Influence des facteurs socio-économiques, de
l’alimentation et des modes de vie sur les maladies non transmissibles liées à l’alimentation chez les immigrés
TRANSITION EPIDEMIOLOGIQUE ET TRANSITION NUTRITIONNELLE
Le concept de transition épidémiologique a été développé par Omran en 1971 [150] reprenant une théorie développée par les démographes selon laquelle le développement socio-économique entraîne une transition démographique doublée d’une transition épidémiologique. Omran s’est efforcé de rendre compte de l’immense progrès sanitaire réalisé dans les pays industriels depuis le XVIIIe siècle en définissant trois « âges » par lesquels est censé passer une société en cours de modernisation. Il est à noter que ce concept ne saurait être pris comme modèle de toute transition contemporaine. Il y a sans doute autant de modèles que de sociétés et d’époques, et la rapidité de ces transitions peut être variables [151]. Omran décrit tout d’abord « l’âge de la peste et de la famine », où la mortalité est forte et fluctuante, l’espérance de vie se situant, en moyenne, au-dessous de 30 ans, puis « l’âge du recul des pandémies », durant lequel les progrès sanitaires engendrent une baisse de la mortalité sans pour autant influer sur la fécondité. L’espérance de vie augmente fortement, passant de moins de 30 ans à plus de 50 ans et la baisse de la mortalité et le maintien d’une fécondité élevée ont pour conséquence l’accroissement de la population. Enfin il décrit « l’âge des maladies chroniques et dégénératives », où le recul de la mortalité se ralentit à mesure que les maladies infectieuses disparaissent progressivement 41 au profit des maladies chroniques et dégénératives. En parallèle, le comportement procréateur évolue vers une baisse de la fécondité. Selon les tendances de la mortalité et de la fécondité et selon leurs déterminants, Omran [150] définit trois typologies : le modèle classique des pays occidentaux, le modèle accéléré de transition et le modèle tardif de transition. La transition démographique et la transition épidémiologique s’accompagnent d’une transition dans les modes de vie, au premier plan desquels les modes alimentaires et l’activité physique. On décrit donc sous le terme de ‘transition nutritionnelle’ une séquence de changements des profils nutritionnels résultant de modifications profondes de la structure alimentaire globale en relation avec des changements économiques, sociaux et démographiques qui interfèrent avec l’état de santé [152]. Or des changements importants et rapides ont eu lieu dans les domaines économiques, démographiques, environnementaux et culturels au cours du dernier quart du 20ème siècle. Mais l’impact de ces changements sur le profil nutritionnel des populations commence à peine à être évalué [153]. Jusqu’à présent, la sur-nutrition, l’obésité et les risques associés de maladies non transmissibles, telles que le diabète, l’hypertension, les accidents cérébrovasculaires et les cardiopathies ischémiques, ont généralement été perçues comme des problèmes de pays industrialisés. Des études récentes ont mis en évidence des augmentations significatives des prévalences de surpoids et d’obésité dans des pays en développement [154]. Ces niveaux croissants d’obésité et la montée subséquente des risques de maladies non transmissibles sont maintenant des problèmes mondiaux [155]. Des projections récentes prévoient que les maladies non transmissibles, en particulier le diabète, seront responsables de 60% de la mortalité dans les pays en voie de développement d’ici 20 ans [156]. De plus, les problèmes de sur-nutrition seraient également en augmentation même dans des pays où la faim reste endémique [157]. Plusieurs études documentent les mécanismes de l’accroissement de l’obésité dans les pays en transition nutritionnelle et l’attribuent à deux causes principales: la réduction de l’activité physique associée à l’urbanisation, et des régimes alimentaires énergétiquement denses, plus riches en matières grasses saturées et en sucre, et moins riches en fibres et en micronutriments antioxydants [158-161]. Ces facteurs de risque sont renforcés par des influences sous-jacentes d’ordre socio-économique et écologique telles que le revenu, la disponibilité alimentaire, l’éducation, la profession et la migration, variables selon les pays [162]. Elles sont corrélées au stade de transition nutritionnelle et dépendent aussi de facteurs culturels, environnementaux et psychologiques. Les différentes synthèses sur l’obésité dans les pays du sud en voie de développement [163, 164] corroborent le fait que, durant le processus de transition nutritionnelle, l’excès de poids est tout d’abord vu parmi les couches aisées puis rapidement s’étend aux groupes intermédiaires et enfin aux catégories les plus pauvres, y compris chez les jeunes et les adolescents.
