adressât à la raison, qui l’invitât à étudier l’univers et qui lui laissât toute liberté pour sonder ses secrets autant que cela est en son pouvoir ; sans imposer à l’homme de conditions autres que de s’en tenir aux articles de la foi ; comment se fait-il que les musulmans se contentent du inoindre effort intellectuel et que beaucoup d’entre eux ont même fermé devant eux les portes de la science, en s’imaginant que Dieu approuve l’igmorance et qu’Il nous invite à négliger l’étude des merveilles de sa création ? Pourquoi après avoir été les apôtres de l’amour, cherchent-ils aujourd’hui cet amour sans le trouver ; comment après avoir été des modèles d’assiduité et d’activité, sont-ils devenus aujourd’hui des exemples d’oisiveté et de paresse ? »16. Avant de répondre à ces qu’estions qui interpellent, tout comme Cheikh ABDOU, tout chercheur qui se préoccupe du cours de l’Islam sur terre, notts allons tout d’abord préciser que par l’idée de crise, nous entendons uniquement ceci : il y a crise parce qu’il existe ttne inadaptation entre les références islamiques et les conditions d’existence des musulmans d’aujourd’hui. Est-ce alors parce que l’Islam ne convient plus aux temps modernes ? Dieu a-t-il abandonné les siens ? Est-ce le fait des musulmans eux-mêmes ? A ce sujet le Coran nous fait savoir que « la con-uption est apparue sur tent et dans la mer à cause de ce que les gens ont accompli de leurs propres mains ; afin qu'[Allah] leur fasse goûter une partie de ce qu’ils ont oeuvré ; peutêtre reviendront-ils [vers Allah] »
L’ISLAM ET LE MONDE NON MUSULMAN
UNE MUTUELLE DEFIANCE
Après la fin de la guerre froide, un bon nombre de penseurs ont cru aussitôt à l’avènement d’un monde loin des conflits, donc pacifié et surtout harmonieux. Selon eux, l’humanité allait enfin dépasser ses contradictions et se retrouver, c’est-à-dire se réconcilier à elle-même. Ainsi devait-elle marquer un nouveau point de départ dans l’histoire de l’humanité, caractérisé par la disparition des deux grands blocs qui s’affrontaient pour une maintnise unilatérale sur les affaires du monde et en définitive par le règne du capitalisme qui avait de prendre le dessus sur le communisme. En effet, avec l’effondrement, ou plutôt le recul de ce dernier, le capitalisme étant devenu alors le système unique qui gouverne le monde, FUKUYAMA considère que l’humanité est enfin parvenue à la phase ultime de son évolution. Il ne petit plus y avoir d’autre alternative, car le système libéral a triomphé et va dominer le monde. C’est ainsi que selon lui, « nous avons atteint le terme de l’évolution idéologique de Flummnité et de l’universalisation de la démocratie libérale occidentale en tant que forme définitive de gouvernement »2s. Sous ce rapport, nous poitYons comprendre que chez Fukuyama la fin de la guerre froide marque la naissance d’un monde unifié, pacifié, harmonieux et ce sous la bannière dit système libéral. C’est d’ailleurs cette même « espérance d’harmonie », pour reprendre HUNTINGTON, qui avait prévalu partout durant cette période mais qui ne tarda pas à se dissiper, puisque celle-ci a encore du chemin devant elle pour se réaliser. Certes, la guerre des idéologies est achevée, ou du moins semble marquer un temps d’an-êt, mais il n’en est pas de même pour ce qui concerne les conflits, car ils continuent de s’imposer dans les relations entre les peuples. Autrement dit, la fin de la t.ittien-e froide n’a pas réellement suscité la paix et l’harmonie que l’humanité espérait tant, mais une « illusion d’harmonie », comme le pense HUNTINCHON. Il écrit « l’euphorie – Francis eue par Samuel P Huntipsaon – c Full Paris ()dile et Jacob 20o0 p qui a suivi la fin de la guerre froide a engendré l’illusion d’une harmonie. Le monde est effectivement devenu différent au début des années quatre-vingt-dix, mais il n’est pas devenu pacifique pour autant »29 . Cependant, ces conflits sont d’un type différent, puisqu’ils ne se déroulent plus sur le plan idéologique, mais ils prennent plutôt un caractère culturel. C’est d’ailleurs ce qui se laisse à lire à travers cette affirmation d’Amin MAALOUF « tous les massacres qui ont eu lieu au cours des dernières années, ainsi que la plupart des conflits sanglants, sont liés à des « dossiers » identitaires complexes 30 » . La seule évocation de l’ex-Yougoslavie, du Rwanda, du Pakistan et de l’Inde, de la Tchétchénie, du Proche-Orient avec le conflit israélo-palestinien. du Nigéria avec ses intenninables conflits intercommunautaires …. montre qu’il v a une recrudescence des actions de purification ethnique. En effet, de plus en plus. les relations entre les peuples issues de civilisations différentes seront marquées par des conflits à caractère culturel. Celui-ci va devenir déterminant, puisque c’est sur cette base que ceux-ci vont décider de collaborer ou non entre eux ainsi de lin va aussi dépendre la configuration géopolitique mondiale. Mais pour en revenir aux conflits, disons que ceux qui sévissent au plan global opposent l’Islam et l’Occident dont les relations prennent le plus souvent l’allure de celle de l’eau et du feu. Mais donc, qu’est-ce qui pousse ces deux entités culturelles à se défier mutuellement, à devenir, selon l’expression même consacrée par Amin MAALOUF, souvent « meurtrières » l’une pour l’autre ? S’il en est ainsi, c’est qu’en raison de leurs différences culturelles le malentendu semble inévitable. Ces deux entités, il est vrai, reposent sur des principes si opposés qu’on pourrait même convenir avec Bernard Lewis et dire qu’il s’agit là d’un véritable « choc des civilisations ». 11 écrit : « il devrait désormais être clair que nous (les occidentaux] sommes confrontés à un état – I ididdluldn op cil_. id – 9niiu MadIdid. op cil p 26 d’esprit et à un mouvement [islamiques] qui vont bien au-delà des problèmes, des politiques et des gouvernements qui les incarnent. Ce n’est rien de moins qu’un choc des civilisations » in . En effet, les différences entre ces deux entités culturelles sont tellement énormes et profondes qu’elles apparaissent incompatibles, donc condamnées à une incompréhension réciproque. A vrai dire, elles ne sont pas seulement différentes, mais elles s’opposent. En fait, tout sépare ces deux mondes : de leur façon de voir les choses à la manière d’être dans le monde et de se représenter celui-ci sans oublier les principes qui les sous-tendent, tout semble les éloigner l’un de l’autre. Autrement dit, la distance entre eux demeure si importante que leur rencontre ne peut s’effectuer qu’au prix de renier, chacun, ses propres valeurs, d’accepter ce que l’on déteste, ce qui ne cadre pas avec ses propres représentations, donc de devenir autre, ce que l’autre est. S’il en est ainsi, c’est qu’il s’avère difficile de trouver un accord entre, par exemple, ce matérialisme, cet individualisme et ce laïcisme, que prône l’Occident et qui font sa fierté, et ce spiritualisme, ce communautarisme et cette idée que l’Islam demeure à la fois religion et politique dont se réclame jalousement le monde musulman. Voilà d’ailleurs ce qui amène HUNTINGTON à dire : « le problème central pour l’Occident n’est pas le fondamentalisme islamique. C’est l’Islam, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l’infériorité de leur puissance. Le problème pour l’islam n’est pas la CIA ou le ministère américain de la défense. C’est l’Occident, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de l’universalité de leur culture et croient que leur puissance supérieure … leur confère le devoir d’étendre cette culture à travers le monde » 32 . De là, nous pouvons retenir que les peuples, tant musulman qu’occidental, éprouvent du mal à s’accepter dans la différence. Or. cela équivaut à se – Bernard I e ■■ rs- cule par Samuel I) Iluntingion op p – Samuel I’ Ihnilington ru p 27 condamner à l’incompréhension, à créer donc les germes d’un conflit. Mais, le conflit n’est pas seulement le fi-uit de leurs différences, il peut aussi provenir de leurs ressemblances. En effet, l’Islam et l’Occident sont, tous deux, des civilisations différentes à vocation universelle. Cela veut dire en d’autres termes que « chacun essaie d’exprimer à sa façon l’idée d’humanité »’-‘ et par la suite de la répandre à travers le Inonde ; que chacun veut amener l’autre à lui ressembler et non pas l’inverse. C »est ainsi que leur entrecroisement demeure conflictuel : si chaque peuple veut devenir une référence ou le centre de gravitation dans la inyriade des esprits populaires particuliers, c’est-à-dire si chaque peuple aspire à l’hégémonie, alors aucune législation- ne peut contrecan-er cette aspiration et c’est là que commencent à s’établir des relations conflictuelles »’. S’il en est ainsi, c’est que si chacun veut devenir le centre du monde, il lui faut pour cela, donc pour parvenir à cette fin et s’épanouir, supprimer la partie rivale. De plus, étant donné que chacun soupçonne derrière la tendance universaliste de l’autre une volonté impérialiste qu’il considère comme une menace, alors la seule façon de s’en prémunir consiste à le contenir, à le repousser loin de ses frontières ou purement et simplement à l’endiguer si donc chacun a le sentiment que l’autre constitue une menace pour sa culture, alors tout ce qu’il pourrait faire afin d’écimer cette menace lui paraît légitime- C »est ainsi que le moindre agissement d’un bord est aussitôt considéré par l’autre comme une agression culturelle à laquelle il lui faut très vite apporter une réplique adaptée. Une telle attitude réactive peut parfois pousser aux pires extrémités avec leur cortège de violences à la fois morales et physiques, allant des dénigrements aux confrontations armées en passant par les humiliations et les provocations.
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