Évolution des maladies non transmissibles liées à l’alimentation en France
Au cours des dernières décennies, avec le développement d’une situation d’abondance alimentaire qui a permis de faire disparaître les grandes maladies de carence, les liens les plus évidents entre l’alimentation et la santé se sont apparemment estompés, en France comme dans les autres pays industrialisés. Cependant, il est parfaitement établi que parmi les facteurs psychologiques, génétiques et environnementaux qui interviennent dans l’initiation, le développement et l’expression clinique des maladies qui y sont aujourd’hui les plus répandues (cancers, maladies cardiovasculaires, obésité, diabète et ostéoporose…), l’alimentation et l’état nutritionnel participent de façon essentielle à leur déterminisme [27]. En France, de nombreuses études épidémiologiques ont permis de mettre en évidence l’importance des enjeux de santé publique dans le cas des maladies chroniques liées à l’alimentation. Les affections cardio-vasculaires sont aujourd’hui la première cause de mortalité en France, à l’origine de 170 000 décès chaque année (32% des décès, dont près de 10% surviennent avant 65 ans). Cependant, la mortalité due à ces affections diminue fortement depuis le début des années 1980. Cette baisse a été plus importante pour les décès par maladies vasculaires cérébrales (-21% depuis 1990) que pour les décès par cardiopathies ischémiques (-8% sur la même période) [165]. En conséquence, la réduction annuelle moyenne de la mortalité par cardiopathies ischémiques dans la population âgée de 35 à 65 ans est faible (2 à 6%) comme le montre l’étude MONICA-France entre 1985 et 1993 [166]. Les tumeurs malignes représentent 32% de l’ensemble des décès chez l’homme et 23% chez la femme en France; le nombre de nouveaux cas est estimé à 240 000 par an [167]. Chez les femmes, l’évolution par cancers depuis les années 50 est surtout marquée par la forte réduction des cancers de l’estomac, de l’utérus et à un moindre degré du colonrectum. A l’inverse, la mortalité par cancer du sein a beaucoup augmenté et cette tendance s’est poursuivi au cours des dernières années (+8% entre 1975 et 1995). Le taux de mortalité féminine par cancer du poumon, bien que nettement inférieur au taux masculin, connaît une progression [168]. Chez les hommes, la mortalité par cancer du poumon qui occupait le quatrième rang en 1950, après celle lié aux cancers de l’estomac, des voies aérodigestives et du colon-rectum est désormais de très loin la plus importante [169]. La mortalité des cancers par voie aérodigestives diminue fortement depuis la fin des années 70. La mortalité par cancer de l’estomac a été réduite par 4 depuis 1950. Quant au cancer colorectal, la mortalité est relativement stable. En France, le surpoids et l’obésité concernent respectivement 42% et 11% des adultes [170, 171]. Le surpoids touche aussi 15.2% des enfants de 3 à 14 ans [172]. La prévalence d’obésité augmente de façon dramatique chez les enfants depuis quelques années. Chez les enfants de 5-12 ans, la prévalence a doublé depuis les années 1980 [173]. 43 Chez les adultes, tous les travaux trouvent une tendance à la hausse. Il existe dans la plupart des pays industrialisés une augmentation des prévalences de surpoids et d’obésité (particulièrement pour les Etats Unis, l’Angleterre et l’Allemagne). En France l’augmentation serait moins importante et concernerait surtout les femmes jeunes [174]. Cette tendance est observée dans l’enquête décennale de l’INSEE. La prévalence de surpoids est passée de 39.4% en 1980 à 40.8% en 1991. Pour l’obésité, la prévalence a augmenté entre 1980 à 1991 : 6.4 à 6.5% chez les hommes et 6.3 à 7.0% chez les femmes [174]. La prévalence du diabète de type 2, tous âges confondus, est estimée à 2.2% [175]. On estime par ailleurs que 2 à 3.7% des adultes en France ne sont pas dépistés [176]. La prévalence de diabète est en progression en raison de l’augmentation de l’espérance de vie, mais aussi, semble t-il de l’accroissement du risque individuel. Cette tendance à l’augmentation se retrouve dans tous les pays industrialisés. Enfin, près de 30% des adultes français présentent une cholestérolémie supérieure à 2.4g/l [177] et plus de 28% sont hypertendus
La transition nutritionnelle dans un pays du Maghreb : l’exemple de la Tunisie
La plupart des pays d’Afrique du Nord ont été eux-aussi confrontés à de tels changements démographiques, socio-économiques et culturels, durant les dernières décennies [162]. La Tunisie connaît ainsi depuis un certain nombre d’années un phénomène de transition épidémiologique, se traduisant par une diminution de la mortalité générale, une augmentation de l’espérance de vie et l’adoption de modes de vie associés à une augmentation des maladies non transmissibles, particulièrement des maladies cardiovasculaires [179]. En Tunisie, la prévalence de mortalité par maladies cardio-vasculaires est d’environ 23% [180] et la prévalence de diabète est approximativement de 10% en zone urbaine [181]. Quelques études décrivent, dans ce pays, une progression rapide des facteurs de risque classiques, particulièrement l’obésité [182-184]. Globalement celle-ci est estimée à 14 % en Tunisie, et est plus élevée chez les femmes (23% vs 6%) [185]. Ainsi, pratiquement la moitié des femmes seraient en surpoids. Dans l‘étude de Ghannem et Hadj Fredj [179] sur 957 adultes issus d’une zone urbaine secondaire (Sousse), la prévalence d’obésité est de 28% dans la population (34% pour les femmes; 12% pour les hommes). Les enquêtes nationales sur l’état nutritionnel de la population tunisienne ont montré que le pourcentage d’obèses et des risques associés de maladies non transmissibles a presque doublé en 7 ans. L’incidence grandissante de l’obésité est probablement en relation avec la multiplication par 5 en 20 ans du taux de diabétiques. L’obésité y est en outre un problème particulièrement préoccupant pour la santé des femmes, dont l’opulence du corps reste perçue culturellement comme un signe de haut statut social, voire un signe de beauté, de fertilité et de prospérité [162]. Une étude révèle que les jeunes générations sont exposées précocément aux facteurs de risque 44 des maladies non transmissibles et cela pourrait engendrer une aggravation du profil actuel [186]. Il existe peu d’études concernant la distribution selon le lieu de résidence ou le niveau socio-économique des maladies non transmissibles et des facteurs de risque associés. Cependant, nous savons que l’obésité est deux fois plus élevée en zone urbaine, et parmi les femmes ayant peu ou pas d’éducation .
CADRE CONCEPTUEL DES MALADIES CHRONIQUES CHEZ LES MIGRANTS
A travers la revue scientifique présentée précédemment, nous avons identifié les facteurs potentiels pouvant influencer l’état de santé des migrants. Les caractéristiques liées à la migration sont complexes. Pour une meilleure compréhension, nous proposons donc le cadre conceptuel ci-dessous, qui synthétise l’interaction entre facteurs individuels, comportementaux, sociaux et environnementaux, pouvant influer, plus particulièrement, sur l’apparition de maladies non transmissibles liées à l’alimentation.
INTRODUCTION |